THE LEFTOVERS : Interview de Damon Lindelof

05-10-2015 - 09:23 - Par

THE LEFTOVERS : Interview de Damon Lindelof

Figure de l’entertainment grand public et accessible, le producteur/scénariste de LOST, STAR TREK et À LA POURSUITE DE DEMAIN verse dans le suicide commercial : THE LEFTOVERS, une série sur la mort, l’envie de destruction, la sidération, la quête d’un dieu et le vide de sens. Entre désespoir, colère et survie, elle touche à une vérité spirituelle et dévaste. À l’occasion de la sortie en DVD de la première saison, on a appelé Damon Lindelof pour qu’il revienne sur la plus belle anomalie télévisée de ces dix dernières années : la sienne.

Cet entretien a été publié dans le magazine Cinemateaser n°48 daté octobre 2015

Le 14 octobre 2011, 2% de la population mondiale a disparu. Ce sont 140 millions d’âmes qui se sont évanouies de la surface de la Terre, laissant 6 milliards d’individus plongés dans un mélange fiévreux d’incrédulité, de désespoir, de rage. Qu’ils s’adressent à Dieu, qu’ils s’en détournent, qu’ils soient confortés dans leur agnosticisme ou dans leur athéisme, ils sont confrontés à un deuil éternel. Nous sommes à Mapleton, éprouvette dans laquelle Tom Perrotta (qui a écrit le livre « The Leftovers » / « Les Disparus de Mapleton », en français) et Damon Lindelof (qui l’a adapté en série) vont cultiver une douleur sourde, d’où surgiront parfois les déchirantes mélodies du compositeur Max Richter. En guise de cellules vivantes, isolées, le shérif Kevin Garvey, sa fille paumée, son fils acquis à la cause de Wayne (qui déleste les gens de leur souffrance), et sa femme, devenue une « guilty remnant » du nom d’une secte qui s’est missionnée d’être la mémoire de ceux qui voudraient oublier. Il y a aussi Nora, qui a perdu son mari et ses enfants et reste désespéré- ment seule avec ses questions. THE LEFTOVERS (« les restes », en anglais) interroge le besoin de voir pour accepter, l’horreur de n’avoir personne à enterrer, le blasphème de la représentation. Et surtout, en pur produit de l’Amérique post 11-septembre, elle est figée en état de choc. Lindelof disait cet été à Entertainment Weekly que la deuxième saison serait peut-être plus narrative. Ainsi les errances morbides des dix premiers épisodes pourraient laisser place à des intrigues plus construites : à partir de maintenant, THE LEFTOVERS va prendre ses quartiers au Texas, dans la ville de Jarden où le 14 octobre 2011, personne n’a disparu. Derrière cette bénédiction apparente, se cachent d’autres angoisses. Et ce sont d’autres questions que soulèvera Lindelof. Sur la communauté, la culpabilité et autres poignantes notions sur lesquelles la télévision prend rarement le risque de s’attarder.

Pic1La saison 1 de THE LEFTOVERS est faite de choix assez radicaux. C’est une série étrangement sourde, lente, et très sensorielle, si ce n’est sensuelle. À quel point avez-vous consciemment bâti ces épisodes à l’encontre des codes du divertissement actuels ? Et pourquoi vouloir faire de quelque chose de profondément non-divertissant – le deuil –, le sujet d’une grande œuvre de divertissement ?
Le divertissement est une notion très relative. On fait un paquet de choses dans nos vies qui ne sont pas divertissantes. L’éducation par exemple. Ou encore, certaines personnes ne tirent aucun plaisir au travail. Il y a des gens qui vont lire un bouquin qui les rend très tristes et ils ne qualifieront jamais cela comme du divertissement. En fin de compte, des scénaristes aux réalisateurs, des acteurs aux techniciens, nous tous dans l’équipe essayons de faire de l’art – et quand on essaie de faire de l’art, il faut se rendre compte que certaines personnes vont adorer ça et d’autres vont détester. Certains vont comprendre ce que nous sommes en train de faire, d’autres non. Notre but n’est absolument pas de divertir. Notre but est d’appeler une réponse émotionnelle.

Il y a beaucoup de colère dans le pilote. THE LEFTOVERS est-il un geste nihiliste de votre part, d’une manière ou d’une autre ?
Pas que je sache. Je parlerais plutôt de tristesse. C’est très difficile pour les gens de se sentir triste. Et s’il y a de la colère, elle cache de la tristesse ou de la peur. À chaque fois que je me suis senti en colère dans ma vie, c’était parce que j’étais triste ou effrayé… Dans la série, à l’aune de l’événement, la colère est quelque chose qu’on voit clairement se manifester. C’est Peter Berg (réalisateur des deux premiers épisodes, ndlr) qui a amené cette énergie de colère dans le pilote. Tom Perrotta et moi avons embrassé cela car il nous a semblé que c’était un ingrédient nécessaire au monde de la série. La violence, soudaine, choquante ainsi que notre capacité à la manifester ont toujours été prévues dans la série. Quiconque me connaît vous dira en tout cas que je ne suis absolument pas une personne en colère.

