Interview : Jeff Nichols, pour MUD

01-05-2013 - 15:26 - Par

Interview : Jeff Nichols, pour MUD

Il est l’un de nos jeunes cinéastes fétiches, déjà promis à être l’un des plus grands. Retour sur notre interview de Jeff Nichols, pour la sortie en salles de MUD.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans Cinemateaser Magazine n°23 daté avril 2013

Selon lui, le public est « intelligent et intuitif ». Une foi ayant sans doute une influence primordiale dans le brio de sa jeune carrière. Ses trois films, SHOTGUN STORIES, TAKE SHELTER et MUD, l’ont imposé comme l’un des cinéastes majeurs de sa génération. Pour Cinemateaser, Jeff Nichols se penche sur ses influences, les légendes américaines et la quintessence de son cinéma. Et se marre. Souvent.

 

Mud-Pic2MUD a reçu un bel accueil aux festivals de Sundance et d’Austin cette année, mais pas à Cannes l’an passé. Cela vous a-t-il déçu ?
C’est vrai qu’à Cannes, MUD a reçu des critiques mitigées, du moins si je me réfère à celles en anglais. En plus de cela, le film n’avait pas trouvé de distributeur américain. Mais il y a eu aussi la projection dans le Palais des Festivals : le public semblait vraiment dedans, il riait ou semblait effrayé à certains moments. La salle était debout à la fin. Mon passage à Cannes c’est tout ça à la fois. Je suis passé par des sentiments vraiment étranges car pour la première fois de ma carrière, je me demandais si un de mes films allait s’en sortir…

L’été dernier, votre producteur Aaron Ryder nous disait toute sa frustration quant aux soucis de distribution de MUD. Cela vous a-t-il empêché de passer à autre chose, de bosser sur un autre projet ?
Disons qu’après la présentation à Cannes, je me suis donné deux mois. J’avais déjà en tête l’idée pour mon prochain projet. Mais ma femme et moi avons déménagé et j’ai pris cette excuse pour ne pas bosser. Je crois que j’essayais surtout de gérer les problèmes de MUD. Après ces deux mois de pause, je me suis rendu compte que cette idée de film n’avait pas changé, qu’elle n’avait pas été altérée du tout par tout ça. En fait, je n’avais fait que repousser l’inévitable : à un moment, j’allais devoir m’asseoir pour écrire. Et comme c’est un processus difficile qu’on essaie toujours de remettre au lendemain… Au final, devant mon miroir un matin, je me suis juste dit qu’il fallait m’y remettre.

Nichols-Exergue1Le ton de MUD est très différent de celui de vos deux premiers films, SHOTGUN STORIES et TAKE SHELTER. Il est moins lourd, moins sombre. Pensez-vous qu’il dénote d’une certaine sérénité personnelle ?
Non, pas vraiment… Selon moi, nous sommes tous fait de diverses facettes. En fait, j’ai écrit TAKE SHELTER et MUD en même temps. J’aime que mes films reflètent cette diversité émotionnelle, le fait que dans la vie nous puissions être tristes et heureux. Les histoires de mes deux premiers films étaient pesantes, c’est vrai. Mais MUD parle de l’enfance, et même s’il contient des éléments très dramatiques, cela n’aurait pas été honnête de ma part d’en faire un film aussi lourd que SHOTGUN et TAKE SHELTER. Car les personnalités d’Ellis et Neckbone (les deux adolescents du film, ndlr) ne sont pas sombres. Leur esprit est lumineux. La caméra devait donc se mouvoir en accord avec cela, le film en lui-même devait être en accord avec cela, le ton général également. MUD devait être différent. Chaque film doit avoir sa propre atmosphère. Et c’est l’histoire qui la dicte, pas moi. Bien sûr, je mets de mes traits et de mes sentiments personnels dans chacun de mes films, mais chacun mérite d’exister par lui-même.

Quelles expériences personnelles vous ont mené à ces trois films, alors ?
SHOTGUN STORIES représentait ma peur que l’un de mes frères soit tué. Ce qui n’est jamais arrivé mais j’explorais cette crainte. (Rires.) TAKE SHELTER se penchait sur l’appréhension que ma vie et le monde autour de moi déraillent. MUD revient sur mon premier chagrin d’amour, sur la douleur qu’il a engendrée et sur comment je suis parvenu à grandir et à la dépasser. Cela en fait un film bien plus nostalgique que mes deux premiers. Or, vous ne pouvez pas combattre les souvenirs. SHOTGUN et SHELTER tentaient de gérer des peurs très palpables qui agitaient mon esprit.

