Dossier FOXCATCHER : Interview portrait de Channing Tatum

27-01-2015 - 15:25 - Par

En huit ans, Channing Tatum a changé de statut. Hier, il n’était rien qu’un de ces jeunes éphèbes que l’industrie avale, digère et recrache. Aujourd’hui, il peut bouffer Hollywood. FOXCATCHER et JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS résument bien la palette de son talent et l’étendue de ses ambitions. Et encore, on n’a pas tout vu.

CHANNING TATUM, L’ART DE NE PAS Y TOUCHER
Ce portrait / interview a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°40 daté décembre 2014 / janvier 2015 

Avec Channing Tatum, on veut parler de cinéma : « J’y connais strictement rien », rétorque-t-il. Puis il se marre. Un rire juvénile qui nous est familier. L’acteur est un jovial. Toujours prêt à faire des conneries sur les plateaux des talk shows américains ou à s’auto- parodier, il a gagné ses galons de bon client de la promotion. Lorsque sort WHITE HOUSE DOWN, il fabrique avec son partenaire Jamie Foxx le très coquin « I Wanna Channing All Over Your Tatum » – intraduisible mantra X d’un vrai-faux clip visant à se moquer de son image de beau gosse musclé. Dans 22 JUMP STREET – et son fameux générique final –, il raille aux côtés de son copain Jonah Hill les tics d’une industrie prévisible. La force de Channing, c’est d’être conscient des fonctionnements hollywoodiens et de la place qu’il tient au sein de la machine. « Il est très, très intelligent », a déclaré Amy Pascal, la Présidente de Sony Pictures, au Hollywood Reporter. En 2006, au lendemain d’une carrière de mannequin pour Abercrombie, il jouait le petit caïd dans IL ÉTAIT UNE FOIS DANS LE QUEENS de Dito Montiel et le b-boy dans le premier volet de SEXY DANCE. Huit ans plus tard, on le dit en lice pour une nomination aux Oscars, prêt à passer derrière la caméra et sa boîte de production, Free Association, est localisée dans les bureaux californiens de Sony, major avec laquelle sa société est liée par un first look deal – un contrat qui vise à ce que les projets que lui et son associé Reid Carolin développent soient présentés en exclusivité au studio. Son ascension n’a pas été fulgurante, il n’y a pas eu de succès explosif, de reconnaissance immédiate. En revanche, le public et lui ont appris à se connaître progressivement pour finalement s’apprivoiser. Chez Channing Tatum, l’ambition n’empêche pas l’humilité.

