Interview : Vilmos Zsigmond, l’homme de l’ombre

31-07-2015 - 19:07 - Par

Interview : Vilmos Zsigmond, l’homme de l’ombre

Avant sa ressortie en salles cette semaine dans une version restaurée, THE ROSE était présenté en juin au Champs-Élysées Film Festival, en présence du chef opérateur Vilmos Zsigmond. Des épiques séquences de concert du film en passant par son travail pour Altman ou Spielberg, il explore avec Cinemateaser une partie de son immense carrière.

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°46 daté juillet / août 2015

Les zooms savants de JOHN MCCABE. Les couleurs argentées de l’eau furieuse dans DÉLIVRANCE. La beige colline se découpant d’un ciel orageux dans la toute première image de L’ÉPOUVANTAIL. Le plan à 360° dans l’habitacle d’une voiture de SUGARLAND EXPRESS. Les ombres creusant le visage d’Elliott Gould dans LE PRIVÉ. Les lumières scintillantes, dansantes et opératiques de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. La caméra virevoltante, balayant en boucle le studio radio de BLOW OUT. Les amorces millimétrées de la scène de la roulette russe dans VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER. La lumière du soleil cramant la scène de valse des PORTES DU PARADIS. Les hallucinantes scènes de concert, libres et exaltées, de THE ROSE. Tous ces plans iconiques ont été éclairés et/ou filmés par Vilmos Zsigmond, légendaire directeur de la photographie qui, à 85 ans, était l’un des invités de marque du Champs-Élysées Film Festival. Un artiste qui, après avoir fui la Hongrie, dont il avait filmé la révolution de 1956 avec son ami László Kovács, devint l’un des héros de l’ombre du Nouvel Hollywood. Robert Altman, John Boorman, Jerry Schatzberg, Steven Spielberg, Brian De Palma, Michael Cimino, Richard Donner, George Miller, Woody Allen : tel est le tableau de chasse non exhaustif de ce chef op’ dont le travail sur JOHN MCCABE avait attiré l’admiration de Stanley Kubrick – avec qui il n’a néanmoins jamais travaillé. Alors que THE ROSE ressort en salles dans une version restaurée et qu’un documentaire sur sa vie et sa carrière se prépare actuellement sous la direction de Pierre Filmon – CLOSE ENCOUNTERS WITH VILMOS ZSIGMOND, sortie prévue en fin d’année chez Lost Films, qui distribue déjà THE ROSE –, Cinemateaser a pu s’entretenir avec l’un des directeurs de la photographie les plus influents de l’Histoire du cinéma. Et discuter avec lui de son désamour de la couleur, de sa passion pour le film noir et de son refus de filmer LES DENTS DE LA MER. Entretien.

Les scènes de concert dans THE ROSE sont très précises mais très libres. Diriez-vous qu’il s’agit d’un des films les plus spontanés sur lesquels vous avez travaillé ?
C’est intéressant car généralement, quand on fait des films musicaux avec des scènes de concert, les chansons sont préenregistrées. Certains chanteurs / acteurs n’ont pas de problème avec ça, notamment parce que c’est plus facile de cette manière. D’autres ne veulent pas aller sur ce terrain et Bette Midler fait partie de cette catégorie. Elle aime chanter live car elle improvise beaucoup. Elle a besoin de ça, de contact avec le public. Elle harangue la foule, qui s’exalte et en retour, ça l’excite également encore plus. Pour parvenir à ça, il fallait forcément que tout soit capté en live. De toute façon, c’était selon moi la meilleure façon de tourner ces séquences. Une fois que la décision a été prise, on a compris qu’il fallait que j’aie à mes côtés de très bons cameramen pour ces scènes. On a donc embauché les meilleurs chefs opérateurs possibles. Mes amis, en gros : il y avait Haskell Wexler (directeur de la photographie sur DANS LA CHALEUR DE LA NUIT, L’AFFAIRE THOMAS CROWN ou VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOU, ndlr), Owen Roizman (FRENCH CONNECTION, L’EXORCISTE ou NETWORK, ndlr), Conrad Hall (LUKE LA MAIN FROIDE ou BUTCH CASSIDY ET LE KID, ndlr), László Kovács (EASY RIDER, NEW YORK NEW YORK ou S.O.S. FANTÔMES, ndlr), Michael Margulies (AINSI VA L’AMOUR de John Cassavetes, ndlr) et d’autres. Ils ont tous adoré faire ça car ils savaient qu’ils pouvaient et devaient improviser. Tout est devenu bien plus vivant que si on avait préenregistré les chansons. Le réalisateur Mark Rydell voulait de cette atmosphère car cela rendait le tout authentique.

