Décryptage : quel féminisme côté technique ?

04-07-2017 - 14:01 - Par

Décryptage : quel féminisme côté technique ?

Dans l’industrie américaine, le Women empowerment est en train de changer la représentation des femmes à l’écran. Mais une lutte pour la parité au sein des équipes techniques se joue également en coulisses. Cinemateaser est allé à la rencontre de cinq techniciennes – parmi les meilleures ou les plus prometteuses dans leur domaine – afin qu’elles nous racontent leur expérience professionnelle en lien ou pas avec le féminisme en marche. Faites leur connaissance.

 

Cet article a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°65 daté juin 2017

 

« C’est très ironique que l’Amérique, qui est un pays symbole du melting pot, un pays d’immigrés, ne se rende compte qu’aujourd’hui qu’il souffre d’une carence en diversité. » On vous présente Mako Kamitsuna. Cette Japonaise a été l’une des monteuses de Michael Mann sur HACKER et de Dee Rees, réalisatrice afro-américaine parmi les plus prometteuses de sa profession, sur PARIAH et MUDBOUND qui, à Sundance, a été l’objet d’une guerre d’enchères entre les distributeurs A24, Annapurna et Netflix (qui a remporté la mise). Comme l’anglais n’est pas sa langue maternelle, les images « sont devenues [sa] manière la plus instinctive de communiquer ». Elle qui a débuté freelance à New York il y a une quinzaine d’années a rencontré Dee Rees via Nekisa Cooper, la productrice de PARIAH. « Nekisa et moi étions dans le même programme de développement des talents à Los Angeles en 2008 ». Sur MUDBOUND, grand drame steinbeckien, Dee Rees a créé un environnement féminin notamment pour deux postes- clés : le montage donc, et la direction de la photographie, qu’elle a confiée à Rachel Morrison, la chef opératrice de FRUITVALE STATION – pour PARIAH, elle avait fait appel à Bradford Young (SELMA, PREMIER CONTACT). Mako poursuit : « Dee voulait absolument une femme au montage de MUDBOUND. L’an dernier, j’avais pourtant réfléchi à ralentir mes activités de monteuse pour me concentrer sur la réalisation. Mais je ne peux pas dire non à Dee. Elle a toujours été d’un grand soutien et s’est toujours portée garante de ma carrière d’auteur… » Avoir une caution, un mentor, peut être très utile quand on est une technicienne qui travaille – ou s’y attèle – aux États- Unis. Des cinéastes, des organismes, des exécutives bousculent l’industrie et sans forcément le publiciser, offrent des opportunités nouvelles et prestigieuses aux femmes. Par exemple, Mako a intégré le Fox Filmmakers Lab, un laboratoire lancé par 20th Century Fox (la major est présidée par Stacey Snider), qui permet à des femmes de briguer le poste de réalisatrice dans des domaines où elles sont généralement sous-représentées, comme la science-fiction, le cinéma d’action, ou les films d’horreur.

Mako-Kamitsuna-ExerguePas de malentendu : comme le montage qui est un métier très féminin (avec pour figure tutélaire Thelma Schoonmaker, monteuse de Martin Scorsese), la direction de la photo est un domaine qui a toujours séduit les femmes. Citons Agnès Godard (collaboratrice récurrente de Claire Denis), l’Allemande Anna Foerster (chef op’ seconde équipe d’ALIEN LA RÉSURRECTION ou LE JOUR D’APRÈS), l’Américaine Amy Vincent (HUSTLE & FLOW, BLACK SNAKE MOAN…). Après avoir œuvré à l’image de FROZEN RIVER ou KILL YOUR DARLINGS, la directrice de la photo Reed Morano est devenue réalisatrice, notamment du drame indé DANS LA BRUME DU SOIR et de trois épisodes de THE HANDMAID’S TALE. Mettons également en exergue Danielle Feinberg et Sharon Calahan, qui ont élevé la direction de la photographie dans l’animation, et plus particulièrement chez Pixar, au rang de grand Art avec WALL-E, REBELLE et bientôt COCO pour l’une, LE MONDE DE NEMO ou TOY STORY 2 pour l’autre. Svetlana Cvetko (née en ex- Yougoslavie), elle, est une experte de l’image documentaire et a œuvré sur INSIDE JOB (oscarisé) et RED ARMY (présenté à Cannes en 2014). « Pour diverses raisons, je crois que les chefs opératrices sont plus acceptées dans le monde documentaire que dans la fiction », nous explique Kira Kelly. Kira a été directrice de la photo de 13TH, docu édifiant signé Ava DuVernay sur le nouvel esclavage carcéral de la population noire américaine. Le documentaire est un genre profondément indépendant – les films ne sont qu’extrêmement rarement commandés ou financés par des studios. Et dès lors que l’on parle de monde indépendant, les femmes sont mieux représentées. Kira nous explique avoir débuté comme électro sur des plateaux new-yorkais au début des années 2000, auprès de femmes électro et chefs électro non syndiquées. « Une bande de filles », se souvient-elle avec le sourire. Dans une industrie plus mainstream, la représentation se corse : « Prenez une réunion de studio : depuis des années, ce sont des hommes blancs qui s’assoient autour de la table, nous explique cette technicienne afro-américaine. Par exemple, à un entretien pour un poste de chef op’, j’admets que ça peut être un peu perturbant de voir débarquer quelqu’un comme moi. Je pense que ça prendra du temps pour que je ne sois plus une exception. »

