Interview : Cary Fukunaga n’a-t-il aucune frontière ?

27-11-2015 - 15:51 - Par

Interview : Cary Fukunaga n’a-t-il aucune frontière ?

Il a suivi le parcours de migrants sud-américains dans SIN NOMBRE, a adapté Charlotte Brontë dans le romantico-gothique JANE EYRE, brillamment dirigé la première saison de TRUE DETECTIVE, puis est parti au Ghana tourner BEASTS OF NO NATION, premier film majeur estampillé ‘Netflix Original’. Touche-à-tout sans limite, peut-être. Mais qu’est-ce qui fait courir Cary Fukunaga ? On lui a posé la question.

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°49 daté novembre 2015

 

Cary Fukunaga est un peu énervant. Scénariste, cinéaste et directeur de la photographie brillant, il a également le physique d’un mannequin et la classe d’un dandy laid back. Accessoirement, il est sympa, aussi. Ni hipster condescendant, ni poseur arrogant. On aimerait tenter de le remettre en question, rappeler que l’on ne goûte pas TRUE DETECTIVE – pas de bol, sa mise en scène était le seul véritable atout de la série à nos yeux. Toute résistance est futile : Cary Fukunaga fait partie des réalisateurs les plus passionnants de sa génération et le confirme avec l’intense et bouleversant BEASTS OF NO NATION, chronique de l’existence tragique d’un enfant-soldat africain. Un gros morceau de cinéma, sensoriel et hypnotique (voir critique dans notre numéro précédent). Une vraie attaque des sens qui, en France, ne trouvera pas le chemin des salles mais qui est déjà disponible en exclusivité sur Netflix. Aux États-Unis et en Angleterre – où nous rencontrons Fukunaga lors de sa venue au BFI London Film Festival –, Netflix s’est associé à des exploitants pour distribuer BEASTS OF NO NATION sur un parc limité de salles. De quoi permettre au public d’apprécier le film tel qu’il a été conçu et de le qualifier pour les Oscars et les BAFTA. L’occasion pour nous de discuter avec le cinéaste de sa méthode, qui a fait de lui un nom révéré par les indés et courtisé par Hollywood.

 

BONN1On a découvert BEASTS OF NO NATION à Toronto sur un écran gigantesque…

Vous l’avez vu dans la salle IMAX ? J’aurais adoré être à cette séance, juste pour le voir sur un tel écran !

Même si le film n’est pas en IMAX, l’image était tellement imposante que c’en était encore plus impressionnant, très immersif. Et devant cet écran on s’est dit que cela devait être schizophrène pour vous d’avoir réalisé un film conçu pour la salle qui soit au final le premier ‘Netflix Original’ d’envergure…
Pour quel pays écrivez-vous ?

Pour la France.
C’est là que ça se complique pour moi car BEASTS OF NO NATION ne sortira pas du tout en salles chez vous à cause de la chronologie des médias. On est très excités à l’idée que le public français voie le film et d’avoir cette séance au Netflix Fest à Paris (cet entretien a été réalisé dix jours avant cette projection, qui a eu lieu le 19 octobre, ndlr). Mais ce n’est pas suffisant car en effet, ce film devrait pouvoir être vu sur grand écran. J’essaie toujours de convaincre Netflix de sortir BEASTS OF NO NATION en salles sur plus de territoires mais pour le moment ils se concentrent sur les États-Unis et le Royaume-Uni parce que c’est la première fois qu’ils font quelque chose comme ça. C’est encore un peu expérimental… Je ne dirais pas que tout ça est schizophrène à mes yeux mais, comme vous l’avez dit, la meilleure façon de voir BEASTS OF NO NATION reste sur grand écran. Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres films d’ailleurs – la salle est une expérience spéciale. Ceci étant dit, la plupart des gens ont découvert mes deux précédents films SIN NOMBRE et JANE EYRE sur le petit écran, après leur sortie cinéma. Et je crois que c’est le cas pour la plupart des films aujourd’hui – à part les gros projets de franchises : ils sortent sur un parc limité et la plupart du public ne les découvre qu’après, en vidéo. C’est une expérience différente. Je suis sûr qu’il y a des tas de films sur lesquels j’aurais eu un avis autre si je les avais vus au cinéma plutôt qu’en vidéo. C’est dommage, mais c’est comme ça.