Vous êtes connu pour ‘flasher’ la pellicule avant de tourner, de l’exposer à la lumière pour obtenir un voile laiteux par-dessus l’image. Comment avez-vous eu l’idée d’adopter cette méthode ?
J’ai toujours pensé que Hollywood était trop coloré, qu’il y avait trop de couleurs dans les films américains. Pour satisfaire mon goût personnel, j’ai toujours voulu atténuer les couleurs – l’image est plus réaliste ainsi, selon moi. J’ai ainsi toujours suggéré à mes réalisateurs et aux production designers de baisser les couleurs d’un ton afin qu’elles ne dominent pas une scène. Personnellement, j’aime énormément le noir et blanc. Dans les temps anciens, le noir et blanc donnait une connotation presque abstraite. Or pour moi l’abstraction a toujours été un peu plus artistique que de se conformer à la réalité. Dans la photographie, j’aime pouvoir créer une sélection d’humeurs et selon moi, le noir et blanc a un spectre plus vaste que la couleur en la matière. Il est plus facile de déterminer une humeur en noir et blanc car il ‘suffit’ de jouer sur la lumière et les ombres. À mes yeux, la couleur s’interfère toujours trop dans la création de l’humeur visuelle. Mon genre préféré est d’ailleurs le film noir car j’aime créer des ombres : ce sont elles qui sculptent l’humeur et l’ambiance, pas la lumière.

Exergue1Diriez-vous que de tous les réalisateurs avec qui vous avez travaillé, Robert Altman a été celui qui vous a le plus influencé ?
Oui, car il a été le premier grand cinéaste avec qui j’ai travaillé et j’ai quasiment fait trois films d’affilée avec lui à mes débuts – L’HOMME SANS FRONTIÈRE de Peter Fonda s’était tout de même intercalé entre deux. À mes yeux, Robert Altman était un réalisateur de films noirs. JOHN MCCABE, IMAGES et LE PRIVÉ sont arrivés au début de ma carrière et j’ai appris énormément sur ces trois films. Les méthodes que j’ai adoptées avec Altman, je les ai ensuite utilisées avec d’autres cinéastes. À cette époque, des réalisateurs débarquaient de nulle part et tous ensemble, on a créé la Nouvelle Vague Américaine. Ils crevaient tous d’envie de faire quelque chose de différent. Ils allaient à l’encontre de Hollywood, dont les films étaient très colorés. Nous voulions être réalistes.

