Dossier : CREED, au nom du fils

13-01-2016 - 17:08 - Par

Dossier : CREED, au nom du fils

En 1976, Balboa, 30 ans, petit homme de main d’un usurier et boxeur local, combattait Apollo Creed. Le début d’une amitié basée sur le respect et la fraternité. Quarante ans plus tard, Balboa et Adonis, fils d’Apollo, vont mener ensemble un combat capital. Héritier de ROCKY et spin-off départi de tout opportunisme, CREED est un miracle de film. Il assoit Ryan Coogler comme l’un des réalisateurs les plus à même de bouleverser les habitudes hollywoodiennes. C’est parce qu’il a du cœur.

Ce dossier a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°50 daté décembre 2015/janvier 2016

 

Creed-Pic1Le 6 novembre dernier, Philadelphie devenait « Ville du Patrimoine mondial » au même titre que Paris, Le Caire, Berlin ou encore Jérusalem. Un titre de prestige pour l’un des berceaux de la démocratie américaine. Il y a plus de deux siècles, au sein de l’Independence Hall, bâtiment classé à l’UNESCO, furent signées la Déclaration d’Indépendance et la Constitution. Philadelphie est la seule ville des États-Unis qui a intégré la liste, ce n’est quand même pas rien. Mais il fallait être scotché aux chaînes locales pennsylvaniennes pour l’apprendre. On le sait, on était sur place. Les Philadelphiens auraient pu s’en gargariser et le Maire en faire des caisses. Mais non, ils étaient trop occupés par ailleurs. La ville avait les yeux rivés sur le héros local : Rocky Balboa. La veille, Michael Nutter, Démocrate en fonction à l’Hôtel de ville depuis 2008, s’était rendu à la projection de CREED, spin-off de ROCKY, dans un cinéma tout ce qu’il y a de plus normal. Il était deux rangs devant nous et il a particulièrement aimé le spectacle. Le lendemain, le vendredi 6 novembre donc, il accueillait l’équipe du film, sur l’esplanade du Musée des Arts, qui trône au bout de l’Avenue Benjamin Franklin. En haut des marches rendues célèbres par les films ROCKY, celles que le boxeur gravit victorieux, en point d’orgue de training montages fantasmatiques et rebaptisées presqu’officiellement les « Rocky steps ». Là, le Maire Michael Nutter, à qui Stallone a offert un blouson à l’effigie de CREED, annonce que le 25 novembre, jour où le film atteindra les salles américaines, sera le « CREED day ». En contrebas, en marge du rond point Eakins Oval, la statue de Rocky ferait presque de l’ombre à celle de George Washington. Philadelphie est une vieille ville historique, résolument ancrée dans la pop culture. Depuis 40 ans, le boxeur est son meilleur ambassadeur. Mais « la bête est partie » et Rocky a raccroché ; après quatre décennies de règne, atteint par les coups et seul rescapé d’une vie qui lui a enlevé sa femme Adrian, son complice Paulie, son entraîneur Mickey, Rocky passe le flambeau. Au fils d’Apollo, son meilleur ami décédé sous les coups d’un monstre soviétique, en pleine Guerre froide. Le nouveau héros de Philadelphie s’appelle Adonis Creed.

