Anthologie Danny Boyle : Partie 1

23-02-2017 - 11:23 - Par

Anthologie Danny Boyle : Partie 1

À l’occasion de la sortie de T2 – TRAINSPOTTING, nous revenons sur la carrière de Danny Boyle, film par film. L’occasion de décortiquer une carrière protéiforme mais d’une cohérence stylistique et thématique incroyable. Dans cette première partie, nous allons de 1994 à 2002, de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS à 28 JOURS PLUS TARD.

 

Ces textes ont été publiés au préalable dans le magazine Cinemateaser n°51 daté février 2016

 

PETITS MEURTRES ENTRE AMIS

Milieu des 90’s : après des années passées au théâtre et à la télé, naît le Danny Boyle cinéaste. Avec son premier film, il fait non seulement la transition entre les planches et le grand écran, mais encapsule déjà tout son cinéma – de ses thématiques à son esthétique.

 

ShallowGrave

 

Si l’on souhaitait écrire un essai sur la manière dont un premier film peut, pour un cinéaste, faire office de note d’intention presqu’inconsciente pour sa future carrière, PETITS MEURTRES ENTRE AMIS se dresserait là, en première ligne. Après avoir passé les années 80 à mettre en scène au théâtre et s’être essayé à la télé au début des années 90, Danny Boyle, 39 ans, présente en 1995 son premier film de cinéma. L’histoire de trois amis qui découvrent leur nouveau colocataire mort, une valise pleine de biftons sous le lit. Ils décident de garder le pactole et de faire disparaître le cadavre : l’existence de Juliet, David et Alex bascule.

À bien des égards, comprendre PETITS MEURTRES ENTRE AMIS, c’est comprendre tout ce que Boyle va construire les vingt années suivantes.
 »Je n’ai pas honte d’exprimer mes sentiments », lance en voix off David dans la première réplique du film, sorte d’aveu de Boyle qui, lui, n’a jamais peur de sombrer dans le sentimentalisme décomplexé, le mauvais goût assumé et l’effusion esthétique débridée. Mieux : David assène que l’amour et l’amitié sont des « choses importantes de la vie » – là où Boyle ne va cesser d’en faire des points centraux de ses récits, pour les magnifier (UNE VIE MOINS ORDINAIRE, SLUMDOG MILLIONAIRE, 127 HEURES), les mettre au défi (TRAINSPOTTING, LA PLAGE, TRANCE, STEVE JOBS). Ici, Danny Boyle s’impose déjà davantage en observateur de l’humain que de la société – l’amoralité des protagonistes ne dépend d’aucun facteur politique ou sociologique. Ses personnages rient de l’humiliation qu’ils infligent, se révèlent sûrs de leur supériorité. Les monstres, ce sont eux, et l’on ne s’étonnera pas de les voir regarder LE DIEU D’OSIER à la télé : dans leur assurance presque païenne, Juliet, David et Alex sacrifient le peu d’humanité qu’ils ont.

Esthétiquement aussi, PETITS MEURTRES ENTRE AMIS se révèle une fenêtre pertinente sur le style Danny Boyle. Le générique de début – une caméra subjective survoltée sur une musique techno – met en place un cinéma ‘rave’, exalté et halluciné, où tout va parfois trop vite, trop loin, au mépris de
la bienséance. La caméra use déjà de la contre-plongée, composition omniprésente chez Boyle, comme une manière de faire du protagoniste un ‘über storyteller’ écrasant tout sous le poids de ses états d’âme – ce que permet également la voix off, elle aussi récurrente chez le cinéaste. En faisant de PETITS MEURTRES un huis clos partiel aux décors sommaires, Boyle assume son background sur les planches et, vingt ans avant STEVE JOBS, clame déjà son amour de la théâtralité, jusque dans la caractérisation de personnages secondaires – ici des flics too much et/ou mutiques.

D’aucuns ont qualifié PETITS MEURTRES ENTRE AMIS de comédie noire. Certes. Mais, peu drôle au final, le film se révèle surtout hanté par une peur qui ronge tout le cinéma de Danny Boyle : la manière dont le groupe avale l’individu et le mène à la folie. Une névrose que le cinéaste explorera via tous les genres, avec ce mélange d’irrévérence punk et d’élégance dandy qui le caractérise.

 

 

TRAINSPOTTING

Après le succès-surprise de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS, Danny Boyle impose son nom et sa marque de fabrique avec TRAINSPOTTING. Vingt ans après, reste bien plus qu’un simple étendard générationnel ou qu’un pendant cinéma de la britpop.