Mai 2014. La présentation de FOXCATCHER à Cannes fait un effet bœuf. Steve Carell, dans le rôle psychotique de John du Pont, soulève des éloges. Mais le contre-emploi le plus crucial reste celui de Channing Tatum. Même s’il a fait ses classes dans les films indépendants de Dito Montiel, même s’il a souvent été dirigé par Steven Soderbergh – pas le moins exigeant des réalisateurs –, l’acteur semble être marqué du sceau du cinéma commercial très américain. La faute à un G.I. JOE cobrandé par Hasbro et Paramount, à un WHITE HOUSE DOWN trop pyrotechnique et trop méta pour rallier les critiques ou le public à sa cause, à une poignée de romcom coconnes (10 YEARS et JE TE PROMETS) et à des comédies grasses ou populaires (les JUMP STREET ou LA GRANDE AVENTURE LEGO où il double Superman) faites pour rendre les masses hilares. FOXCATCHER lui ouvre les portes du plus prestigieux festival du monde. C’est un film de l’ascèse, rigide, où la générosité habituelle de Channing Tatum disparaît derrière un masque de tristesse, un mutisme inquiétant et un corps animal. Une incarnation époustouflante pour un gros morceau de cinéma. Dans le salon du Carlton ou Channing Tatum vient discuter avec la presse, il reçoit chaque journaliste avec un sourire et une poignée de main chaleureuse. La veille, il s’inquiétait des retours critiques : « Avec Bennett, on s’était attendu au pire », nous dit-il en rigolant. Mais il a entendu que le matin- même, le film n’avait pas été hué, ce qui est toujours un bon signe sur la Croisette. « C’est une expérience très intimidante d’être ici. Déjà que la France est un pays intimidant, alors y présenter un film, c’est carrément terrifiant ». Channing Tatum n’était jamais venu à Cannes, ni en simple spectateur, ni pour défendre un long- métrage. Il ne s’était jamais confronté à la possibilité d’une vindicte critique qui enterrerait sa carrière. Généralement, il est bien planqué derrière des revues de presse savamment préparées par ses agents et les fameux chiffres du premier week-end au box-office qui donnent une vague idée de la popularité de son film. Alors qu’ici, sur la Côte d’Azur, ce sont les jeux du cirque : « Il y a peu de festivals aussi cinéphiles. Où les réalisateurs sont plus importants que les acteurs. Aux États-Unis, seules importent les personnalités qui sont en une des tabloïds. Les journalistes sont là : ‘Comment va le bébé ?’, alors qu’ils n’en ont rien à foutre. C’est pas ça, notre métier. Ça ne devrait pas s’arrêter à ça. On ne devrait pas réduire le cinéma aux vies privées des acteurs. On devrait parler de la qualité des films, de pourquoi on a accepté de les faire. » Channing Tatum n’a pas peur de la confrontation. Il affiche la couleur : si certains avaient des préjugés éventuels à son égard, pensaient qu’il était un pur produit du système, ou qu’il se planquait derrière des happenings internet pour ne pas avoir à parler de son travail (probablement parce qu’il n’avait rien à en dire), ils se trompaient. « J’y connais strictement rien », nous disait-il en guise de bonjour. Une manière de demander l’indulgence, de calmer nos ardeurs cinéphiles. De dire qu’il n’est qu’un acteur américain que le destin a catapulté là, dans ce grand festival où les journalistes regardent sa filmographie de haut. Comme s’il nous disait qu’il n’était que Channing Tatum. Mais ça ne prend pas.

Longtemps on a cru que Channing Tatum était d’abord un corps. 1m85, blond et des épaules sculptées au football américain qu’il a longtemps pratiqué au lycée. Des rôles qui n’ont pas dû lui filer une méningite. De quoi le cataloguer « acteur ricain de base ». C’est ce corps et des aptitudes à le remuer qui lui ont permis d’être un danseur dans SEXY DANCE, un centurion dans L’AIGLE DE LA NEUVIÈME LÉGION, un flic, un CRS, un soldat ailleurs. Et bien sûr, d’être son propre avatar fictionnel dans MAGIC MIKE, tribulations sentimentales et romanesques du stripteaseur qu’il était à 20 ans. Mais c’est ce physique, poussé dans ses retranchements, qui lui vaut son meilleur rôle. Mark Schultz dans FOXCATCHER. Lutteur, dont les états d’âme restent prisonniers d’un corps qui serait son seul salut. « La manière dont Mark va dans la vie est très physique. Il s’est créé cette carapace qui le protège des émotions. Mark (le vrai Mark Schultz, ndlr) m’a dit lorsque je l’ai rencontré : ‘Tant que je peux battre tout le monde, personne ne peut m’atteindre’. Ce sont des mots très forts. ‘Je ne voulais pas me faire des copains, m’a-t-il dit. Je ne voulais sûrement pas que les gens sachent qui j’étais ou me comprennent, parce que dans ce cas-là, ils auraient pu voir mes failles et me battre.’ » FOXCATCHER est le rôle de l’introversion. De la correspondance, aussi névropathe soit- elle, entre un corps et une psychologie. « J’ai appris que lorsque vous arrivez sur un film, vous avez un plan en tête. Vous avez un personnage que vous avez fabriqué dans votre esprit, face au miroir à la maison, en vous parlant à vous-même. (Rires.) Et quand vous arrivez sur le plateau, vous vous dites : je vais mettre ce plan en pratique. Très tôt, je me suis dit que le travail n’était pas fini. On creuse tout le temps. Et même après que le tournage a été terminé, on se demande si on a fait assez. Encore aujourd’hui, je n’estime pas avoir tout compris de Mark. » Pourtant, alors qu’il semble être l’opposé total de son personnage, il est devenu lui. Peut-être parce que lorsqu’il était jeune, Channing, dyslexique et angoissé par l’école, peinait lui aussi à comprendre ce qu’il allait faire de sa carcasse et s’est dit qu’elle serait finalement sa meilleure alliée. « Sur les autres films, tout le monde dit tout le temps : ‘On s’est vraiment marré sur le tournage’ », confie-t-il. C’est une manière pour un acteur de jouer son rôle de messager entre le rêve hollywoodien et le public. « Bennett (Miller, le réalisateur, ndlr) et moi, nous n’avons pas le même parcours et nous venons de milieux différents. Mais nous avons en commun un côté masochiste : on sait qu’on fait les choses bien si elles sont pénibles à faire. Sur FOXCATCHER, personne ne s’est amusé. » Évanoui le fantoche des tapis rouges, Channing Tatum a arrêté d’être cool et a décidé d’être bon.

