Interview : Kornél Mundruczó pour WHITE GOD

09-12-2014 - 13:03 - Par

En racontant l’histoire d’une fillette et de son chien, dans une société qui n’aime pas les bâtards, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó fait du cinéma de genre merveilleux. WHITE GOD est plus populaire que ses précédents films. Et s’il est le point d’entrée accessible pour découvrir ce réalisateur radical et hautement politique, tant mieux.

Cet entretien a été préalablement publié dans Cinemateaser Magazine n°39 de novembre 2014 

« Quand je regarde L’ODYSSÉE DE PI, je trouve que c’est une belle illustration, mais ce sont des humains qui tentent de retranscrire ce que ressent un tigre. Ce n’est pas ce qu’un tigre ressent. » Kornél Mundruczó, depuis sa Hongrie natale, nous rappelle à quel point les effets spéciaux, s’ils sont une avancée technologique salvatrice pour le cinéma, peuvent aussi fausser un message. Lui, pour relater la vengeance d’une meute de chiens dans une société légèrement futuriste et préférant les « races pures », il s’est passé des outils de luxe de l’industrie et a dirigé de vrais chiens. Car leurs regards devant la haine et la trahison humaines, aucun ordinateur n’aurait pu les traduire. « Aucun CGI, c’est la force du film », explique-t-il. Il a fallu 55 jours de tournage, dont 15 uniquement avec les bêtes, pour accoucher de cette fable cauchemardesque et sanglante. WHITE GOD, histoire qui vous plonge dans un étrange mélange de sentimentalisme et de violence, a failli passer à côté d’une sélection cannoise, faveur que Kornél Mundruczó reçoit à chacun de ses films depuis 2005. JOHANNA, DELTA, TENDER SON, sociaux et hyperréalistes, mal aimables et hermétiques, brillants en tout point, n’ont jamais rien gagné dans un Festival pourtant friand d’expériences roides. WHITE GOD, sélectionné au tout dernier moment à Un Certain Regard, a raflé la plus haute distinction de la section et des dithyrambes de la part du public et de la presse. Derrière la naïveté du film, une charge du climat sociopolitique européen contemporain. Ou comment l’art politique de Kornél Mundruczó s’est fait d’autant plus agressif depuis qu’il est plus populaire. Entretien avec un cinéaste en mutation.

Remontons à la sélection cannoise de WHITE GOD. Il a été annoncé très tardivement, et dans la section Un Certain Regard…
Je sais que le film a été vu très tard. J’ai cru comprendre que la section dans laquelle il allait être montré a fait débat. Thierry Frémaux et le comité ont finalement opté pour Un Certain Regard. Je dois avouer qu’au début, j’étais un peu triste, car j’ai été en compétition par deux fois avec mes précédents longs-métrages (DELTA et TENDER SON, ndlr). Je l’ai pris comme une régression. Mais finalement, c’est une section qui convient parfaitement à WHITE GOD car le film pouvait s’y épanouir. Il aurait peiné à exister dans l’ombre des très gros réalisateurs et des grandes stars de la compétition. Or, là, sa réputation a grandi doucement, après la première projection. Je crois que c’était finalement la bonne décision à prendre.

C’est vrai que l’engouement a été progressif. Les salles du marché étaient pleines d’acheteurs du monde entier, mais aussi de journalistes qui voulaient le rattraper… Comment avez-vous vécu le festival ?
Je vous avoue que je commence à avoir l’habitude de montrer mes films à Cannes, ce qui me rend particulièrement fier. Mais la réputation de WHITE GOD s’est faite par le bouche-à-oreille et c’était une grande première pour moi. Je dirais même que la réputation du film s’épanouit toujours à l’heure où je vous parle. Ce qui fait très plaisir car les nombreux risques que j’ai pris en faisant WHITE GOD sont récompensés.

TENDER SON, votre précédent long- métrage – qui avait été projeté à Cannes –, y avait fait profil bas. Personne n’en avait réellement parlé. Comment est-ce possible que d’un film à l’autre, votre cinéma soit perçu de manière si radicalement différente, à votre avis ?
C’est difficile pour moi de répondre à cela. Les films que j’ai faits pendant les dix premières années de ma carrière forment une sorte de famille dans mon cœur. Mais depuis, la réalité qui m’entoure a complètement changé. Je ne peux pas utiliser le même langage cinématographique qu’avant ni cibler les mêmes problèmes – ceux dont je parlais avant sont morts. TENDER SON a refermé un cycle. Il était politique et personnel, d’autant plus important qu’il a fermé une porte et en a ouvert une autre. Car après lui, et alors que j’enchaînais les longs métrages jusque-là, j’ai arrêté de faire des films pendant cinq ans. Je me demandais vraiment quoi faire… Je me suis rendu compte que le monde avait changé. Les idéologies ne sont plus très nettes. La société est devenue très rapide. Moins mélancolique et plus agressive. Extrême et grotesque. Si vous marchez d’un pâté de maison à l’autre à Budapest, vous passez du thriller politique au film d’horreur et faites le tour de ce qu’est la ruine post-soviétique. Pourtant, WHITE GOD semble avoir du sens au-delà de la Hongrie, notamment pour l’Europe entière.