 

Trainspotting

 

Depuis sa sortie, TRAINSPOTTING pâtit d’une vision réductrice. Sans doute que sa scène d’ouverture, explosion de sons, d’images et de voix off sarcastique lui a donné les atours du ‘film de p’tit malin’. Mais vingt ans après, TRAINSPOTTING surprend et ébranle encore parce que, dans son étude des mécanismes de groupe, il dépasse son statut de ‘film générationnel’.

Pourtant, très proche de l’esprit décomplexé de la britpop, TRAINSPOTTING est un film adolescent : il papillonne et, débordant de sève, passe d’une émotion à l’autre sans transition. D’aucuns le qualifieront d’hystérique, mais il est avant tout comme son auteur : survolté et multiple. Un an seulement après son premier film, Danny Boyle livre une version déformante, presque grotesque, de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS où au centre trône encore la cruauté de relations amicales basées sur la dépréciation de l’autre. En usant de juxtaposition visuelle et narrative, Boyle fait de l’héroïne une métaphore sur le déterminisme. « Begbie est un psychopathe. Mais bon, c’est un pote : qu’est-ce qu’on peut y faire ? », entend-on dans le film. Se croyant maîtres de leur existence, loin des basses considérations d’une société souhaitant leur imposer « un boulot, une famille, une grosse télé », Renton et sa bande sont eux aussi prisonniers d’une certaine inéluctabilité. Leur monde les poursuit, comme un croque-mitaine increvable : lorsque Renton, enfin clean, déménage à Londres, n’est-il pas rattrapé par Begbie et Sick Boy, qui viennent squatter son appartement et faire dérailler sa vie ?

Cette peur d’être définie par le groupe, de subir ses origines et de traverser la vie de manière triviale fait de TRAINSPOTTING un geste cinématographique fort. En filmant Renton, « sale type » qui « essaie de changer » en « choisissant la vie », Danny Boyle bâtit un film où le storytelling est roi : ses personnages ne cessent de conter des anecdotes pour tromper le quotidien – ou l’enjoliver –, la voix off est un personnage à part entière, chaque chanson conte une histoire en elle-même et, à bien des titres, Renton apparaît comme le héros ‘boylien’ par excellence, sans cesse mené au précipice de la folie par le groupe.

Boyle danse avec une grande maîtrise sur diverses lignes de compréhension. Il contamine le réel avec l’irréel – après avoir rêvé qu’il nageait dans la cuvette des toilettes, Renton rentre chez lui, entièrement trempé – ; filme des décors qui ne sont que ça ; embrasse la superficialité de ses personnages – un parallèle grossier entre l’orgasme et le foot – ; érige une étrange cathédrale visuelle faite de décadrages, de grand angle, de plans dingues (dans les scènes d’overdose et de sevrage). Il bâtit un sur-cinéma ayant instantanément un certain recul sur lui-même – tout en évitant tout calcul cynique. Sans doute est-ce pour ça que TRAINSPOTTING, comme son cousin FIGHT CLUB, reste aussi pertinent vingt ans après sa sortie : le soliloque moral de Renton, dans tous ses excès, n’est ni plus ni moins que l’interrogation intemporelle de chacun sur sa place dans la réalité du monde. Peut-on vivre ensemble sans devenir dingues ?

 

 

UNE VIE MOINS ORDINAIRE

Ou comment un film peut avoir atrocement vieilli, être pétri de maladresses, se vautrer puis se relever brillamment à chaque scène, tout en restant touchant et passionnant quand il est remis en perspective de la filmographie de son auteur.

 

LifeLessOrdinary

 

Peut-on se remettre d’un succès mondial comme TRAINSPOTTING et vivre avec simplicité d’être nommé sauveur d’un cinéma anglais moribond ? S’il existe un ‘film-malaise’ dans la filmo de Danny Boyle, c’est bien UNE VIE MOINS ORDINAIRE, son premier opus américain – sur lequel sont toutefois encore impliqués son scénariste John Hodge, son producteur Andrew Macdonald et son acteur fétiche Ewan McGregor. Pourtant, bien qu’UNE VIE MOINS ORDINAIRE soit délirant, il reste un projet de passion – pour le diriger, Boyle a refusé ALIEN LA RÉSURRECTION. Car, même dans l’outrance et le succès, Danny Boyle n’a « pas honte d’exprimer ses sentiments ».