Exergue1« J’étais content avec ROCKY BALBOA (ROCKY VI, ndlr) et pour moi, l’histoire de Rocky était finie. Pas besoin d’aller plus loin », explique Stallone. ROCKY BALBOA, sorti en 2006, a été salué par les critiques et aimé du public, cumulant 156 millions de dollars de recettes. Oui mais face à lui et à son refus obstiné, Ryan Coogler, futur réalisateur de FRUITVALE STATION, est insistant. Ce jeune cinéaste, à peine sorti de l’école, veut lui parler de son idée de spin-off : un film sur le fils caché d’Apollo, Adonis, né d’une liaison, mais recueilli par la veuve d’Apollo. Adonis est une petite frappe, qui va de foyer en foyer, car sa mère aussi est morte. Adopté par Mary Anne Creed, il est élevé à Los Angeles, dans une luxueuse villa achetée par Apollo à force de combats gagnants. Adonis a vaguement canalisé ses accès de violence sur le ring. Il est bon, mais personne ne l’entraîne, et il se voit réduit à accepter des matchs au Mexique, sans coach à ses côtés. Sa mère adoptive l’a mauvaise : Adonis est aussi bon boxeur que son père, et il est aussi suicidaire. Le jeune homme finit par prendre la route pour Philadelphie et demander à Rocky de l’entraîner. « Une semaine avant que je ne démarre le tournage de FRUITVALE STATION, se souvient Coogler, alors que je devenais fou parce qu’on devait boucler les prises de vue en moins de vingt jours, j’ai reçu un appel d’Adam Venit, mon agent, qui me dit : ‘Prends un billet d’avion, Sly a une heure’. » Mais rien n’y fait. ROCKY BALBOA, sorti en 2006, c’est la fin de l’histoire. Sly résiste, balaie l’idée d’un revers de main, pendant un an et demi. Jusqu’à ce qu’Irwin Winkler, producteur légendaire de la saga, voie FRUITVALE STATION, gagnant du Festival de Sundance 2013. « Là, je me suis dit : ‘quand est-ce que je rencontre ce type ?’ » se souvient Winkler en rigolant. L’idée fait son chemin, même chez Stallone. « Mon histoire était terminée certes, mais il y avait une nouvelle génération née quand ROCKY a démarré. Cette histoire-là n’avait pas été racontée. » La saga ROCKY, ce sont des films de famille pour tout un vivier de jeunes gens nés au début des années 80 car ils sont des hits du règne de la VHS (du moins pour les quatre premiers). Ils sont comme des canons du cinéma américain. Des zones de confort pour tout spectateur étranger qui veut avoir une vue sur une certaine culture américaine. Pour Ryan Coogler, c’est encore plus profond. Écrire et réaliser ce spin-off, c’est rendre hommage à son père. Avec lui, il regardait Stallone se battre sur le ring. Avant chaque match de foot (sport que Ryan pratique ardemment à l’université), son papa lui montre ROCKY. « J’ai connu ROCKY par mon père, nous dit Ryan Coogler. Quand il est tombé malade, le voir devenir faible, perdre sa masse musculaire, avoir besoin d’aide au quotidien, m’a traumatisé. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de CREED. » La saga ROCKY a toujours traité de la relation père-fils. Balboa a toujours vu en Mickey, son entraîneur, une figure paternelle. Il est un père absent dès ROCKY V, lorsqu’il consacre tout son temps à Tommy Gunn négligeant son propre fils (joué par Sage Stallone), qui finira par s’éloigner. Tommy Gunn, l’enfant battu qui a lancé son premier direct du droit dans la tête de son paternel. Les exemples sont nombreux. « La saga ROCKY regarde cette relation spéciale par le prisme de la boxe, continue Coogler. Adonis a un lien complexe à son père. Un lien biaisé car Apollo est mort avant sa naissance. Pourtant, ce père a un impact quotidien sur sa vie. Entre Adonis et Rocky, une relation père-fils s’installe de manière fulgurante. C’est intense. Ils se comprennent vite et veillent l’un sur l’autre. »

