UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN : entretien avec Ang Lee

03-02-2017 - 15:28 - Par

UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN : Interview d’Ang Lee

En filmant le retour au pays de jeunes soldats, Ang Lee propose une expérience étrange et puissante. Une œuvre vilipendée aux États-Unis qui sortira en France amputée de son format d’origine. Maudit, BILLY LYNN ? Peut-être. Reste un film important, un regard halluciné sur une Amérique effrayante, que l’on explore avec Ang Lee.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°61, daté février 2017

 

Le jour où Ang Lee cessera de nous surprendre, il aura sans doute arrêté le cinéma. Depuis le début de sa carrière, le réalisateur taïwanais a perpétuellement fui le confort et la répétition, constamment fait bouger les lignes de son cinéma. Il suffit d’égrainer quelques titres emblématiques de sa filmographie pour se le rappeler : GARÇON D’HONNEUR, SALÉ SUCRÉ, RAISON & SENTIMENTS, ICE STORM, TIGRE ET DRAGON, HULK, LE SECRET DE BROKEBACK MOUNTAIN… Après avoir relevé le défi de L’ODYSSÉE DE PI sur lequel de nombreux autres – Cuarón, Jeunet, Shyamalan – s’étaient cassé les dents, il se lance un challenge encore plus imposant avec UN JOUR DANS LA VIE DE BILLY LYNN. 2004 : un bataillon de jeunes soldats américains postés en Irak rentrent au pays en héros. La tournée qui les honore doit se conclure lors d’un spectacle de mi-temps d’un match de foot. Pour ce projet adapté d’un roman de Ben Fountain, Ang Lee souhaitait proposer une expérience inédite. Une immersion totale dans la folie de l’Amérique et dans les regards émus de ses militaires. Il a donc tourné BILLY LYNN en 3D. En 4K. Et en HFR (High Frame Rate) à 120 images/seconde – soit cinq fois le défilement traditionnel et deux fois et demi celui utilisé par Peter Jackson sur LE HOBBIT. De quoi offrir à l’image une clarté et une définition jamais vues, aux mouvements de caméra une netteté folle. À sa sortie, les critiques américains ont étrillé BILLY LYNN, gênés par son ultra réalisme – en gros plans, les pores des acteurs sont visibles. Le public n’a pas suivi davantage – 1,7 million de dollars de recettes aux États-Unis seulement. En France il ne sortira donc qu’en 2D et en 24 images/seconde, bien que pensé et mis en scène pour le HFR 3D. Si nous n’avions pas été convaincus par LE HOBBIT en HFR, BILLY LYNN semble, même en 2D, un monstre de cinéma bien plus imposant. Comment ne pas regretter de ne pas l’avoir découvert tel que voulu par Ang Lee ? Heureusement, les films importants ne s’embarrassent d’aucun obstacle. Alors, même amputé de son format, BILLY LYNN demeure vibrant, marquant, poignant, effrayant. Fragile et puissant. Une œuvre différente qui méritait qu’on la décrypte avec son réalisateur. Des passerelles avec L’ODYSSÉE DE PI à son besoin de défis pour avancer, en passant par le processus intellectuel et artistique qui l’a mené au HFR, Ang Lee explore avec nous son grand film maudit. Rendez-vous dans vingt ans pour la réhabilitation. Dans le bon format, cette fois, on l’espère.

 

