Dossier WHIPLASH – Partie 1 : Damien Chazelle

26-12-2014 - 12:52 - Par

Primé à Sundance, ovationné à Cannes, acclamé à Toronto. Autour d’une quête d’excellence musicale et de perfection rythmique, le jeune réalisateur Damien Chazelle, 29 ans, a fabriqué WHIPLASH comme un exutoire personnel. En résulte une générosité paradoxale, un idéal de film. Applaudissements.

Cet article – interview a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°40 daté de décembre 2014 / janvier 2015

Il y a un peu de méchanceté dans WHIPLASH. Ou si ce n’est de la méchanceté, de la rudesse, du sarcasme. Voir J.K. Simmons se pencher sur Miles Teller pour lui éructer à la tronche un bon vieux « petite merde » est aussi jubilatoire que de regarder le Maître de Guerre Clint Eastwood appeler ses ouailles « bleus bites ». « La question que je me suis posée, nous explique Damien Chazelle dans un français presque parfait, c’est : ‘Est-ce que tout ça vaut le coup ?’. » « Tout ça » quoi ? Suer sang et eau pour atteindre la perfection. Avoir le bide qui se tord, aller en répétition plombé par une nausée vertigineuse. Supporter l’humiliation en espérant qu’elle vous rende meilleur. « Et pour répondre, il fallait qu’il y ait de la souffrance. » Andrew, le jeune batteur de WHIPLASH incarné par Teller, intègre la plus prestigieuse des classes de jazz du conservatoire, celle de Terence Fletcher (Simmons) reconnu pour son intransigeance. Si Andrew pense assurer, Fletcher lui envoie des insultes et des cymbales en pleine tête pour lui inculquer d’une part l’humilité et de l’autre qu’il a tout faux. C’est ainsi qu’il assoit son règne. Face à lui, des jeunes gens doués, motivés pour aller au bout d’eux-mêmes. « Le film est très autobiographique », explique Damien. Plus jeune au lycée, avant de frayer son chemin au cinéma, le néoréalisateur était batteur de jazz. « Mon prof à moi, il me faisait très peur et je ne voulais rien tant que lui faire plaisir. C’est une relation basée sur la folie. C’était une question de vie ou de mort. Il n’y avait rien de pire que d’échouer. Échouer, c’était la déprime assurée. Trois ou quatre fois seulement pendant ces années, mon prof m’a dit que j’avais bien joué. Alors, c’était comme gagner un Oscar. Sans lui, je ne serais jamais devenu un bon batteur. Il m’a donné de l’ambition. Mais encore une fois, est-ce que ça valait le coup ? »

La dynamique de WHIPLASH est parfaitement cinématographique : ne juge-t-on pas la grandeur d’un héros à la méchanceté de celui qu’il affronte ? Damien Chazelle imagine WHIPLASH dans un composite d’influences : un film de boxe entre deux adversaires qui frappent et encaissent ; un film de guerre, où la jeune recrue partirait au combat contre elle-même, galvanisée par le discours de haine de son instructeur ; une course-poursuite, pour le rythme hors d’haleine auquel il fallait emmener l’histoire… L’inspiration, il la trouve aussi chez de grands cinéastes : « Martin Scorsese, Sergio Leone, Sam Peckinpah… Il fallait que l’atmosphère de WHIPLASH fasse peur. Mais sans armes, sans morts. Juste avec de la musique. Jeune, j’avais perpétuellement le trac. Je n’arrivais pas à dormir. J’avais une peur profonde et viscérale. Encore aujourd’hui, je fais des cauchemars. » Et les films de musique, dans tout ça ? « Les documentaires sur le jazz des années 60, ou AUTOUR DE MINUIT de Bertrand Tavernier », mais c’est bien tout. Au-delà du caractère autobiographique du film, Chazelle voulait « renverser le cliché du jazz » : « Les gens pensent que c’est une musique sophistiquée pour les vieux. Qu’il appartient au passé. Pourtant, c’est un milieu désargenté, ce n’est pas glam’, ça ne baigne pas dans le luxe. C’est une forme assez pure d’art où l’on joue pour l’amour du jazz. Et c’est très sportif. Quand j’en faisais, je transpirais, mes mains saignaient. C’est comme du rock. Il y a des films qui parlent du jazz. Mais qui le traitent du point de vue physique, je n’en ai pas encore vu. Je savais que je pouvais faire un film original. » Avec un pied dans la culture américaine (il est né à Rhode Island et habite à Los Angeles) et l’autre dans la culture française (une partie de sa famille réside en France), Damien Chazelle a un point de vue très en recul sur le sacrifice au bénéfice de l’excellence, qui préserve WHIPLASH d’être dans l’affirmation et lui permet d’être une interrogation morale permanente : « L’esprit de compétition qu’on trouve dans le film est très américain. La France est un pays de génies mais les méthodes sont différentes. Aux États-Unis, il faut être performant, peu importent la fatigue et la souffrance. C’est presque politique, c’est une mentalité qui rejoint la droite américaine. Il y a ceux qui s’en sortent et tant pis pour les autres. C’est la raison pour laquelle le pays a du succès et c’est pourtant tout ce qui l’étouffe. Si vous poussez à fond la philosophie du film, c’est le désastre. »