Est-ce important pour vous, en tant que jeune cinéaste, d’être inclus dans les discussions et les réflexions que peut avoir l’industrie sur les nouveaux modes de distribution ?
Ça l’est, oui. Imaginons que BEASTS OF NO NATION ait été un film d’un genre plus traditionnel – un pur drame, un thriller, un policier ou une comédie, peu importe. Si cela avait été l’incursion de Netflix dans le monde du cinéma, la conversation aurait porté sur ‘c’est inédit, c’est une première’. Mais parce que BEASTS OF NO NATION n’est pas facile à vendre et que le film aurait de toute façon lutté pour faire sa place dans les salles de cinéma, le débat s’est déplacé et s’est concentré sur ‘le genre de films que Netflix peut faire’. Cela ne veut pas dire que Netflix ne fera pas des films plus traditionnels – que ce soit un film de kung- fu (TIGRE ET DRAGON 2, ndlr) ou des comédies d’Adam Sandler. Personnellement, je ne sais pas ce que Netflix fera dans le futur. Mais BEASTS OF NO NATION leur indiquera peut-être qu’ils peuvent miser sur des projets audacieux sans pour autant prendre autant de risques que si un studio faisait les mêmes films et les sortaient dans un parc limité de salles. Je déteste utiliser des termes comme ‘film à Oscars’ ou ‘film à message’ parce que pour moi BEASTS n’est pas fait pour avoir des récompenses six mois après sa sortie mais pour que, dans 5, 10 ou 20 ans, il soit encore vu par les gens. Qu’il n’ait pas l’air d’être un vestige de son époque, qu’il soit toujours pertinent et accessible. Les meilleurs films sont ainsi, qu’ils datent de l’an dernier ou d’il y a soixante ans. Si BEASTS OF NO NATION a une vie dans le futur et si Netflix saisit cette opportunité de concrétiser des projets qui ne suivent
pas les algorithmes traditionnels du financement, cela pourrait être fantastique pour le processus créatif, pour les scénaristes et les réalisateurs de films que les studios ne font pas.

BEASTS OF NO NATION est l’un des films les plus sensoriels de l’année…
Qu’entendez-vous par là ?

Que mes sens étaient submergés et attaqués émotionnellement…
D’accord. (Rires.)

Exergue1Cela définit assez bien votre cinéma en général, d’ailleurs. Mais concernant BEASTS, aviez-vous conscience qu’en allant sur ce terrain, le film affichait une vraie filiation avec APOCALYPSE NOW ?
Si BEASTS OF NO NATION est lié à APOCALYPSE NOW, nous en sommes le tout petit cousin ou le petit frère car nous n’avons eu que sept semaines de tournage. Avec un tout petit budget. Après, des films comme APOCALYPSE NOW, PLATOON, EMPIRE DU SOLEIL, LES MOISSONS DU CIEL ou LA LIGNE ROUGE sont tous des influences. Mais l’échelle d’un film comme APOCALYPSE NOW nous était inaccessible. Ce film est tellement incroyable. Il y a tant de séquences géniales, hypnotiques par leur ampleur… Ceci étant dit, on ne peut séparer APOCALYPSE NOW de « Au cœur des ténèbres » (la nouvelle de Joseph Conrad qui a inspiré Coppola et qui se déroule en Afrique noire, ndlr). BEASTS revient donc presque aux origines de ce voyage vers les parties les plus sombres de la nature humaine. Oui, en ce sens, vous avez raison.

