Décryptage : Amazon Studios, le nouvel ogre du monde des séries ?

09-07-2014 - 12:52 - Par

Amazon Studios, ses ambitions, son credo et son impact sur l’univers des séries.

Cet article a été précédemment publié dans Cinemateaser Magazine n°34 daté de mai 2014

Géant du e-commerce, Amazon a vite fait de se diversifier et s’est notamment lancé dans le streaming dès 2006 avec une plateforme qui propose désormais son propre contenu. Bien qu’encore outsider face à Netflix, la firme ne cache pas ses ambitions, que l’on décrypte avec Joe Lewis, responsable du développement des séries chez Amazon Studios.

Il y a un peu plus de quatre ans, j’ai eu une vision très claire de ce qu’allait devenir le divertissement. Alors j’ai quitté mon boulot et créé ma société de streaming, Bark. » Joe Lewis, trentenaire, ne croit pas si bien dire. Au tournant des années 2010, alors que les ventes de DVD s’effondrent, que les vidéoclubs ferment, que le cinéma tente d’enrayer le piratage en misant sur une expérience premium avec la 3D et que les séries télé confirment leur statut de phénomène de société transgénérationnel, la vidéo à la demande et le streaming deviennent le nouvel eldorado. On s’étonne même de ne pas encore l’avoir vu décrypté par Guy Lagache. Derrière le leader en la matière, Netflix, qui depuis deux ans rayonne notamment avec ses créations originales comme HOUSE OF CARDS ou ORANGE IS THE NEW BLACK, tout un marché se développe. Et les plateformes de streaming de présenter des velléités de diffuseurs de contenus exclusifs. Ainsi, Microsoft lance les XBox Entertainment Studios afin de fournir son XBox Live en « contenu télévisuel interactif ». Puis annonce en 2013 la mise en chantier d’une série HALO produite par nul autre que Steven Spielberg, ou de HUMANS, remake US de la série suédoise REAL HUMANS. Les majors de cinéma se penchent progressivement sur le phénomène : les chaînes YouTube (ou multichannel networks) AwesomenessTV, Maker Studios ou Machinima se font racheter respectivement par DreamWorks Animation, Disney et Warner. Dans ce contexte, Amazon, leader mondial du e-commerce, qui a débuté comme libraire en ligne avant de devenir le plus gros vendeur de DVD au monde, n’a pas attendu pour entrer dans la danse. Dès 2006, la société lançait son service de VOD Amazon Unbox, devenu Amazon Instant Video en 2011.

Parallèlement, le site Internet Amazon Studios est créé en 2010 afin de permettre à quiconque d’y proposer des idées de films et laisser les internautes les juger et les peaufiner. Le but étant pour Amazon d’apporter les meilleurs projets à son partenaire Warner et de les produire. « Il est plus aisé aujourd’hui de réaliser des films, mais il est toujours aussi difficile de se faire sa place à Hollywood, déclare alors Roy Price, directeur du néo studio et ancien exécutif chez Disney. Nous pensons pouvoir changer la donne. » À ce jour, aucun film proposé sur le site n’a vu le jour, en dépit de quelques projets frémissants – dont ZOMBIES VS GLADIATORS, dont les réécritures ont été confiées à Clive Barker, le créateur d’HELLRAISER. Pourtant, l’étincelle est là : deux ans plus tard, en mai 2012, Amazon Studios annonce « élargir ses efforts » au développement de séries (au départ, des comédies et des programmes pour enfants) et appelle donc quiconque à proposer ses idées. Les meilleures seront produites, testées auprès du public et au final diffusées sur… Amazon Instant Video. Certains critiquent alors les termes financiers proposés par la firme aux artistes en herbe. Et si Amazon Studios est signataire de la Writers Guild of America (WGA), aucun projet soumis publiquement sur le site n’est couvert par le syndicat. Le studio souligne alors dans son FAQ : « Si vous êtes un membre de la WGA (autrement dit, un auteur professionnel, ndlr), nous vous encourageons à nous contacter via vos agents ». Ainsi naît le nouveau cœur d’Amazon Studios : une division professionnelle de développement de séries.