Avec en sous-texte, des questionnements sur la loi du plus fort, WHIPLASH tient en haleine grâce à un suspense simple : celui qui gagnera l’affrontement sera-t-il le moins salaud des deux ? Face à ce combat pervers et sans merci, galvanisé par les roulements de tambour, le public de Cannes (composé minoritairement de journalistes, puisque présenté à la Quinzaine des réalisateurs) a exulté. WHIPLASH est, malgré son contexte atypique et une certaine « malamabilité », un véritable crowdpleaser. Son potentiel cinématographique n’était pas évident pour autant. Et il a fallu que Damien Chazelle redouble de patience pour monter le film. « Les gens du métier me connaissaient. J’écrivais des scénarios que je n’aimais pas trop. » Genre ? Celui de GRAND PIANO, thriller avec Elijah Wood, circonscrit à une salle de concert de musique classique, dans lequel un pianiste doit jouer parfaitement une partoche hyper retorse sous peine d’être assassiné. « Je l’ai écrit il y a cinq ans, dans mon coin, pour l’argent. Il n’avait rien de personnel, je n’ai jamais eu l’idée de le réaliser. » En revanche, WHIPLASH, film intime, « je ne l’aurais jamais cédé à quiconque. Même pas à Spielberg ». Le script de WHIPLASH sous le bras, Chazelle est un peu perdu. « Ce n’est pas facile de trouver les fonds pour un film comme ça. Pour jouer un batteur de jazz, tu ne peux pas avoir de grosse star. Un film comme ça, tu peux le faire pour 100 000 dollars, bien sûr, mais avec le style visuel que j’envisageais, j’avais besoin de plus. » L’un de ses contacts les plus installés dans l’industrie, c’est Couper Samuelson, producteur collaborant souvent avec Jason Blum, fameux tenancier de la maison Blumhouse, réputée pour ses films d’horreur à micro-budget, pour lesquels réalisateurs et acteurs sont intéressés aux recettes. « Couper a lu le scénario, se souvient Chazelle, et il m’a dit : ‘Ce n’est pas un film pour Jason Blum, mais je peux quand même t’aider’. » Samuelson fait lire le script à quelques collègues et notamment à Helen Estabrook, partenaire de Jason Reitman. « WHIPLASH, c’est le genre de films que veut produire Reitman », avoue-t-il. C’est en tant que producteur – et quel producteur ! – que Reitman s’engage sur le projet. Jason Blum voit son intérêt piqué au vif et finit par s’impliquer lui aussi. « On a ainsi pu utiliser le système de financement de Blumhouse », s’enorgueillit Chazelle. Mais même avec cette technique de production, il faut des ronds. « Mes producteurs sont des génies. Ils ont eu l’idée de me produire un court- métrage pour montrer aux éventuels financiers ce que j’envisageais de faire avec WHIPLASH. » Voilà des mentors qui n’ont pas besoin d’utiliser la manière forte ou de faire régner la terreur pour motiver leur poulain. Dans une ambiance de collaboration, d’accompagnement et d’émulation, Chazelle s’est épanoui. « Je cherche l’excellence au cinéma, comme je la cherchais dans la musique. On n’atteint jamais la perfection, on ne se sent jamais à la hauteur. Mais ce n’est finalement pas grave. Il ne faut jamais être satisfait. » S’il avoue que WHIPLASH ne l’a pas soigné de ses cauchemars, comme il l’imaginait, le jeune réalisateur a fait la paix avec la cruauté de sa formation. Il troque les films de guerre et de boxe pour Jacques Demy : « Mon prochain film, c’est une pure comédie musicale. Mon film préféré, c’est LES PARAPLUIES DE CHERBOURG ! Ce sera beaucoup plus gentil que WHIPLASH. Il y aura un peu plus d’amour dedans… »

WHIPLASH, de Damien Chazelle. En salles
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