Vous filmez la violence comme une transe, via un déluge sonore et visuel. Est-ce un travail que vous envisagez dès l’écriture ou qui ne peut prendre forme qu’en post production ?
Certaines choses aboutissent en post production, d’autres sont préméditées à l’écriture. Par exemple, la séquence où les couleurs changent était totalement pensée a priori. Comme je suis aussi directeur de la photographie de mes films, j’ai eu avant le tournage de longues conversations avec mon coloriste, avec qui j’avais déjà bossé sur TRUE DETECTIVE (Steven Bodner, ndlr). Pour le sound design, je savais à l’avance que dans certaines séquences nous serions dans le noir et que l’on entendrait des choses se déroulant hors champ. Et puis, certains autres éléments sont découverts pendant le montage. C’est d’autant plus vrai sur BEASTS OF NO NATION que l’on a rencontré pas mal de problèmes sur le tournage en raison de notre planning serré. Pour la séquence d’embuscade sur le convoi, on a eu énormément de soucis météo : il a commencé à pleuvoir et l’on ne pouvait plus tourner. Le moment où les deux enfants discutent sous le camion n’était pas prévu ainsi : comme il pleuvait, on a décidé de les abriter car c’était tout ce que nous pouvions faire pour mettre en boîte. Et au final ça me convient parfaitement. Tous ces contretemps météo signifiaient aussi que nous devions constamment revenir sur les lieux pour finir la séquence. Ça a donc pris du temps sur d’autres séquences : la bataille dans la ville dont ils essaient de prendre le pont n’était pas planifiée telle quelle. Nous n’avions que deux jours et demi pour la tourner et j’ai dû changer au dernier moment la manière dont elle était découpée. On est passé d’une séquence ample de combat à une séquence où le Commandant regarde la bataille se dérouler, ce qui nous permettait de garder la caméra sur lui et de ne pas avoir à la balader dans un sens puis dans l’autre. Du coup, comme tout avait changé, je ne savais pas trop ce que ça allait donner au montage. C’est Mikkel Nielsen, l’un des deux monteurs du film, qui a eu une idée de mixage : la musique est arythmique – même avec le chant – et c’est totalement voulu. Nous voulions déstabiliser le spectateur. Vous avez parlé de transe… La musique au synthétiseur donne ce sentiment de vous mener vers quelque chose d’exaltant émotionnellement et en même temps, de totalement dissonant par rapport à ce que vous voyez à l’écran. Je voulais obtenir cet effet mais c’est Mikkel, au montage, qui a trouvé comment faire.

BONN2Vous avez été chef opérateur de courts-métrages d’Andrew MacLean (réalisateur de ON THE ICE) et Benh Zeitlin (réalisateur des BÊTES DU SUD SAUVAGE) notamment. Ce sont comme vous de jeunes auteurs conscients du monde et qui se penchent sur des personnages ou des univers délaissés par Hollywood. Y voyez-vous une famille de cinéma ?
Je suis très proche d’Andrew et de Benh, effectivement, et de Jonas Carpignano aussi, qui vient de sortir le film MEDITERRANEA. Ils sont plus jeunes que moi mais nous sommes proches. Leur approche artistique est irrévérente à l’égard de la ‘méthode traditionnelle’ et j’aime ça. Cela se sent dans les films de Benh : ils sont très bruts – et c’est en partie pour ça qu’ils sont si forts. Après, je ne rejette pas Hollywood, personnellement. Je pense même que mes films, dans leur exécution, sont assez traditionnels. Et c’est voulu. Du point de vue de mon apprentissage, je me vois un peu comme un peintre du XIXe : d’abord j’ai assimilé le classicisme et à partir de là… Je sens que j’atteins à peine le stade où je peux commencer à expérimenter. J’ai l’impression de comprendre comment on fait un ‘film classique’. Maintenant je veux commencer à jouer un peu plus.