Exergue1Vous êtes passé d’un entertainment assez mainstream à quelque chose de radicalement plus noir… Est-ce une mue consciente ?
Je pense, oui. Je savais que THE LEFTOVERS n’allait pas être LOST. Ce ne serait pas pour tout le monde. Ça ‘parle une langue différente’, ce n’est pas la même humeur, ni le même rythme. Quand LOST a été terminé, je voulais que peu importe ce que je ferais après, ce soit très différent. Et en même temps, le genre de storytelling qui m’intéresse, celui qui parle d’existence, de spiritualité et de mystère, sera toujours celui qui m’attirera, peu importe le matériau dans lequel je peux l’exploiter.

THE LEFTOVERS est une série sur la représentation et le symbole. En tant que scénariste, à quel point vous questionnez-vous sur la place de l’image et sur l’impact de l’image dans nos sociétés ?
Nous sommes dans une culture qui veut attacher du sens aux choses. C’est ça qui nous permet de les comprendre. Dans les cultures primitives, s’il y a un séisme géant, et que plein de gens meurent, ils trouvent un sens à ce tremblement de terre. Ils disent que c’est la colère de Dieu ou son jugement. Et nous voilà en 2015, et nous croyons encore cela. Ça nous fait nous sentir mieux. L’alternative serait de dire ‘les tsunamis, ça arrive. Ce sont juste les lois de la nature’ mais, nous, on veut croire qu’on peut faire quelque chose pour empêcher la colère de Dieu. On se bat pour croire que nous sommes aux commandes de nos vies et comme de plus en plus de ce contrôle nous est enlevé, la religion est un endroit où l’on retrouve ce contrôle, ou au moins, où on peut trouver la paix.

L’interprétation et la compréhension de THE LEFTOVERS sont très théologiques. Diriez-vous que vous êtes un vrai spécialiste des religions ? Qu’il y a une vraie curiosité ?
Je suis suffisamment intelligent pour savoir que je n’apprendrai jamais assez. Mais je suis très curieux et j’apprends beaucoup. Et la série m’a mis dans une position qui m’a forcé à apprendre beaucoup. Et pas forcément l’histoire des religions, mais d’un point de vue extrêmement factuel. Quand la Chrétienté a-t-elle commencé ? À quand remonte l’Islam ? Le Judaïsme ? Et puis, il y a les écritures. Il faut avoir une certaine intelligence et une certaine sophistication quand on parle des doctrines religieuses, surtout quand à l’intérieur même de chaque religion, il y a tant de débats actifs concernant notamment les interprétations. Tom Perrotta a fait beaucoup de recherches – notamment sur les mouvements évangéliques – avant d’écrire son livre, pour essayer de comprendre ce qu’est L’Enlèvement de l’Église (the rapture en V.O., ndlr). Et même au sein de la communauté évangélique, il y a de nombreux débats à ce sujet et sur la manière dont L’Enlèvement se déroulera et quand. Donc, voilà : je sais que je ne sais pas grand-chose mais je sais que j’en saurai plus dans deux semaines.

Pic2La première saison baigne dans l’accablement. ‘Qu’avons-nous fait de mal ?’ était un leitmotiv. Pour la saison 2, vous situez l’histoire dans une ville qui n’a eu à déplorer aucune disparition. Est-ce l’occasion de parler d’une autre sorte de culpabilité ?
Chaque individu peut avoir une réponse vraiment différente s’il s’interroge sur la raison pour laquelle il a été épargné. La culpabilité du survivant est bien sûr une idée très intéressante à exploiter. C’est forcément un fardeau de vivre dans un endroit où vous êtes spécial, exceptionnel. L’acceptez-vous ainsi ? Ou pensez-vous que c’est un petit hoquet arbitraire dans le grand projet de… de… la forme d’intelligence qui est derrière ça ? Ainsi, certains y pensent beaucoup et d’autres essaient de ne pas y penser du tout.

THE LEFTOVERS est une série du 11-septembre. Gardez-vous toujours cela dans un coin de votre tête ?
Je pense que Tom Perrotta y pensait beaucoup lorsqu’il écrivait le livre. L’idée de se lever un matin sans avoir aucune idée du fait que, quand vous irez vous coucher, le monde aura changé à jamais. Et tous les jours où nous nous levons, cela peut arriver. C’est une idée puissante et terrifiante.