Billy-Lynn-Pic1Dans L’ODYSSÉE DE PI, le storytelling était un outil de survie et de résilience. Dans BILLY LYNN, vous en abordez une autre facette, plus destructrice. Voyez-vous BILLY LYNN comme une suite logique de L’ODYSSÉE DE PI et diriez-vous qu’il s’agit de deux films complémentaires ?
Oui. Aussi bien techniquement que thématiquement. Je suis navré que vous n’ayez pas pu voir BILLY LYNN tel qu’il a été conçu, en HFR 3D. La technologie que nous avons utilisée est une fenêtre vers l’émotion. Pour moi, c’est le futur du cinéma et ma passion à ce sujet reste intacte. Elle a commencé en faisant L’ODYSSÉE DE PI. Je voulais faire des films en 3D mais je me suis rendu compte que les conditions n’étaient pas forcément réunies. Il y avait une insuffisance de connaissance sur le médium, sur ce langage. Mais aussi une insuffisance du côté technique, notamment à cause de la fréquence d’images. Sur L’ODYSSÉE DE PI, j’ai donc opté pour une 3D modérée mais faire ce film a engendré beaucoup de questions chez moi. J’ai voulu voir quelle pouvait être la prochaine étape technologique du cinéma et selon moi, elle allait avec plus de clarté. Plus de dimension aussi, afin de se rapprocher de la manière dont on voit les choses dans la réalité. Mes questions étant : ‘Comment faire de l’Art avec tout ça ? Comment rendre les choses crédibles ? Comment embarquer le public dans ce processus de réflexion ? Comment lui transmettre l’émotion ?’ Selon moi, si on y arrive, notre rapport aux films se transforme, on s’implique peut-être davantage parce qu’ils deviennent extrêmement similaires à notre réalité. Voilà pourquoi, techniquement, BILLY LYNN était une suite logique pour moi – ça touche à l’essence du cinéma. Ça s’applique ensuite à l’essence de notre existence : dans BILLY LYNN, des soldats reviennent d’Irak et reprennent ce qu’on appelle une ‘vie normale’. Mais cette ‘vie normale’ a l’air complètement insensée. Elle les rend fous, ils n’arrivent pas à se détendre. Je trouvais que c’était une bonne excuse pour justifier ce nouveau langage technique que nous utilisons à l’image. Je pense que ces technologies s’imposeront un jour – selon moi, on peut tout faire avec elles et à l’heure actuelle, on n’en est encore qu’à les tester. Concernant les passerelles thématiques, dans L’ODYSSÉE DE PI je m’intéressais à la relation entre les Hommes et Dieu. Ce que j’appelle Dieu, c’est notre connexion émotionnelle à l’inconnu, à ce quelque chose plus grand que la vie elle-même. Comment pensez- vous que le destin fonctionne ? Et en fonction de ça, quelle est votre place dans le monde ? Quand on dort et que notre esprit est au repos, comment peut-on encore exister ? La vie de Billy Lynn en Irak se rapproche du voyage existentiel de Pi, en cela. Pour Billy et ses compagnons, le front apparaît plus réel, plus vrai, plus ‘proche de Dieu’.

Lee-Exergue1Généralement, les films sur la guerre montrent la déshumanisation des soldats. Vous montrez au contraire l’humanité des soldats. Voyez-vous BILLY LYNN comme un film de guerre inversé ?
Effectivement, BILLY LYNN n’est pas un film de guerre, selon moi. La guerre est présente à l’écran pendant… cinq minutes. Avant tout, BILLY LYNN est un drame, dans lequel la guerre est une toile de fond. Je suis davantage intéressé par l’état d’esprit des soldats et par le lien qui les unit que par la guerre en elle-même. Je cherchais à essayer des choses avec les nouveaux outils. [Grâce au HFR, au 4K et à la 3D] je voulais emmener le spectateur dans une zone où il ferait l’expérience de la clarté – voire de la tranquillité –d’esprit de ces soldats même quand ils sont confrontés à des situations chaotiques. Ils sont très alertes en raison de l’adrénaline et du coup, ils sont capables d’être davantage ouverts à leur propre existence. Cet état, plus existentiel, c’est typiquement le genre de choses qui m’intéresse. En cela, vous avez raison, BILLY LYNN est très différent des autres films de guerre. Je présente les soldats dans cet état d’extrême concentration dans lequel ils évoluent – ils en ont besoin pour faire ce qu’ils ont à faire. C’est comme ça que je voulais faire le portrait de la guerre. J’ai eu un accident de voiture il y a quelques années et, ce qui s’est déroulé en deux secondes, je pourrais vous le raconter sur plusieurs minutes. Le temps ne s’est pas ralenti, mais la clarté des événements s’est accrue à mes yeux et mon esprit a enregistré bien plus d’informations. Je crois que ce genre d’expérience peut s’appliquer aux soldats et à ce qu’ils vivent sur le front. C’est cette clarté et cet état d’esprit que je voulais atteindre dans BILLY LYNN [avec le HFR 4K 3D].