Dans vos films vous appliquez votre imaginaire à la réalité via un vrai désir de mise en scène du monde. Le début de BEASTS OF NO NATION, où le jeune Agu se promène avec le cadre d’une télé désossée pourrait être un symbole de ça. Tout comme, dans votre court-métrage VICTORIA PARA CHINO, ce plan du loup dans un wagon qui semble être la scène d’un vieux théâtre…
Parfois, certains pensent que le poste télé au début de BEASTS renvoie à Netflix mais c’était dans le film bien avant… Pour moi, il y a dans cette idée quelque chose renvoyant à Magritte et à son ‘Ceci n’est pas une pipe’ (en français dans le texte) : c’est une manière de reconnaître que le monde d’un film est fabriqué. Le cadre – ce qui existe dans le cadre, ce qui existe au-delà du cadre – est une réalité que je dicte. Pour moi, c’est ce que représente le poste de télé dans BEASTS OF NO NATION ou le papier peint au motif de chemin forestier dans le tout premier plan de SIN NOMBRE. Ça me permet de dire au spectateur : ‘On commence un film. Bienvenue. Vous savez que vous êtes assis dans le public, vous êtes avec des amis ou seul, peu importe. Commençons.’ Et là je vous emmène dans cet espace. Je ne vais pas juste débuter une histoire de manière abrupte ou choquante. Non, je veux vous emmener délicatement dans cette histoire. Pour moi c’est une manière de faciliter la suspension d’incrédulité.

Exergue2

On a la sensation que vous n’avez ni frontière ni limite, que ce soit en termes de genres que vous abordez, d’univers sur lesquels vous vous penchez, de pays où vous êtes prêts à travailler etc. Pourtant, tout ce que vous faites est lié : quel serait ce lien, selon vous ?

(Il inspire longuement et hésite)

S’il y a un lien, évidemment. Peut- être avez-vous juste un désir de diversification…

Pour le festival de Telluride, j’ai eu un dialogue écrit avec mon ami K’naan (Warsame, ndlr) sur le fardeau du storytelling. K’naan est d’origine somalienne, il est chanteur, musicien, auteur… Ses racines signifient qu’il porte le fardeau de devoir conter l’histoire de sa communauté. Et s’il allait au-delà, on lui dirait : ‘Mais tu es somalien, tu dois raconter ça’. De mon côté, quand je m’intéresse à d’autres cultures on me dit : ‘Qui es-tu pour faire ça ? Tu es extérieur à tout ça, pourquoi aurais-tu le droit de raconter notre histoire ?’ C’est comme si on devait avoir la permission du monde pour raconter une histoire qui nous intéresse. Qui décide de votre légitimité ? Elle est peut-être là mon irrévérence : en dépit du classicisme de mes premiers films, je me fous qu’on me donne l’autorisation de raconter une histoire ou pas. Je veux juste travailler, faire des recherches pour que mon film soit le plus authentique possible. Et ensuite, continuer à déjouer les attentes en changeant de direction sur le projet suivant. En fait, je ne veux juste pas être défini.

Vous ne rejetez pas Hollywood mais l’on sent que vous recherchez le contrôle sur vos films – la preuve étant votre implication sur le remake de ÇA chez Warner, puis votre désengagement. Mais pourquoi obtenir ce contrôle ? Pensez-vous avoir en vous des films qui intéresseraient l’industrie hollywoodienne telle qu’elle est aujourd’hui ?
Je pense que vous avez raison… J’ai vu des réalisateurs aller d’un premier film indépendant à des projets de majors et passer un très mauvais moment. Je ne veux certainement pas me cramer. Et je ne veux jamais me trouver dans la position où mes acteurs me disent quoi faire. Le contrôle est essentiel mais je pense que dans le système hollywoodien vous pouvez travailler avec des gens qui apprécient et protègent votre vision. Je ne suis pas intransigeant. Dans ce métier, on ne va pas bien loin en étant intransigeant. Il faut travailler avec les autres. Il faut trouver un moyen pour que les gens qui décident s’ils vont vous protéger aient le sentiment que vous respectez leurs besoins. Il faut s’entraider. Travailler à Hollywood signifie aussi faire un film ayant un large dénominateur commun, capable de pousser un grand nombre de gens à se déplacer en salles et à payer leur place. Sachant tout ça, est-ce que je pourrais faire un tel film ? Je l’espère ! (Rires.)

BEASTS OF NO NATION
Disponible sur Netflix
Lire notre critique

 

 

 

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