Robert est un homme de ménage qui, licencié, surgit dans le bureau de son boss pour le menacer. Par un concours de circonstances, il prend Celine – la fille du patron – en otage. Pendant ce temps, l’Archange Gabriel ordonne à deux de ses anges de créer l’étincelle de l’amour entre Robert et Celine. Débordant d’intentions, UNE VIE MOINS ORDINAIRE ne parvient pas à la sophistication de l’excès de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS et TRAINSPOTTING. Sans doute parce que Boyle, profondément britannique, laisse son esprit être contaminé par une culture américaine qu’il comprend mais peine à faire sienne. Pas étonnant qu’il s’agisse de son film le plus maladroitement ‘clippé’, qu’entre idées folles peu exploitées – un Paradis en forme de commissariat de film noir – et humour screwball parfois mal dégrossi, UNE VIE MOINS ORDINAIRE semble malhabile dans son assurance et son effusion.

Pourtant, UNE VIE MOINS ORDINAIRE a du sens et, bien qu’il ait profondément vieilli narrativement et esthétiquement, parvient à enchanter. Sans doute parce que, dix-huit ans après sa sortie, on constate que le cinéma occidental ne se permet plus de faire des films aussi foutraques, qui mélangeraient romcom typique des années 30, fascination comico-grinçante très Coen Brothers pour la lose et utilisation volontairement outrancière des clichés. Le tout, servi par des dialogues alertes et les performances téméraires de Ewan McGregor et Cameron Diaz. Turlupiné par une question centrale – « Que se passe-t-il quand le destin ne contrôle plus rien ? » –, UNE VIE MOINS ORDINAIRE décale sur le plan romantique l’étude ‘boylienne’ de l’individu face au groupe – ici un système de règles et de hasards oppressant les sentiments. À ce titre, il préfigure le geste romanesque de SLUMDOG MILLIONAIRE. Quel film de studio actuel s’affirme avec autant de liberté ?

UNE VIE MOINS ORDINAIRE est la déclaration d’amour un peu branque d’un cinéaste à son Art, d’un nerd qui ne trouve pas toujours les mots. Ici, on rêve de coups de foudre sur du Underworld, de chanter Bobby Darin au karaoké. Chacun peut devenir acteur le temps d’un gros mensonge. Comme le rappelle le générique de fin en stop motion, UNE VIE MOINS ORDINAIRE est un cartoon sur chacun de nous, storytellers qui, à défaut d’écrire un roman de gare, peuvent toujours, avec amour, écrire leur vie.

 

 

LA PLAGE

Leonardo DiCaprio, les décors irréels de la Thaïlande, un gros budget, un best seller mondial comme inspiration : ne pas croire pour autant que le cinéma de Danny Boyle se fait nouveau riche. Derrière le clinquant est tapie une peur insondable.

 

Beach

 

Sur une chanson d’un girls band oublié – les All Saints –, derrière le voile d’une nuit américaine trop prononcée, entourés d’une phosphorescence artificielle, Leonardo DiCaprio et Virginie Ledoyen font des « cochoncetés » dans l’eau. Dans LA PLAGE, le mauvais goût de Danny Boyle semble avoir dérapé – quelques séquences auparavant, Leo, Virginie et Guillaume Canet traversaient à la nage l’océan sur une musique digne de la saga ANGÉLIQUE. Adulescent, on pouvait prendre LA PLAGE au premier degré et ne pas être gêné par ces effusions grossières. Quinze ans plus tard, le quatrième film de Danny Boyle apparaît brillant justement pour ces effusions et sa construction duale, en miroir, où une première partie de mauvais goût, fantasmée, de pacotille, met en perspective l’atrocité à venir. Après les élans dégoulinants du premier acte, Boyle lève le voile sur un terreau de violence, d’hypocrisie, où une communauté de hippies se révèle être une agrégation superficielle d’égoïstes chevillés à leur privilège.

Après l’échec critique et public d’UNE VIE MOINS ORDINAIRE, Danny Boyle pirate ici le système des studios, encaisse 50 millions de budget, engage la star de TITANIC et bâtit une œuvre désenchantée et profondément personnelle sur un réveil cruel, une désillusion initiatique. « La plage, c’était trop de sensations, trop d’émotions. J’ai essayé de garder le contrôle mais c’était trop. Ça n’arrêtait pas de déborder. » Dès cette tirade d’un Robert Carlyle névrotique, on comprend qu’avec LA PLAGE, Danny Boyle offre un contrepoint à la première réplique de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS et opère une psycho analyse de son cinéma, menant le film vers une noirceur particulièrement prononcée. Ici, toutes ses thématiques sont présentes, mais poussées dans leur retranchement. Le storyteller qui régit tous ses longs-métrages se raconte des histoires de paradis secret en fumant des joints, regarde une réalité sublimée derrière l’objectif biaisé d’un appareil photo mais « parcourt les sentiers battus » pour atteindre l’inconnu et ferme les yeux sur l’horreur d’un compagnon mourant dans la tente d’à côté.