Creed-Pic2« La boxe, explique Coogler, c’est un sport où même si l’on est seul à combattre, on a les mains entravées et besoin de quelqu’un pour vous aider. » Pour vous donner à boire entre deux rounds ou soigner une blessure qui pisse le sang. Vous dire que vous êtes le meilleur, que vous n’avez « pas mal », que l’autre est en train de flancher. Si Rocky est devenu l’étendard de l’individualisme le temps d’un ROCKY IV dans lequel notre boxeur du monde libre combat le communisme (Ivan Drago), c’est oublier un peu vite que le premier opus, ROCKY, était un film de prolos, où les oubliés du rêve américain tentaient de recouvrir un peu de dignité (la saga a repris ce chemin dès ROCKY V). Philadelphie, c’est une ville populaire, où les plus gros employeurs sont l’administration, l’université et l’hôpital. Une ville de cols bleus qui résonne forcément dans le cœur de Coogler, lui dont les parents ont été travailleurs sociaux – lui-même a travaillé comme conseiller dans une prison pour mineurs. Et si la fin de ROCKY semble heureuse, même dans la défaite, ROCKY II entérine l’un des thèmes fondateurs de la saga : la crise identitaire. D’autant plus quand on est citoyen de la plus grande puissance mondiale. Tessa Thompson, qui incarne la petite amie d’Adonis (Michael B. Jordan) dans CREED, égratigne l’idée que l’Amérique se fait du succès : « En tant qu’Américains, on a l’habitude de dire qu’il suffit de se bouger, d’essayer, et de persévérer. Il y a un fond de vérité là- dedans, mais ce qui manque dans cette équation, ce sont les gens qui vous aident. Il y a des choses qu’on ne fait pas tout seul. » CREED a hérité des premiers ROCKY une forte conscience sociale. « Je ne suis pas né à Philadelphie, précise Coogler. Et comme quand Sly a fait ROCKY, j’ai voulu faire participer de vrais Philadelphiens. Il fallait qu’on puisse me dire : ‘Hey, c’est pas comme ça ici’. C’est important car ce sont des images qui vont voyager et représenter cette ville aux yeux du monde. Cette réalité est primordiale pour moi. » Si elle souligne l’intégrité du réalisateur, l’authenticité qui sous-tend le film ne reflète pas moins, par effet de négatif, la crise identitaire d’Adonis, gamin sans père, sans origine mais à l’héritage trop lourd, qui a quitté la chaude et lumineuse Californie pour une Pennsylvanie étrangère et transie de froid. Un garçon qu’on n’appelle jamais deux fois par le même nom : « D. », « Don », « Adonis », « Johnson » (du nom de sa mère biologique), « Hollywood », « Baby Creed ». Mais comment traduire, narrativement, cette fêlure ? Qu’il se heurte à l’Amérique successful pour perdre ou gagner (ROCKY I et II), qu’il découvre la peur et dépasse le traumatisme d’avoir été mis KO (ROCKY III), qu’il s’attaque à toute une idéologie (ROCKY IV), au sport spectacle pourri par l’argent (ROCKY V) ou à sa propre colère (ROCKY VI), Rocky Balboa a toujours affronté des adversaires à la hauteur d’enjeux personnels et intimes. Et l’antagoniste de CREED, lui aussi, remplit cette fonction révélatrice. Il s’appelle Conlan, il vient de Liverpool, c’est une brute épaisse qui boxe pour subvenir aux besoins de sa famille. « Je voulais que Conlan soit compliqué, nous explique Ryan Coogler. Aussi compliqué qu’Apollo l’était. Apollo reste le plus mémorable des adversaires de Rocky, parce qu’il était complexe et que vous ne pouviez pas être totalement contre lui. Vous le compreniez. Et surtout, je voulais que l’adversaire vienne d’une partie du monde qui nous soit aussi étrangère que familière. La boxe, c’est un sport international, le monde entier le pratique. Et pour moi qui ai grandi en jouant au foot, un sport très américain, c’était intéressant. J’ai toujours eu l’impression de rater quelque chose : je n’ai jamais pris un avion pour disputer un match à l’étranger. Un boxeur de Grand Rapids comme Mayweather peut aller se battre contre un boxeur des Philippines. Ce sont des matchs pour lesquels le monde entier s’arrête et regarde. On a choisi le Royaume-Uni car c’est très différent des États-Unis mais quelque part assez proche. Liverpool est très semblable à Philadelphie. La richesse de la scène musicale, l’importance de la classe ouvrière. C’est un vivier d’athlètes aussi. Conlan a un sens très aigu de son identité, il sait exactement qui il est. Il est très aimé de sa communauté. Il a une réputation à tenir. Il a un nom, un titre. Il est tout ce qu’Adonis n’est pas. »