Des comédies régressives à la dramédie MAGIC MIKE, le cinéma a trop souvent pris Channing Tatum à la légère. Il faut dire qu’il est naturellement drôle. Et même attendrissant dans sa manière d’essayer de se dédramatiser. « Je n’y connais strictement rien », quelle blague. Mais c’est par le rire qu’il a accroché son public. Et ce, depuis LE DILEMME. C’est dans le film de Ron Howard (qui s’essayait là au Vince Vaughn movie) qu’on a décelé pour la première fois le pouvoir comique de Channing. « Je n’ai pas appris à être drôle. Parfois, je l’étais sans savoir ce que j’avais fait pour provoquer le rire. J’étais juste… libre, et on me trouvait hilarant ». Il pense qu’il ne pourra jamais porter une comédie seul. « J’ai besoin de gens autour de moi qui sont meilleurs et plus expérimentés que moi. » Sans verser dans la psychologie de comptoir, peut-être y a-t-il un soupçon de complexe chez lui. « Moi, vous savez, je n’ai pas été au conservatoire. Je ne connaissais rien du métier, j’ai juste regardé des films toute ma vie. Je ne me rendais même pas compte à quel point j’aimais le cinéma. Je rentrais de l’école et je m’affalais sur le canapé pour zapper et mon père me disait : ‘reviens sur la chaîne, là’ et on tombait sur LUKE LA MAIN FROIDE. ‘Si tu veux savoir ce que ‘cool’ veut dire, tu devrais regarder ça’. ‘Mais j’ai pas envie de regarder ça, c’est à peine en couleur, ça craint’, je répondais. Et forcément, je regardais et ça me plaisait. Et je trouvais que Paul Newman était vraiment l’acteur le plus cool du monde à l’époque. » Loin des apprentissages exhaustifs de certains comédiens, Channing s’est fait seul. L’illustration même du rêve américain, si défoncé dans FOXCATCHER. « Je peux me relier au film et à ce qu’il dit du rêve américain : faire semblant jusqu’à arriver au but. Vous pouvez le prendre comme quelque chose de moche ou alors vous pouvez vous dire que c’est un désir très fort et une manière de mettre ses chances de son côté. » Pour le complexe, on repassera. « Y en a qui bidonnent toute leur vie ! » s’esclaffe-t-il. Mais l’illusion, ça va un temps. Channing Tatum aurait pu redécorer sa demeure californienne avec le paquet de pognon qu’il gagne à chaque film (son cachet est désormais valorisé à 10 millions de dollars). Mais lui, ce qu’il veut, c’est être maintenant l’artisan de sa propre carrière.