La séquence du spectacle de mi-temps est un énorme morceau de cinéma. Pourriez-vous nous parler de la manière dont vous l’avez construite ?
Ça ne fait aucun doute que dans cette séquence, je voulais rendre les soldats complètement fous. (Rires.) Ce genre de spectacle sert à remercier les soldats, à honorer leur héroïsme. Pourtant, la réalité est très différente. Il fallait que le spectacle de mi-temps représente cette ambivalence. Je voulais donc que l’on ait les sensations des soldats sans pour autant montrer le spectacle de leur point de vue. Je souhaitais avoir celui des spectateurs – comme si on regardait le spectacle de manière classique – tout en le filmant de l’intérieur. Vivre quelque chose comme ça, ça doit être fou et terrifiant. Un spectacle, c’est chaotique et dingue. Or, je n’avais jamais vu ça dans un film, je n’avais jamais vu une scène filmant un spectacle de l’intérieur. Alors si vous y ajoutez ce que ressentent les soldats… On pourrait croire qu’ils sont courageux mais ils sont terrifiés, ils sont à fleur de peau – voilà encore quelque chose que l’on ne comprend pas vraiment sur eux. J’ai donc construit la séquence en fonction de ça. Nous avons fait énormément de répétitions et beaucoup de prises aussi – on tournait en caméra unique. On a eu de la chance que Destiny’s Child nous ait laissé utiliser leurs chansons. Il existe un vrai spectacle de mi-temps à peu près similaire à celui montré dans le film (comme dans BILLY LYNN, les Destiny’s Child ont chanté « Lose My Breath » et « Soldier » lors d’un match des Dallas Cowboys à Thanksgiving, en 2004, ndlr, voir en fin d’article). La première fois que j’ai vu la vidéo, je n’arrivais pas à y croire ! C’est en voyant le match et ce spectacle de mi- temps que Ben Fountain a eu l’idée d’écrire le roman « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn », dont est tiré le film. C’est une séquence très ironique.

Billy-Lynn-Pic2Le film est très ironique et satirique, oui. Mais il reste aussi très sentimental. Comme si vous aviez décidé de faire de BILLY LYNN un film aussi ambivalent et pétri de contradictions que l’Amérique que vous filmez…
Oui… Je crois que BILLY LYNN est assez proche de ce qu’est l’Amérique – pas celle que l’on voit dans les films, mais la véritable Amérique. Le bouquin est plus satirique que sentimental mais je suis quelqu’un d’assez empathique. Un livre est un médium indirect. Dans un film, on regarde photographiquement et directement ces jeunes soldats. Je ne pouvais m’empêcher d’avoir de la compassion pour eux et de l’appliquer à l’image. Le ton du film est donc plus chaleureux que celui du roman. Bien sûr, dans les moments satiriques, je souhaitais être dur, sur la brèche. (Rires.) Mais dès que l’on devait aborder leurs émotions, dès que l’on devait regarder directement les visages de ces jeunes gens, je ne pouvais m’empêcher… Je crois que c’est arrivé naturellement. Je ne pouvais tout simplement pas faire de BILLY LYNN un film purement satirique sur l’Amérique ou sur la guerre.

Puisqu’on parle d’émotion et des visages, vous faites un usage remarquable des gros plans et des regards caméra dans BILLY LYNN. Une mise en scène qui, même en 2D et 24 images/seconde, fonctionne parce qu’inhabituelle et très tranchée… L’utilisation du HFR 3D vous a-t-elle mené à faire des choix qui vous ont aidé à trouver des émotions que des compositions plus traditionnelles n’auraient pas rendues possibles ?
Absolument. Sur L’ODYSSÉE DE PI, je ne savais pas comment adapter le roman au départ et j’ai immédiatement pensé que peut-être, je pourrais trouver la solution en ajoutant une dimension. J’ai donc opté pour la 3D. Ce choix m’a mené à filmer en numérique. Durant la postproduction de PI, je n’ai jamais vu le film une seule fois en 2D jusqu’à la toute fin du processus, quand j’ai dû superviser la version 2D. Et là, j’ai réalisé que ça fonctionnait également sans le relief ! (Rires.) Je crois que le défi technologique – et le basculement de langage qu’il implique – vous force à vous bousculer vous-même. Ça vous force à être sur la brèche. J’ai besoin d’un challenge authentique car, alors, une lutte pour faire fonctionner les choses s’engage. Sur BILLY LYNN, mon équipe et moi réfléchissions au fait que [filmer en HFR, en 4K et en 3D] créait une dimension qui ressemblait à ce que nos yeux voient dans la vie, quelque chose de plus personnel, presque comme un flux de conscience. Pour transmettre le point de vue des soldats, il fallait faire ressentir leurs sensations. Je crois que le médium vous force à travailler à une intensité différente. L’esprit que l’on insuffle à un film en le faisant, y penser et y réfléchir, nos efforts pour le concrétiser, savoir que l’on fait quelque chose de différent : tout ça est efficace, quoi qu’il arrive, [ça transparaît à l’image].