Mud-Pic3On vous compare souvent à Terrence Malick, mais il serait plus juste de dire que vous êtes un héritier de Steven Spielberg. Est-ce que vous voyez la connexion entre son cinéma et le vôtre ?
Oui, complètement… En grandissant, j’étais très inspiré par Spielberg. À l’époque, je n’étais pas encore cinéaste. Je n’essayais même pas de l’être. J’étais juste un gamin qui aimait aller au cinéma. Ce n’est qu’une fois à l’université que je me suis senti attiré par le cinéma de Terrence Malick. Je ne peux pas choisir l’un ou l’autre : ils m’ont tous les deux appris qui je suis. Aussi bien en tant que cinéphile que cinéaste. Je ne veux pas faire uniquement des films rappelant Spielberg ou Malick. En fait… je veux juste être moi-même. (Rires.) C’est toujours très flatteur quand on me compare à Terrence Malick, mais j’avoue ne pas voir la filiation aussi clairement que certains. Peut-être est-ce dû au fait que nous faisons des films où la nature importe énormément. Cela dit, ses films sont VRAIMENT sur la nature. (sourire.) Il la filme, il décortique notre lien à elle… Ses films sont sur la vie dans le sens entier du terme et se penchent sur des concepts majeurs. Je ne pense pas jouer sur ce terrain-là. J’essaie avant tout de faire des longs-métrages très personnels qui d’une manière ou d’une autre, s’avèrent être connectés à la nature. Quant à Spielberg, c’est un immense storyteller. LES DENTS DE LA MER, RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE et E.T. sont parmi les plus grands films jamais faits, selon moi. Il m’a inspiré de deux manières : tout d’abord par sa réalisation, toujours au service de l’histoire. Ensuite parce que ses films ont toujours été divertissants, tout en étant honnêtes et personnels.

Après un long passage à vide artistique, Matthew McConaughey effectue un impressionnant come-back, alors même que le cinéma américain semble s’intéresser de plus en plus au Sud des États-Unis et à sa culture. Voyez-vous Matthew comme une icône ?
Il pourrait l’être, oui. Car il est l’un des rares acteurs américains à vraiment venir du Sud. Certains prétendent en être originaires. (Rires.) Lui l’est vraiment. Pour le rôle de Mud, j’avais Matthew en tête depuis que je pense à ce film, à savoir depuis mes années étudiantes. Pour moi, c’est un acteur que les gens veulent aimer. C’est pourquoi sa carrière a dérivé vers des rôles un peu faciles pendant une décennie. Ce qui est assez ironique car l’accumulation de tous ces films a fait que le public a fini par ne plus l’apprécier… Mais si on regarde sa carrière dans sa globalité, il a travaillé avec de grands cinéastes dont Spielberg, John Sayles… Dans DAZED AND CONFUSED de Richard Linklater, il est incroyable ! Matthew est un « acteur à personnages ». Et en l’occurrence, je veux travailler avec ce genre de comédiens. Ce terme est trop souvent péjoratif. Pourtant, les « acteurs à personnages » m’impressionnent. Comme Michael Shannon ou Matthew. Il lui a juste fallu vieillir un peu, passer par diverses expériences, pour qu’il accepte son statut. Les gens semblent ne vouloir que des « leading men ». Moi, les « leading men » m’emmerdent.

Avec Mud, vous offrez un héros fantasmatique au Sud des États-Unis. Sa première apparition dans le film est irréelle, très symbolique. Aviez-vous envie que Mud incarne ce que le Sud est, peut être, veut être ?
Oui, tout à fait. Surtout que MUD se déroule sur le Mississippi, qui est un vrai mythe américain. Ce fleuve est là, il est réel, mais il charrie aussi une histoire, une légende. Comme Mud, il existe au-delà de ce que vous voyez de lui. Dans SHOTGUN STORIES et TAKE SHELTER, je m’attaquais à des choses très réalistes, autant que faire se peut. J’avais des règles très strictes là-dessus. Je me suis assoupli pour le personnage de Mud, car je voulais que le public remette constamment en question son existence. Est-il réel ? Est-il un menteur ou non ? Pour que cela fonctionne – et là réside tout le talent de Matthew – il fallait que Mud croie en tout ce qu’il dit. Il croit en ce qu’il dit, en ce qu’il fait et en comment il le fait. C’est pour cela qu’il n’est pas malveillant. Et puis, MUD est conté du point de vue d’Ellis : s’il l’a vu apparaître sur cette plage, peu importe que ce ne soit pas réaliste.

Nichols-Exergue2Vous parlez du mythe du Mississippi… Dans SHOTGUN STORIES, vous relisiez en quelque sorte l’histoire de l’affrontement entre les clans Hatfield et McCoy. Est-ce une volonté consciente de votre part de revisiter les légendes américaines ?
Je n’y pense pas de cette façon en écrivant, mais ce sont effectivement des thèmes qui m’intéressent. Je ne parviens pas à expliquer pourquoi, mais disons que je tends naturellement vers ce genre d’histoires. Je veux qu’elles soient épiques, mais qu’elles se penchent aussi sur des choses et des gens très réels. Tout cela combiné donne ce qu’on va appeler… mon style. (Rires.) Mon désir conscient de faire des films amples ne se reflète pas seulement dans la réalisation, mais aussi dans les émotions. Avec Mud, je voulais créer un personnage comme Luke la main froide, Butch Cassidy ou le Sundance Kid. Ma version de l’icône américaine…

C’est le cas dans tous vos films : vos personnages sont très réalistes mais demeurent de vrais héros de cinéma…
Oui… Nous parlions de Spielberg et Malick tout à l’heure et MUD est l’exemple parfait de ce tiraillement. Je ne veux pas faire d’obscurs films d’art et essai. J’aime aller au cinéma. J’aime parler de « movies » plutôt que de « films ». J’ai été élevé comme ça. Je veux faire des films qui peuvent aussi bien divertir qu’avoir un réel sens artistique. Des films qu’on a envie de regarder.

