JUPITER – LE DESTIN DE L’UNIVERS : Qui a peur des Wachowski ? (Pas nous)

30-01-2015 - 15:30 - Par

Après le triomphe inattendu de MATRIX, les Wachowski ont peiné à emporter à nouveau l’adhésion franche et massive du plus grand nombre. Dernier exemple de l’incompréhension régnant entre les cinéastes et l’industrie ? JUPITER – LE DESTIN DE L’UNIVERS, leur très ambitieux space opera. Décryptage d’un parcours semé d’embûches.

Ce dossier a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°40 daté décembre 2014 / janvier 2015 

Début juin 2014 : Warner annonce que la sortie de JUPITER: LE DESTIN DE L’UNIVERS (JUPITER ASCENDING en VO), prévue six semaines plus tard, est repoussée de plusieurs mois, passant de mi-juillet à début février 2015. La raison invoquée ? Les effets spéciaux du nouveau film de Lana et Andy Wachowski ont encore besoin de travail. Pour l’image du duo, c’est un nouveau coup dur après le bide, en 2008, du pourtant brillantissime SPEED RACER (94 millions de recettes dans le monde pour 120 de budget), puis la problématique mise en chantier de CLOUD ATLAS, pour lequel les cinéastes avaient dû solliciter des financements étrangers. CLOUD ATLAS, un chef-d’œuvre exigeant qui fit mieux que son prédécesseur (130 millions de recettes pour 100 de budget) mais dont le score au box-office américain (27 millions) aura terni davantage l’aura des Wachowski à Hollywood. Une image qui, depuis les retours critiques mitigés de MATRIX RELOADED et MATRIX REVOLUTIONS, mais aussi le succès en demi-teinte de ce dernier, n’en finit plus de se dégrader auprès de l’industrie. Et tant pis si leurs films, eux, ne cessent d’afficher des qualités exceptionnelles. Où sont passés les héros qui, après le confidentiel BOUND, avaient braqué la banque avec MATRIX ?

Quand Warner sort sans ménagement JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS des plannings de l’été 2014, la raison officielle se voit vite mise en doute par les médias. Ainsi, Anne Thompson révèle sur son site que la major, ne croyant pas au succès de JUPITER, aurait décidé de le repousser afin de ne pas subir deux éventuels échecs durant la saison estivale – EDGE OF TOMORROW étant alors l’autre source d’anxiété. Surtout, le nouveau créneau de sortie inquiète, les mois de janvier et février n’étant pas les plus prestigieux de l’année même si, récemment, divers studios ont réussi à y imposer des projets, dont Warner en 2014 avec le très réussi LEGO MOVIE. Modifier la date de sortie n’est même plus forcément synonyme de mauvais buzz et d’échec, comme l’ont prouvé les succès de G.I. JOE 2, SHUTTER ISLAND ou WORLD WAR Z. On imagine donc que le studio compte sur le manque de concurrence franche – JUPITER sera opposé, aux USA, au SEPTIÈME FILS et à BOB L’ÉPONGE 2 – pour assurer la carrière au box-office du nouvel opus des Wacho. Il n’empêche, tout ceci ressemble à une maladroite gestion de crise, à un pis-aller prouvant dans la douleur que Lana et Andy ne sont plus ce qu’ils étaient. Qu’ils détonnent trop. Qu’ils effraient l’industrie et suscitent le désintérêt poli du public américain. Jusqu’à être la cible directe ou indirecte des ‘trades’ hollywoodiens : « La Warner peut-elle éviter un autre raté des Wachowski ? » titre Variety en juin. En novembre, le Hollywood Reporter consacre un long profil et sa couverture à Channing Tatum : pas une seule fois JUPITER ne sera cité dans l’article.