Parmi ses dirigeants, Joe Lewis, ancien exécutif de Comedy Central puis de la 20th Century Fox. « Le système des studios est peu propice aux comédies et aux drames, qui m’intéressent le plus, nous explique-t-il. Quand j’ai lancé Bark, un de mes anciens collègues m’a dit avoir un ami bossant chez Amazon. » Lewis comprend que ce que la société entreprend tombe dans ce qu’il envisage lui-même pour le futur du divertissement. « Nous avions la même vision : donner aux gens ce qu’ils veulent, qu’ils en profitent quand ils le veulent, là où ils le veulent. Les laisser décider. » Fini la contrainte de regarder un programme à jour et heure fixes. Le nouveau millénaire est celui de l’instantanéité. Du désir satisfait dès qu’il survient. Sans contrainte. Plus largement, pour Joe Lewis, tout comme « Amazon.com écoute son client », Amazon Studios veut « écouter ce que dit le spectateur, observer son comportement. Du coup, nous ne lui dictons absolument rien. » L’avantage d’une plateforme de streaming ? La possibilité d’étudier les habitudes des utilisateurs, « ce qu’ils veulent regarder, à quel moment et sur quel type de machine. Avec un peu de chance, cela nous permet d’être en accord avec notre public. » Cette volonté d’offrir au consommateur toutes les possibilités cacherait-elle celle de ne pas faire les mêmes erreurs que l’industrie du disque, qui a tardé à passer à l’ère numérique ? « Ce n’est pas nécessairement ça, tempère Lewis, même si, effectivement, l’industrie musicale a toujours souhaité dicter au public le comportement à adopter. » Avant tout, Lewis voit dans l’essor du streaming de contenu l’opportunité de tirer les fruits des avancées technologiques : « Tout le monde – que ce soit le cinéma ou la télé – a eu peur de la VHS. Et ils ont tous eu tort. Car l’argent provenant du home video a rapporté énormément à l’industrie dans les années 80 et 90. [Chez Amazon], nous voulons embrasser le changement le plus tôt possible. » Ainsi, pour le géant américain, Amazon Studios se rajoute à une liste toujours plus longue de filiales assurant sa diversification. « Nous avions déjà un formidable service d’acquisitions [pour Amazon Instant Video] avec une énorme librairie de titres, mais rien de tout ça n’était 100 % exclusif. Produire notre propre contenu n’était donc pas une décision difficile à prendre, continue Lewis. Cela avait du sens car c’est ce qui va faire de nous une ‘destination’, aider à nous définir en tant que marque télévisuelle. » Plus globalement, Amazon Studios, en produisant des créations originales, participe à un effet boule de neige pour sa maison mère. Ainsi, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, tous les membres d’Amazon Prime (programme de fidélité payant permettant d’être livré en un jour ouvré) ont de facto accès à Instant Video, sans frais supplémentaires. Or, les membres de Prime sont les plus gros acheteurs d’Amazon.com… En leur proposant du contenu exclusif en streaming, Amazon rend le service plus attrayant et donc plus rentable. Permettant à Instant Video de se développer en proposant toujours plus de contenu. Et ainsi de suite. Une bonne manière pour Amazon d’enrayer la chute des ventes de produits culturels matérialisés et conserver sa clientèle. Un business plan pertinent, que Joe Lewis dément pourtant : « Notre boulot n’est pas d’alimenter la boutique Amazon.com, mais de créer le meilleur contenu possible. Et intégrer nos spectateurs au processus que ce soit en regardant nos séries ou en proposant leurs projets. »

Évacuons les questions économiques, donc. Car là où Amazon Studios surprend le plus, c’est bien sur le terrain de l’artistique et par la façon dont il propose ses séries à son public. Tout d’abord, au contraire de Netflix, qui n’est pour le moment qu’un distributeur achetant des séries produites et financées par ailleurs (HOUSE OF CARDS par Media Rights Capital, ORANGE IS THE NEW BLACK par Lionsgate, ARRESTED DEVELOPMENT par Fox etc), Amazon, tout comme une chaîne comme HBO par exemple, développe et/ou finance ses projets. Un défi, certes, mais qui lui laisse toutes les largesses artistiques : « En produisant notre contenu, nous ‘prenons le risque’ d’essayer de donner aux gens ce qu’ils veulent, surtout si ce sont des projets qui ne se font pas ailleurs. Notre ligne éditoriale est claire : nous voulons des séries intelligentes, feuilletonnantes et cinématographiques. Notre but est d’être audacieux, de faire des séries qui, peut-être, effraient les autres. » Parmi ses projets figurent certains particulièrement intrigants et enthousiasmants. Après ALPHA HOUSE, comédie politique avec John Goodman dont une première saison a été commandée et diffusée en 2013, le studio a récemment fermement lancé THE AFTER de Chris Carter (voir p.36), mais aussi BOSCH, série policière inspirée des romans de Michael Connelly à la sobriété rare dans le genre et aux personnages redoutablement croqués. Sans compter TRANSPARENT, sorte de FESTEN américain suivant une famille dysfonctionnelle, imaginée par Jill Soloway, ancienne scénariste de SIX FEET UNDER. Ou encore MOZART IN THE JUNGLE avec Gael Garcia Bernal, cocréée par Jason Schwartzman et Roman Coppola et livrant un regard décalé et sulfureux sur le monde de la musique classique. Les pilotes de la prochaine saison sont déjà en développement actif : en avril, Joe Lewis s’est rendu à Paris pour superviser le tournage du premier épisode de THE COSMOPOLITANS, création du cinéaste Whit Stillman (DAMSELS IN DISTRESS) sur des Américains vivant dans la capitale française. Avec Chloë Sevigny et Adam Brody au casting. « Généralement, les chaînes américaines partent du principe que les gens ne veulent pas regarder des séries ne se déroulant pas aux États-Unis. Moi, je crois que ça vaut le coup de proposer à notre public un projet comme THE COSMOPOLITANS. Whit, mais aussi Michael Connelly, Jill Soloway ou Chris Carter ont tous une ‘voix’, une patte. Ce sont des auteurs au sens où on l’entend dans le monde du cinéma. »