Reste qu’avec WHITE GOD, vous gardez votre style et votre personnalité, tout en atteignant un cinéma plus populaire, notamment dans le storytelling.
Oui, totalement. Après dix ans de carrière, j’ai bien vu que dans les cinémas de mon pays, de moins en moins de Hongrois étaient enclins à aller voir des films d’auteurs, notamment les films d’art et essai un peu hardcore comme je les faisais, alors que quand j’ai commencé, je me sentais très soutenu par le public. Certains de mes collègues sont très contrariés. Moi, c’est l’inverse : je me suis dit que c’était ma faute. Que je n’étais plus en accord avec le temps. Or, c’est un problème, car j’ai toujours pensé que l’art est avant tout une forme de communica- tion. Je veux communiquer, je ne veux pas être isolé ou seul dans ma pensée. Ces cinq dernières années, j’ai davantage travaillé au théâtre et le théâtre, c’est simple : si les gens ne viennent pas, il n’y a pas de représentation. Point. J’ai donc compris qu’il fallait aller vers les gens, sans pour autant se vendre. Et avec WHITE GOD, je n’ai pas l’impression de me compromettre: j’ai seulement compris qu’il fallait que mon langage cinématographique évolue. Notamment dans un monde où le rapport à l’image, via Internet ou la télévision, s’est transformé. Comment traduire ça dans mon cinéma ? C’est une des grandes questions que je me suis posée.

Vous disiez que le climat politique avait été une influence sur la mise en chantier de WHITE GOD. Dans quelle mesure ? Peut-on parler de réaction directe à la résurgence des idées d’extrême droite un peu partout en Europe ?
Oui. WHITE GOD devait être un reflet immédiat de la société et de la réalité dans lesquelles je vis. Ce n’a pas été facile de trouver une forme cinématographique adéquate. Je déteste les pamphlets politiques trop directs au cinéma. Je n’ai pas envie qu’on me lise les journaux quand je suis face à l’écran. Quand je vais en salles, j’ai besoin d’une expérience différente que seul l’art peut créer. Un jour, je me suis retrouvé face à un chien qui était enfermé dans une cage et j’ai eu honte. Honte d’être là, et lui, derrière des barreaux. Je fais partie d’un système pourri et je le perpétue. C’est là où j’ai compris que je tenais un moyen pour refléter ma société, avec une histoire des plus concrètes. Les chiens sont la métaphore parfaite pour représenter toutes les minorités. La société hongroise est de plus en plus extrême, il y a une vraie montée de l’extrême droite ici et des attitudes totalitaires. Lorsque j’étais en montage du film, je me suis rendu à Anvers en Belgique, pour travailler sur un opéra, et je me suis fait la réflexion qu’Anvers n’était pas si éloigné de Budapest : là-bas aussi, il y a la résurgence sournoise de l’extrémisme en réaction à une peur de l’étranger. L’Europe a une attitude arrogante et intolérante face à l’immigration. Attitude qui crée cette peur. Mais le fait que WHITE GOD soit une fable sur une petite fille et son chien, cela évite le discours politique direct. Il montre juste nos contradictions et soulève des questions.

WHITE GOD renvoie directement au WHITE DOG de Samuel Fuller (DRESSÉ POUR TUER, en VF). Mais l’emploi du mot ‘God’ (‘Dieu’ en français) est vraiment fort, universel…
Il y a trois raisons différentes à ce titre. Déjà, nous voulions opter pour le point de vue d’un chien. Et du point de vue d’un chien, le maître est le dieu. Un chien peut de manière innocente et naïve suivre les humains, comme nous suivons Dieu parfois. La foi que les chiens peuvent placer en l’humanité me bouleverse. Dans un deuxième temps, le titre m’a été inspiré par J. M. Coetzee, un écrivain sud- africain qui a gagné un Prix Nobel de littérature, et son livre ‘Disgrâce’ (publié en 1999, ndlr) qui rapporte l’idée que l’attitude colonisatrice, quelle qu’elle soit, crée une inégalité dans la manière dont sont traitées les différentes personnes qui vivent sur une même planète. Coetzee défend l’idée que les plantes, les chiens et n’importe quelle forme de vie sur Terre doit jouir des mêmes droits. Et en troisième lieu, bien sûr, nous voulions faire référence au film de Fuller qui, selon mois, fonctionne parfaitement comme une photographie de son époque.