Ce malaise entourant les Wachowski irait-il jusqu’à entacher leur longue relation avec Warner ? En juin 2013, le président de Warner Bros. Motion Picture Group, Jeff Robinov, quittait le studio. Un homme qui, au fil des ans, a participé – tout d’abord aux côtés d’Alan Horn – à faire de la major l’antre des auteurs, offrant sa confiance à Chris Nolan, Ben Affleck, Spike Jonze et… les Wachowski. Les Wachowski dont il fut même l’agent avant de rejoindre Warner. En 2009, anticipant sans doute la fin programmée des saga HARRY POTTER et DARK KNIGHT, Robinov avait sollicité le frère et la sœur afin qu’ils donnent naissance à une nouvelle franchise totalement originale : JUPITER ASCENDING, dont on disait qu’il pourrait donner lieu à une trilogie. D’aucuns argueraient que Robinov n’avait pas voulu financer CLOUD ATLAS : mais est-ce un hasard si, au final, Warner a distribué le film sur plusieurs territoires ? Sans leur patron de confiance, les Wachowski ont-ils les appuis pour imposer leur différence ?

Dans l’article sus cité, Variety explique en effet que Warner envisageait de repousser la sortie de JUPITER depuis plusieurs semaines avant l’annonce officielle, après que des reshoots commandés pour clarifier le récit ne furent pas concluants en projections tests. Sue Kroll, présidente du marketing du studio, déclare avoir voulu « protéger le film » en le repoussant – on n’en doute pas. Mais les Wachowski, eux, sont aux abonnés absents médiatiquement. Pire : quinze jours seulement après le report de JUPITER, et alors que les effets spéciaux étaient mis en cause, on les voyait en train de tourner à San Francisco leur série Netflix, SENSE8. Et quid de la conversion 3D du film, annoncée en petites lettres en fin des bandes-annonces ? On voit mal les cinéastes en être les initiateurs. Les relations entre les réalisateurs et leur studio de cœur seraient-elles dans l’impasse ? Une question inévitable. Surtout quand, en mars 2014, une rumeur émanant du site Latino Review assure que Lana et Andy ont pitché une trilogie préquelle de… MATRIX. Difficile à croire : « Les studios sont aujourd’hui gérés par d’énormes corporations. Ils ne prennent des décisions qu’en fonction de modèles économiques. C’est pour cela que l’on ne voit que des JAMES BOND 12, TWILIGHT 19, LE HOBBIT 6 ou SPIDER-MAN 24 », nous avait lancé Lana lorsque nous l’avions rencontrée pour CLOUD ATLAS. Andy, lui, avait surenchéri : « Si la Warner ne fait plus que des produits, elle court à sa perte. » Néanmoins, cette rumeur en dit long sur le statut des Wachowski à Hollywood : sans cesse rabaissés pour leurs échecs commerciaux, rarement encensés pour leurs réussites artistiques et inexorablement ramenés à leur fait de gloire MATRIX.

Les cinéastes, eux, semblent totalement détachés de tout cela, comme le suggèrent des propos tenus par Channing Tatum dans le magazine GQ : « Le fait que CLOUD ATLAS n’ait pas été accepté comme ils le souhaitaient les a blessés, à mon avis. (…) Mais [sur JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS], il n’y avait aucune panique chez eux. Pas de ‘Bon sang, celui-là a intérêt à être bon’. Rien du tout. » Après tout, les Wachowski sont uniques – « Ce sont des licornes », dit même Tatum ! – et depuis le début, leur carrière repose sur un quasi-malentendu. Si beaucoup voyaient en MATRIX le parangon du divertissement hollywoodien de masse, Andy et Lana ne l’ont évidemment jamais envisagé ainsi. Au contraire. Dans une de leurs rares déclarations sur la trilogie, Lana expliquait ainsi au site Movie City News en 2013 qu’elle et son frère avaient été déçus que les spectateurs n’aient pas compris le propos du premier volet : les films eux- mêmes sont des matrices, des cocons imposant au public quoi penser, quoi ressentir. RELOADED et REVOLUTIONS, souvent vilipendés, voulaient y remédier : le premier en déconstruisant MATRIX et le second en demandant au spectateur de participer à la construction du sens même du récit. Les Wachowski ont toujours invité le public à questionner son rapport à l’image, que ce soit à travers les expérimentations esthétiques de SPEED RACER ou l’exigeante narration interconnectée de CLOUD ATLAS. Pas facile, avec une telle ambition, de s’imposer dans un panorama du blockbuster niant de plus en plus l’implication d’un spectateur capable de réflexion.