Les États-Unis fonctionnent sur un sens aigu de la communauté et du sentiment d’appartenance. Dans THE LEFTOVERS, comme dans LOST d’ailleurs, vous questionnez beaucoup cette notion de communauté. Vous pensez que c’est nécessaire de pousser cette notion dans ses retranchements, surtout dans une société post 11-septembre ?
Absolument. Mais c’est intéressant que vous me disiez que ce sont des notions singulièrement américaines. Je l’accepte mais en tant qu’Américain, c’est très difficile à entendre. Moi, j’ai l’impression que c’est universel. L’idée que nous imposions cela aux autres cultures est très intéressante. C’est pour ça que les Guilty Remnants est une notion fortement aliénante aux États-Unis et peut-être moins en Europe ou ailleurs, car les Européens comprennent ce qu’est l’exclusion forcée. Et comment un acte agressif de protestation peut viser à s’exclure fondamentalement de la société.

Exergue2À quel point THE LEFTOVERS a été créé comme un négatif de LOST ?
THE LEFTOVERS est d’abord l’œuvre de Tom Perrotta et je ne fais qu’injecter un peu de mon ADN créatif dans cette série. Nous sommes partenaires maintenant, mais disons que j’ai ‘répondu’ à quelque chose qu’il a écrit. Ce qui n’est donc pas la même chose que ‘je vais créer quelque chose qui est le négatif parfait de LOST’. Mais je crois que l’une des choses qui m’intéressait vraiment, c’est qu’il y a une différence drastique entre la mort dans THE LEFTOVERS et la mort qui entraîne une réponse de deuil – il y a une fin au deuil, au-delà du fait que le temps passe, vous pouvez passer votre vie à être triste d’avoir perdu une personne que vous aimiez, mais vous arrivez à un moment où vous comprenez que cette personne est partie et que vous ne la reverrez plus jamais. La nature extrêmement ambiguë de la perte dans THE LEFTOVERS, sa soudaineté, l’impossibilité d’enterrer la personne ou de parler d’elle au passé donnent l’impression que l’être disparu continue d’exister. Ça, ça me semblait comme une idée profondément originale, intéressante et fascinante. Être dans un état perpétuel de confusion et de traumatisme, c’est différent du deuil. Et je ne savais vraiment pas à quoi ça allait ressembler, jusqu’à ce qu’on commence à écrire la série. Comment les gens font face à cela ? Est-ce qu’ils se suicident ? Est-ce qu’ils passent la nuit à pleurer ? Est-ce qu’ils paient des prostituées pour leur tirer dans la poitrine ? Est-ce qu’ils deviennent ultraviolents ? Regardons comment les gens réagissent lorsqu’ils sont déstabilisés, psychologiquement et spirituellement ? C’est une idée très différente de celle de LOST. Très différente de ‘Live together, die alone’.

En interviews, vous évoquez très souvent le fulgurant épisode 6 de la série, celui qui est dédié à Nora. Est- ce votre préféré ?
Pas forcément. Mon épisode préféré pour la première saison serait plutôt l’épisode 9, car je le trouve très représentatif du show dans son ensemble. En plus, tous les acteurs sont là. Il porte vraiment l’idée sous-jacente de la série : ces gens ont de gros problèmes avant le ravissement, mais ce ravissement devient l’alibi idéal pour justifier leurs problèmes. C’est l’un des épisodes que j’ai eu le plus de plaisir à écrire en tout cas. La raison pour laquelle je parle beaucoup de l’épisode dédié à Nora, c’est qu’au-delà de l’incroyable performance de Carrie (Coon, l’interprète de Nora, ndlr), j’aime l’idée de faire un épisode qui, après que la série a soigneusement évité le sujet du ravissement, ne parle toujours pas du ravissement tout en tournant pourtant autour d’une conférence sur le ravissement. On trouve toujours des idées assez cools pour chaque épisode, mais là, Carl Franklin (le réalisateur) et Carrie ont totalement transcendé le scénario. Quand j’ai vu pour la première fois la scène où Wayne étreint Nora, je me suis mis à pleurer. L’idée de pleurer devant son propre travail, c’est immensément narcissique (Rires.), mais j’avais vraiment l’impression d’avoir été complètement dépossédé de mon travail et qu’ils se l’étaient complètement réapproprié.

THE LEFTOVERS, créée par Damon Lindelof et Tom Perrotta
Saison 1 en DVD/BR le 7 octobre

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