Il y a aussi une certaine recherche du classicisme chez vous. Diriez-vous que chaque outil, que ce soit la steadycam ou les CGI, ne vous sert qu’à bâtir votre storytelling ?
Complètement. L’histoire fait loi. Tout vient après. Y compris moi-même, mon ego ou mes désirs. Dans un film, tout est faux et c’est mon boulot d’essayer de prétendre que tout est réel. Donc je m’impose des règles strictes pour accomplir cela : la lumière, les mouvements de caméra, les dialogues, le jeu, les costumes, les décors… Je prends tout ça très au sérieux, hein ? (Rires.)

Mud-Pic1Le hors-champ est encore une fois vital dans MUD et l’on dit souvent de vos films qu’ils sont ouverts à interprétation. Pourquoi est-ce si important pour vous de laisser la place à l’imagination du public ?
Mon but premier est d’élaguer mes scripts au maximum. Je crée un solide background à mes personnages. J’ai une foule d’informations. Je suis donc tenté de les inclure subrepticement mais en fait, le public est si intelligent et intuitif de nos jours, que vous n’avez qu’à donner peu pour qu’il comprenne et remplisse lui-même les blancs. C’est un défi effrayant de procéder ainsi. Mais c’est aussi très amusant de faire un film qui puisse mettre l’esprit des spectateurs en alerte. À mon sens, c’est le plus gros challenge lors de l’écriture d’un scénario. En tout cas, chez moi, cela commence dès l’écriture. Parfois les gens me demandent pourquoi je ne coupe pas plutôt au montage, après tournage… Même si je le fais de temps en temps – j’ai coupé quelques scènes cruciales de TAKE SHELTER – cela ne me semble pas être la meilleure façon de procéder.

À ce titre, vous avez dit savoir exactement ce qui se déroule après la dernière scène de TAKE SHELTER. Mais si on écoute la chanson du générique, écrite par votre frère, tout y est dit…
Tout le monde me demande constamment le sens de la fin de TAKE SHELTER, alors qu’il suffit d’écouter la chanson, c’est vrai. (Rires.) Quand mon frère me l’a jouée la première fois, je lui ai dit : « Dis-donc… Tu vends un peu la mèche, là ! » Mais bon ça va puisque visiblement, personne n’écoute le morceau. À part vous, visiblement. (Rires.)

Vous utilisez les chansons de votre frère, vous vous êtes créé une famille de cinéma avec le chef op’ Adam Stone ou des acteurs récurrents. Or, votre cinéma traite de la famille. En quoi ce thème et cette façon de travailler en tribu sont-ils vitaux pour vous ?
Comme pour les légendes américaines dont nous parlions tout à l’heure, je suis attiré par ce genre d’histoires. C’est ce que je suis. J’aime travailler avec les mêmes acteurs, la même équipe, car je me sens à l’aise ainsi. Je sais qu’ils savent quoi faire, qu’ils me connaissent, qu’ils n’ont pas à être différents en ma présence. D’un pur point de vue de storytelling, comme j’ai tendance à élaguer un maximum les informations données par mes histoires, j’ai besoin d’un thème fort comme celui de la famille pour que le public ait quelque chose à quoi se raccrocher. Nous avons tous une famille… Le spectateur apporte son vécu dans la salle de cinéma et la famille est un bel outil de communication entre un film et son public.

Pouvez-vous nous parler de MIDNIGHT SPECIAL, votre prochain projet, que vous avez comparé au STARMAN de John Carpenter ?
Je ne peux pas vous en dire beaucoup… Si ce n’est que comme mes autres films, il sera d’une certaine manière connecté à la nature, même si ce sera moins visible. Et puisqu’on parlait de l’ambiguïté de mes précédents films, attendez de voir celui-là : c’est un exercice dans le genre ! (Rires.) Je suis très excité par MIDNIGHT SPECIAL. Ces temps-ci, en interview, on me demande souvent si MUD est typique de la direction que je vais prendre désormais. Intérieurement, je souris en me disant : « Vous allez voir… » (Rires.) Je ne sais pas comment MUD sera reçu, mais en fait (il murmure, ndlr) ça n’a pas d’importance. Parce que j’ai MIDNIGHT SPECIAL dans les tuyaux et que je l’aime énormément. Peut- être qu’en le voyant, les gens vont se dire que je ne sais absolument pas ce que je fais, mais ça me va, car cela a été un peu le cas de chacun de mes films. Si je cherchais à plaire à tout prix, je me planterais, c’est certain. Tant que je me lance des défis en tant que scénariste et réalisateur, je ne suis pas inquiet.

MUD
En salles le 1er Mai 2013
Lire notre critique

 

 

 

 

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