Alors ceux pour qui cette expérience vivante et engageante du cinéma importe, ceux pour qui les films des Wachowski ont balisé une partie de leur cinéphilie, voyant les cinéastes lutter pour être largement célébrés, n’ont plus qu’à s’accrocher au plus important : leurs films. Et espérer que JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS ne soit pas la nouvelle victime du malentendu qui nourrit les relations entre le duo, le public et l’industrie. D’autant que JUPITER fait partie des rares projets originaux actuels – ce qui joue sans doute en sa défaveur. « Tout le monde se plaint que les films sont tous des remakes aujourd’hui, dit Channing Tatum. Celui-là est purement original. C’est ce qui est génial avec les Wachowski. » Original et complètement fou : la vie sur Terre et sur toutes les planètes habitables a été implantée par Abrasax Industries, une dynastie alien qui règne en maître sur l’univers. L’existence de la jeune terrienne Jupiter (Mila Kunis) va bouleverser les plans des héritiers de cet empire. Un guerrier interplanétaire mi-homme mi- loup, Caine (Channing Tatum), tente alors de protéger Jupiter et va tomber amoureux d’elle. Un space opera n’ayant a priori aucune limite visuelle, aucune peur du prétendu mauvais goût ou de l’emphase et pour lequel « les Wachowski ont encore réinventé le film d’action », selon Tatum. Parmi les moments de bravoure : une scène de poursuite de huit minutes dans les rues de Chicago pour laquelle Andy et Lana ont refusé d’utiliser des acteurs numériques, nécessitant la création de la Panocam – six caméras fixées sur un hélicoptère et capables de capturer l’action à 180 degrés.

Au-delà de cette avancée technologique rappelant forcément le bullet time de MATRIX, JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS affiche des thématiques 100% wachowskiennes. « On vous a appris que le berceau de l’humanité était la Terre. Mais c’est faux », entend-on dans la bande-annonce. L’idée, comme dans MATRIX, que la réalité telle qu’on la connaît est fondée sur un mensonge. Lever le voile, c’est ouvrir le champ des possibles, bouleverser ce que l’on sait sur soi-même et sur notre monde, comme choisir la pilule rouge équivalait à se rendre au pays des merveilles via le terrier du lapin blanc. De même, les idées de réincarnation ou de transmigration, centrales à la trilogie MATRIX et à CLOUD ATLAS, ont encore ici une importance vitale. Mais avant tout, comme dans chacun de leurs films – y compris ceux n’ayant jamais vu le jour, comme CARNIVORE ou CN9 –, l’amour fait loi. Qu’il permette de sauver le monde, de transcender le temps ou la mort, d’élever l’individu au-dessus du déterminisme de groupe, de nourrir sa révolte ou son affirmation. On ne s’étonnera donc pas si, lors de leur première discussion avec Tatum, les cinéastes ont demandé à l’acteur s’il avait déjà été amoureux et s’il savait ce qu’était vraiment l’amour. En 2013, lorsque Cinemateaser avait questionné les Wachowski sur ce thème récurrent, Andy avait répliqué : « Les gens n’arrêtent pas de nous dire que le point commun entre nos films, c’est la révolution. Mais comme vous, je pense que c’est l’amour. »

Un cœur et une ambition élevant de facto JUPITER : LE DESTIN DE L’UNIVERS au-dessus de la mêlée. Quant à son parcours semé d’embûches, il ne fait qu’accroître son aura de projet inédit. L’industrie peut bien être réticente à financer leurs projets, certains médias analyser avec cynisme les résultats commerciaux de leurs films, le grand public bouder ou ne pas comprendre leur cinéma, les Wachowski n’en restent pas moins certains des auteurs les plus importants, rares et novateurs de notre temps. Pourquoi ? Parce qu’ils osent investir des terrains ignorés par beaucoup.

JUPITER – LE DESTIN DE L’UNIVERS
De Lana et Andy Wachowski
Sortie le 4 février

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