FOXCATCHER a au moins le mérite de l’asséner à ceux qui ne s’en étaient pas aperçu : Channing Tatum est un excellent acteur dramatique. Et c’est grâce au cinéma indépendant que la star qu’il est devenu le doit. « Les gens qui ont des positions décisionnaires ont des objectifs financiers à maintenir. Ils ne se disent pas qu’ils vont offrir à un acteur quelque chose qu’il n’a jamais fait auparavant juste pour voir ce que ça donne. Ils se disent : il a fait ça, donnons lui ça à faire. » Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, l’acteur s’est offert avec MAGIC MIKE, l’image d’un filmmaker. « Les choses ont changé avec ce film, car j’ai commencé à apprendre davantage sur la manière dont on raconte des histoires. Avec Reid Carolin, on a écrit MAGIC MIKE, on l’a produit, on l’a financé. Vous êtes investi, vous prenez le temps. » De Steven Soderbergh (EFFETS SECONDAIRES, MAGIC MIKE, PIÉGÉE) aux frères Coen (HAIL, CAESAR !, actuellement en tournage) et Quentin Tarantino (il aura un petit rôle dans son prochain HATEFUL EIGHT), il s’entoure d’auteurs, prestigieux. Même lorsqu’il lorgne vers le blockbuster, il ne choisit pas n’importe lequel : JUPITER – LE DESTIN DE L’UNIVERS de Lana et Andy Wachowski, deux réalisateurs qui développent des univers singuliers et ne laissent jamais indifférents, même quand ils échouent. « On pense que les réalisateurs d’action ne sont pas des artistes et qu’ils exécutent simplement des plans d’explosions et d’effets spéciaux. Lana et Andy sont de vrais artistes », expliquait-il à GQ US cet été. MAGIC MIKE XXL, suite de MAGIC MIKE, il voulait la réaliser lui-même au début, épaulé par Soderbergh qui aurait alors été son chef opérateur. Mais submergé de projets (« Parfois, j’aimerais avoir du temps et me sentir plus à l’aise avant de me lancer dans un rôle », nous a- t-il glissé pendant l’interview), il a abdiqué. En revanche, il devrait bel et bien passer derrière la caméra, accompagné de Reid Carolin, pour FORGIVE ME, LEONARD PEACOCK, l’adaptation d’un roman sur l’adolescence. Channing Tatum veut être partout à la fois pour démontrer frénétiquement qu’il existe. Il sera même Gambit pour la Fox. Autrefois incarné par Taylor Kitsch dans WOLVERINE, le super héros cajun, ultra cool et dont il se sent proche par ses origines, aura son propre spin-off et voilà Channing héros de comic-book movie. « De SEXY DANCE aux gros trucs d’action, tout ce que j’ai fait a été un apprentissage en soi, car c’était à chaque fois de gros enjeux. » L’enjeu de n’être parti de rien pour devenir l’un des acteurs les plus importants d’Hollywood. « J’ai toujours pensé que si vos intentions sont pures et bienveillantes, et que vous ne voulez pas juste être ‘quelqu’un de célèbre’ mais un bon acteur, alors vous serez un bon acteur. Peut-être pas un acteur génial. Mais vous finirez bien par trouver un moyen d’y arriver. C’est pareil dans tous les domaines. Si tu veux être un bon couvreur, tu peux. Si tu veux devenir super riche en faisant des toits, c’est peut- être pas une bonne motivation. Mais si tu as l’amour de l’architecture, tu peux faire un bon toit et tu seras connu pour faire de bons toits », dit-il dans un sérieux qui surprend. Puis il pouffe : « Ah les réponses à l’Américaine, elles ne veulent vraiment rien dire ! » Au contraire, on se comprend parfaitement.

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