Exergue2

Il y a trois ans, avec FRUITVALE STATION (l’histoire d’Oscar Grant, jeune homme noir tué à la Saint Sylvestre par un policier blanc à Oakland, Californie), Ryan Coogler s’imposait comme un jeune cinéaste social et humaniste à suivre de près. Mais les débordements pathos qui plombaient son premier film, fruits de son allégeance sans faille à ceux qui lui avaient permis de raconter cette déchirante histoire vraie, ont aujourd’hui disparu au profit d’un sentimentalisme poignant et assumé. « Je n’ai absolument pas peur de ça ! rigole-t-il. Je suis un mec sentimental. Je peux être dur et me la raconter, mais je viens d’une famille très émotive. Je fais donc un film sur des combattants. » Au-delà d’une opiniâtreté et d’une combativité similaires entre Stallone et Coogler (voir encadré), CREED est aussi un hommage à ROCKY en ce sens qu’il jalouse et rend grâce à son esprit 70’s, presqu’existentialiste. Bien sûr, Rocky n’a jamais été un héros nihiliste typique de cette période cynique post-Vietnam. Sly n’était pas Creed-Pic3Nicholson ou Hackman. ROCKY n’était pas politique. Mais ce mec un peu moche, pas bien malin, fauché, qu’on traite de clodo à longueur d’errances dans Philly, revendique d’exister et lutte contre lui-même pour être à la hauteur de l’Amérique. « Les époques, celle de ROCKY et la nôtre, sont assez similaires, nous dit Coogler. Dans les années 70, la guerre du Vietnam venait de se terminer, les gens étaient cyniques. Aujourd’hui, nous sommes post-Irak et post-Afghanistan, on est lassés et oui, on est cyniques. On a donc la matière pour faire des films provocants et stimulants », nous dit Coogler. FRUITVALE STATION comme étendard d’une génération « Black Lives Matter », le jeune réalisateur offre à l’Amérique un CREED sentimental qui prend le contrepied de l’époque comme ROCKY, presque fleur bleue, prenait le contrepied de la sienne. Une nouvelle franchise, rattachée à l’une des plus grandes sagas du cinéma, portée par un protagoniste noir. Hier ROCKY. Aujourd’hui CREED. « ROCKY VII peut- être, dit Stallone. Mais surtout CREED 1. Une histoire inscrite dans le maintenant. Pas dans le passé ». Une représentation de ce qu’est l’Amérique aujourd’hui, revenue de l’individualisme, ancrée dans la diversité, plus trop sûre d’elle. « Je vois le monde à travers les seuls yeux que je connaisse : les miens, ceux d’un homme noir, nous dit Ryan. Je veux montrer l’Amérique que je connais, celle qui est ma maison. Ma place dans ce pays en tant que Noir est compliquée. Un peu comme celle d’Adonis. » Coogler est le fer de lance d’une génération de storytellers qui vient bouleverser le visage d’Hollywood. Michael B. Jordan, muse et meilleur ami de Coogler et star de FRUITVALE STATION et CREED, synthétise avec force leurs ambitions : « Ensemble, on raconte des choses qui nous importent. On prend à cœur de faire des films dont nous sommes fiers et que la génération qui arrive pourrait aimer. On veut parler à la jeunesse et raconter des histoires qui changent la manière de penser, pour qu’elle soit plus positive. » Des années 70, ils ont rejeté le nihilisme, mais embrassé le besoin vital d’assouvir leur soif d’expression.

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