Tous ces projets, Amazon Studios les soumet à l’approbation du public. Un processus que les Américains nomment le ‘crowdsourced feedback’. Ainsi, chaque saison, quiconque dans le monde dispose d’un compte d’utilisateur Amazon peut visionner, gratuitement et légalement, les pilotes. Du retour fourni dépend, en partie, le futur de la série. Une révolution dans la manière dont le médium est envisagé en amont, même si Joe Lewis, lui, n’y voit pas nécessairement un changement radical : « La télé traditionnelle tourne un pilote, confirme une saison, la tourne, la met à l’antenne et voit si le public accroche. Dans le meilleur des cas, les gens aiment et vous n’avez pas jeté votre argent par les fenêtres et fait perdre son temps au public. Dans le pire des cas, vous devez annuler une série après avoir diffusé une poignée d’épisodes : et ça, c’est une leçon coûteuse. Les gens ne votent pas pour nos pilotes : ils les regardent comme ils le feraient avec n’importe quelle autre série. Notre but est de ne pas perdre de l’argent en produisant une saison d’une série que les gens ne veulent pas voir. De ne pas leur faire perdre leur temps en les poussant, via le marketing, à regarder une série dont ils ne veulent pas au final. Ce n’est jamais un mal d’écouter ce que le public a à dire. » Dans ces conditions, quid de la vision d’Amazon Studios ? Est-elle entièrement soumise au diktat d’un public omniscient à qui la firme donnerait littéralement ce qu’elle veut ? « Il n’y a pas de ‘robot à feu vert’ qui nous dirait quelle série commander ou pas, nous explique Lewis. Nous observons des tas de données comme la réponse critique ou le fait que le public ait regardé un pilote en entier ou pas. Mais nous savons aussi que certaines séries prennent du temps pour s’installer, d’autant plus que nous produisons des séries feuilletonnantes au storytelling qui prend son temps. » La décision de confirmer une série dépend également de la vision à long terme de ses créateurs, de leurs idées pour la première saison et au- delà. « On leur demande parfois même comment ils comptent conclure leur série », ajoute Lewis. Pourtant, si les décisions d’Amazon Studios ne dépendent pas uniquement des desiderata du public (« Ce serait un terrain glissant de se référer à notre communauté pour les décisions artistiques », avait même déclaré Roy Price), ses envies demeurent primordiales. Ne pas croire donc, qu’une série, parce que prestigieuse sur le papier ou créée par un grand nom comme Chris Carter, soit vouée à être commandée de fait. En réponse à ceux allant sur ce terrain, Joe Lewis possède l’argument ultime : « Durant notre première saison, ZOMBIELAND, dont nous avons tourné un pilote, était sans conteste notre plus grosse marque. Mais notre public n’avait pas envie de voir cette série. Nous abordons tout ce processus avec une grande ouverture d’esprit. » Un processus qui, au final, permet selon Lewis de « prendre plus de risques » et d’offrir une grande liberté à ses créateurs. Ainsi, selon Jill Soloway, « Amazon laisse ses artistes travailler sans le degré habituel d’interférence ». Des largesses également louées par Connelly (qui a vu Paramount conserver l’idée d’un film BOSCH au placard pendant 15 ans avant d’en récupérer les droits), Coppola ou Carter. Pour Jonathan Alter, producteur d’ALPHA HOUSE, « Amazon sait que les chiffres à court terme ne font pas tout et que tout repose sur la relation sur le long terme avec le client. »

Le long terme, pour Amazon Studios, pourrait prendre de nombreuses voies. Tout d’abord parce que Instant Video s’impose tranquillement. Même si Netflix continue d’être le mastodonte indétrônable du streaming et ses séries le réceptacle de toute la hype, Amazon Instant Video a vu son flux tripler en un an, dépassant celui d’Apple et Hulu. La saison 2 des pilotes d’Amazon, elle, a été observée avec plus d’intérêt que la première, grâce à des projets plus solides et iconoclastes. Récemment, Gaumont s’est associé à Amazon pour que son projet de série BARBARELLA, dirigé par Nicolas Winding Refn, soit distribué en exclusivité sur Instant Video aux USA. Par ailleurs, Amazon a sauvé la série anglaise RIPPER STREET, annulée par la BBC, en en commandant une saison 3 afin de la proposer sur sa plateforme. De là à imaginer qu’Amazon Studios se lance dans la production de séries européennes ou dans le sauvetage de séries abandonnées par d’autres, il n’y a qu’un pas. « Toutes les options sont possibles », nous lance Joe Lewis, mystérieux. L’exécutif préfère se concentrer sur ce dont il est sûr : « Nous allons continuer à écouter le public. Et même s’il ne sait pas ce qu’il regardera ou voudra regarder dans dix ans, quand il le saura, nous le saurons aussi. Le futur repose sur les histoires et les personnages. Nous souhaitons juste produire les meilleures séries au monde. (…) Nous avons l’impression de faire partie des gens qui aident à définir ce que le divertissement sera dans un futur proche. »

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EXTRAITS :

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