Le roman d’Alex Garland se terminait en grande boucherie sanguinolente. Le film refuse ce jusqu’au-boutisme grand guignol et montre une dislocation du groupe bien plus triviale, due à la bassesse morale. Particulièrement acerbe, Boyle, via le caractère démiurge de ses personnages, assène que la folie, c’est de s’abandonner au groupe, à une illusion globale. De PETITS MEURTRES à LA PLAGE, en passant par 28 JOURS PLUS TARD ou SUNSHINE, l’homme ne peut savoir qui il est sans introspection et estime de soi. « J’ai essayé de me souvenir qui j’étais mais je n’y suis pas arrivé. Tant que je serai [sur la plage], je ne pourrai le retrouver », dit le héros campé par Leonardo DiCaprio. LA PLAGE est le portrait effrayant de toute dictature – politique, morale, sociale, commerciale – qui vend l’idée d’un paradis préfabriqué visant à remplacer la connaissance de soi. Ou comment la pression du groupe mène à la dislocation de celui-ci et à la solitude des âmes.

 

28 JOURS PLUS TARD

Après le clinquant hollywoodien de LA PLAGE, Danny Boyle remet les mains dans le cambouis, donne une nouvelle dimension à l’esthétique apocalyptique et met en scène certaines des images les plus iconiques de son cinéma.

 

28Days

 

On dit parfois qu’un cinéaste dirige un film en réaction au précédent. Dans la filmo de Boyle, 28 JOURS PLUS TARD pourrait apparaître comme un contrepied total à LA PLAGE. Le réalisateur signe ainsi un film anglais, tourné en milieu urbain, sans star, avec un petit budget et à la DV.

Pourtant, dès la première séquence, une passerelle thématique se fait : dans un labo, un chimpanzé est forcé de regarder des images d’actualité particulièrement violentes. Daffy, le hippie frappé de LA PLAGE dirait que « les Hommes sont des cancers, des parasites » et ce n’est pas un des militaires de 28 JOURS PLUS TARD qui le contredirait : « Si la contagion nous décime tous, ce sera un retour à la normalité », tant l’existence de l’Homme est, à l’échelle du temps, une poussière. En filmant une Angleterre « sans gouvernement, ni télé, radio ou électricité », Boyle lie de facto 28 JOURS PLUS TARD à LA PLAGE via l’idée d’un retour à « l’archaïsme » – imposé ici, voulu dans son précédent film. Dès lors, on revient à la source de son cinéma : le basculement d’un individu dans un univers qui tente de le digérer. Ce n’est pas un hasard si Jim n’assiste pas à l’Apocalypse et se réveille une fois qu’elle a eu lieu : Boyle enchaîne le personnage à sa normalité, alors qu’au dehors, le monde est devenu fou. Cette collision déconcertante de la normalité et de la folie ne peut que mener à ce silence ébahi qui baigne le premier quart d’heure, quasi muet, du film.

Jim et ses compagnons ne peuvent qu’un temps croire à leur normalité. Ils ont beau dévaliser un supermarché comme avant la fin du monde, tout les mène à affronter leur nouveau monde. « Survivre est tout ce qu’il nous reste », lance Selena. Pourtant, Danny Boyle, cinéaste de l’actif et non du passif, refuse toute résignation. C’est donc encore une fois l’avènement d’un homme clamant son individualité qu’il va filmer. Il multiplie ici une figure récurrente de son cinéma : les cadres penchés. Une manière de regarder le monde de biais, de lui donner les apparats du conte, de repousser tout naturalisme ou tout socioréalisme. 28 JOURS PLUS TARD ou la prise de pouvoir totale de la fiction sur le monde, du storyteller sur le récit.

Par sa mise en scène, Boyle parvient à styliser alors qu’il dispose de moyens (la DV) poussant à une esthétique sommaire. Dans son découpage, 28 JOURS PLUS TARD s’impose comme son film le plus brutal et viscéral. On y trouve certains de ses plans les plus marquants – la projection des ombres d’infectés courant dans un tunnel ; Londres vidé de toute âme – et une des séquences les plus iconiques de toute sa filmo – l’attaque de Jim sur les militaires dans une effusion de pluie, de sang, de boue et d’éclairs. Là, Jim devient lui-même un enragé et, après ce tsunami de violence peut-il enfin dire à Selena : « Tout n’est pas foutu ». En se confrontant à la folie du monde qu’on voulait lui imposer, Jim peut se recentrer et imaginer un futur. Un retour à la fin de LA PLAGE : pour se connaître, il faut d’abord se perdre, refuser toute conformation aux règles d’un monde insensé.

 

T2 – TRAINSPOTTING
En salles le 1er mars

 

 

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