Concernant Steven Spielberg, pourquoi avoir refusé de faire LES DENTS DE LA MER après SUGARLAND EXPRESS ? Et pourquoi ne pas avoir retravaillé avec lui après RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE ? Lui, a dit avoir énormément appris de vous sur SUGARLAND – votre fermeté lui aurait enseigné à savoir ce qu’il voulait…
Je ne sais pas vraiment pourquoi Steven et moi n’avons pas fait plus de films ensemble. C’était peut-être ma faute. Notamment parce que je voulais travailler avec beaucoup d’autres réalisateurs. SUGARLAND EXPRESS est pour moi l’exemple parfait d’un film où un réalisateur et un chef opérateur ont merveilleusement bien travaillé ensemble. On avait beaucoup aimé collaborer car on avait les mêmes idées, on voulait faire un film qui n’ait pas le look de l’ancien Hollywood… Mais j’ai eu ensuite le sentiment que je ne pourrais pas faire du bon boulot sur LES DENTS DE LA MER. Steven voulait que j’en sois mais j’ai refusé car je n’ai pas aimé le script ! (Rires.) Le film a été un énorme succès auprès de millions de gens et moi je n’avais pas aimé le script ! (Rires.) Heureusement, il m’a rappelé pour RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE et là j’ai trouvé le scénario excellent. Les choses se sont merveilleusement bien déroulées pour moi sur ce film puisque j’ai fini par gagner l’Oscar. RENCONTRES aurait dû tout gagner cette année-là mais il y avait ce film idiot qui a tout remporté à la place, STAR WARS. (Rires.) C’était fun et rigolo, STAR WARS. Et ça a fait des milliards ! (Rires.) Mais à l’époque, ce n’était pas le genre de films que je voulais faire. Dans RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, j’aimais que ce soit filmé comme si tout était réel. J’avais demandé à Steven s’il pensait que ce que montre le film pourrait arriver et il m’avait dit : ‘Mais c’est déjà arrivé et personne ne nous a rien dit !’. (Rires.)

Aujourd’hui, on voit souvent des plans d’effets spéciaux ratés, notamment de fonds verts. Pensez- vous que les chefs opérateurs n’ont pas assez de temps pour bosser ?
Le problème aujourd’hui est surtout dû au fait que les films à effets spéciaux se concentrent trop sur la perfection de l’effet. Je ne pense pas que le cinéma devrait aller sur ce terrain. L’histoire doit être plus importante que tout. De nos jours, quand on me parle d’image digitale, on me balance des termes comme 2K, 4K, 6K… Et en général je réponds : ‘Vous avez déjà vu un scénario en 6K ?’ (Rires.) Qui se soucie vraiment de la résolution de l’image ? Pour moi trop de perfection ne peut être bon. De nos jours, on cherche trop la perfection technique et pas assez celle du storytelling.

Entre 2012 et 2014, vous avez travaillé sur la série THE MINDY PROJECT. La télé est-elle un nouveau terrain de jeu ou juste un moyen de rester actif ?
Le réalisateur Charles McDougall avait un souci, il ne trouvait pas de bon chef opérateur pour le pilote. Comme on avait déjà bossé ensemble (sur le téléfilm PARLEZ-MOI Exergue2DE SARA, ndlr), je l’ai aidé. Mais je n’aime pas trop faire de la télé. Cela va trop vite. Je peux aller vite et bien bosser. Mais je ne peux pas bosser trop vite non plus. Dans ces conditions, cela ne vaut pas le coup à mes yeux. Me dépêcher car il n’y a pas de temps et d’argent, ce n’est pas satisfaisant pour moi. J’aime pouvoir faire du bon boulot et je sais qu’à la télé je ne peux pas. Mais je comprends, ils ont moins d’argent qu’au cinéma. Une fois j’ai pu faire de la télé dans de bonnes conditions, sur le téléfilm STALINE (en 1992, avec Robert Duvall dans le rôle-titre, ndlr).

Vous n’avez réalisé qu’un seul film, THE LONG SHADOW, en 1992. Pourquoi ne pas avoir persévéré ?
Peut-être que ma personnalité ne convenait pas. Sur THE LONG SHADOW, le scénariste était très protecteur de ses écrits et moi je voulais changer des tas de choses. Globalement, j’ai eu une mauvaise impression de tout le processus, j’ai eu le sentiment de ne pas pouvoir bien travailler. Si je ne peux pas faire les choses comme je l’entends, à quoi bon ? C’est donc le seul film que j’ai dirigé. Mais de toute façon, sincèrement, je préfère m’occuper de l’esthétique et de l’image d’un film que d’avoir à gérer les acteurs, les producteurs, les problèmes etc. (Rires.) Je n’aime pas ça. J’aime faire des images. Et ce qui est drôle c’est qu’au final, c’est ce qui compte le plus de toute façon. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne ferais que des films muets ! (Rires.)

THE ROSE de Mark Rydell
En salles depuis le 29 juillet

RosePoster

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.