On peut déceler dans votre film, notamment lorsque vous filmez la société canine en train de se former, une inspiration de Dickens ou de Victor Hugo. Mais le film a aussi ce quelque chose de George Orwell ou de Pierre Boulle (‘La Planète des singes’)… WHITE GOD est-il plus influencé par la littérature que par le cinéma ?
Oui. Déjà par l’influence directe de Coetzee comme je vous le disais. Mais surtout par ‘Le Comte de Monte Cristo’ d’Alexandre Dumas, dans la manière dont on complote la vengeance. Pour ce qui est de Dickens, d’Orwell ou de Boulle, je peux comprendre le parallèle après coup, mais ils ne sont pas des inspirations directes ni concrètes. Mais j’ai aussi des influences cinématographiques : je viens de la campagne et quand j’étais adolescent, grandissant dans une petite ville, près de Budapest, j’avais une double culture filmique. L’une provenant de la maison culturelle locale où l’on mettait en lumière, tous les mois, un réalisateur en présentant trois ou quatre de ses films – ce pouvait être Bergman, Bresson, Fassbinder… J’adorais ce club. Et puis, il y avait les cinémas de la ville, où nous pouvions voir ALIEN, TERMINATOR et plein de films postapocalyptiques de la fin des 80’s et début des 90’s… Dans WHITE GOD, il y a ces deux cultures.

En même temps, WHITE GOD n’est pas un pur film de genre. Il le devient dans sa deuxième moitié.
Je trouve que le cinéma de genre est de plus en plus creux. Il n’a plus que des ambitions de divertissement. Moi, je voulais aller dans quelque chose d’un peu plus hétéroclite. WHITE GOD a un moteur très sentimental – une petite fille veut retrouver son chien et vice versa. C’est un mélodrame et un film politique et social caché sous un film de genre. Ça a été très ludique à faire. On aurait pu raconter l’histoire d’un chien qui était en train de crever dans sa cage mais c’est plus fort si vous incluez l’interaction avec cette fillette pour finalement verser dans le conte de fées. Ce sont les éléments du cinéma de genre qui, paradoxalement, permettent l’empathie du public. Si j’avais opté pour du pur réalisme, comme dans les films roumains ou iraniens, alors j’aurais pu livrer une sorte de pensum prévisible.

Quel regard avez-vous sur le cinéma contemporain, en dehors du cinéma de genre qui semble vous décevoir ?
Ce n’est pas tant qu’il me déçoit… Je trouve que c’est de plus en plus compliqué de trouver des films de genre avec de la personnalité. C’était bien mieux dans les années 70 et 80, même dans les années 90. C’est leur rôle de refléter la société, de se distinguer. Aujourd’hui, le cinéma s’occupe bien trop de créer des produits. Des produits qui sont d’ailleurs très bien, qui marchent parfaitement. Comme des jeux vidéo. Ils vous éclatent la tête mais vous vident le cerveau. Après, tous les ans, il y a d’excellents films qui sortent. Je vis encore des expériences formidables en salles. J’ai vu UNDER THE SKIN de Jonathan Glazer récemment. Comparé à ça, tous les autres films de SF ont l’air de vulgaires produits.

Aujourd’hui, avec WHITE GOD, vous faites le tour des festivals. Cela vous donne-t-il envie de devenir un vrai cinéaste populaire ? Un peu moins Hongro-hongrois ?
Je ne sais pas… Je suis profondément hongrois, vous savez. (Rires.) Je ne peux pas changer. Après un certain âge, vous vous posez des questions : faire de l’art pour l’élite ou être au contraire plus accessible ? J’opterais pour la deuxième réponse. Je ne veux pas me perdre, c’est évident, mais je peux désormais piocher dans le cinéma que je désire. Je veux rester radical, continuer à provoquer la société à travers le cinéma. Mais le langage hongrois s’adresse cependant à un marché limité, alors qui sait ce qui se passera dans le futur ?

WHITE GOD, de Kornél Mundruczó. En salles depuis le 3 décembre
Notre critique

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.