Lee-Exergue2Est-ce que BILLY LYNN a transformé votre regard sur votre travail ? Avoir tourné en HFR pourrait-il influencer vos prochains films, même s’ils ne sont pas en HFR ?
Oh oui ! (Rires.) Utiliser ces outils démythifie complètement nos anciennes manières de faire – notamment en ce qui concerne la lumière, l’éclairage trois points, les ombres. Tout l’art du cinéma repose sur la création d’une dimension inexistante via les ombres, le rétro-éclairage, les séparations, la profondeur de champ, le point de fuite… On a été entraînés à penser que c’est magnifique, que c’est ça le cinéma, que c’est ça le storytelling. On nous a lavé le cerveau ! (Rires.) On nous a appris à ne bouger la caméra que dans un sens ou l’autre, lentement, pour éviter les saccades et le flou. Si vous pouviez voir BILLY LYNN en HFR et en 3D, vous verriez la différence particulièrement sur les gros plans : vous ressentez les émotions des acteurs sans qu’ils n’aient rien à faire. Je crois que tout ça a transformé mon regard sur les films. Donc si je retournais à la 2D, je pense que j’appréhenderais les choses différemment. Très différemment. Même dans ma direction d’acteurs. Je les dirigerais de sorte que leur jeu soit plus authentique, plus intérieur, plus subtil et plus complexe. Je les bombarderais d’informations, prise après prise, juste pour les garder éveillés, ‘en vie’. Car dans la vie, les choses ne sont pas aussi dirigées que dans les films : on est distraits par des tas de choses car on doit constamment faire face à l’inconnu.

Billy-Lynn-Pic3BILLY LYNN inclus, vous avez dirigé beaucoup de films adaptés de romans ou de nouvelles. Est-ce libérateur d’avoir un matériau sur lequel s’appuyer ?
Oui c’est libérateur car vous avez moins à vous inquiéter des forces et faiblesse du matériau, des personnages ou de l’histoire. En fait, c’est comme naviguer sur une rivière : vous pouvez accoster sur la rive en cas de besoin. Un livre, c’est une rive formidable : un écrivain a passé des années de sa vie à y réfléchir. Généralement, j’adapte un livre pour plusieurs raisons et pas seulement parce que je l’ai aimé. Il faut qu’il m’intrigue au point de vouloir avoir envie d’en faire quelque chose de cinématographique. Par exemple, les séquences de l’attaque en Irak et du spectacle dans « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » m’ont immédiatement inspiré. L’idée de devoir mettre en scène ce spectacle de mi-temps suffisait à me donner envie de faire un film. Ce passage était dans le livre mais la littérature ne procure pas la même chose que le cinéma – cette séquence, sur un écran, est exaltante. Inévitablement, je finis toujours par m’éloigner du roman parce que j’y insuffle mon regard et parce que mon intérêt pour le matériau me pousse à m’engager sur un chemin plus cinématographique. Je pioche dans les romans que j’adapte mais j’essaie de ne jamais y être pieds et poings liés. C’est pour ça que je préfère me saisir de livres qui ne sont pas trop définis par leur récit. Quand ils le sont, vous êtes forcé de dérouler l’histoire et vous avez moins de place pour faire votre film, pour insuffler du cinéma.

 

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