Laissez-nous vous présenter Monika Lenczewska. Elle est polonaise et c’est l’une des chef opératrices les plus cotées actuellement. Depuis que Variety l’a listée parmi les dix chef op’ à suivre de près, elle doit filtrer les nombreuses propositions (entre 30 et 50) qui lui parviennent toutes les semaines. Repérée à Sundance pour son boulot admirable sur le drame éthiopien DIFRET et le drame américain IMPERIAL DREAMS de Malik Vitthal, elle a également signé la photo de MESSAGE FROM THE KING de Fabrice Du Welz et, lorsque nous lui parlons par Skype début avril, était en plein tournage de LABYRINTH, le nouveau long-métrage de Brad Furman avec Johnny Depp en tête d’affiche. La manière dont elle filme Los Angeles est absolument sidérante. Son ascension est impressionnante et son regard d’Européenne sur l’industrie américaine, relativement objectif. « Sur un film indépendant, vous avez 40% de femmes et 60% d’hommes. Lorsque les budgets augmentent, la proportion devient plutôt 5% contre 95%… » nous dit- elle. Les projets de studio, les grosses productions, les blockbusters seraient donc le plafond de verre des femmes techniciennes. « J’ai été recalée de boulots potentiels parce que je n’avais jamais eu d’expérience au sein d’une major, confie Kira Kelly. Ça vous brise le cœur parce que vous savez pertinemment que vous êtes capable d’assumer ces boulots. Donc, quand Ava me demande de participer à sa série produite par Warner, cela me donne une première expérience de studio. » En effet, après avoir collaboré sur le documentaire 13TH, Ava DuVernay et Kira Kelly se sont retrouvées sur un projet beaucoup moins indépendant : QUEEN SUGAR. Une série Warner Bros. créée et produite par Ava DuVernay et pour laquelle elle a décidé d’embaucher uniquement des consœurs à la réalisation. « Ce qu’Ava est en train de faire est une vraie anomalie. Elle n’a engagé que des réalisatrices. Et a exigé que sur les deux chefs opérateurs de cette deuxième saison, l’un soit une femme (elle donc, ndlr). À la production également, ce sont en majorité des femmes. C’est génial mais ce n’est tellement pas la norme ! Ava aurait pu se contenter d’avoir du succès et ne jamais se battre pour les autres. Or elle a préféré nous ramener activement avec elle. Et créer un espace où l’on peut travailler dans le présent mais aussi préparer le futur. »

 

Exergue-Kira-Kelly

 

Un cinéaste du monde indépendant catapulté dans le système des studios peut créer une sorte de « tunnel aspirant » et offrir à ses collaborateurs de longue date une promotion professionnelle, une fameuse « première expérience de studio » qui changera tout sur leur CV. « Il faut une voix très puissante comme celle de Ryan car il n’a peur de rien et est très fidèle. Je vois bien plus souvent des réalisateurs indépendants qui, lorsqu’ils se mettent à travailler pour un studio, s’entourent de techniciens qui ont beaucoup d’expérience dans les gros budgets. J’ai énormément de chance que Ryan soit une exception à la règle. » Ryan, c’est Ryan Coogler. Et celle qui ne tarit pas d’éloges pour le réalisateur de FRUITVALE STATION, c’est Rachel Morrison, sa chef opératrice. Lorsque Coogler a pu réaliser CREED pour Warner, Rachel n’a pas pu l’accompagner. Elle a dû se désister car la date de son accouchement était en plein tournage. Ryan Coogler l’avait donc remplacée par Maryse Alberti mais il ne l’a pas oubliée pour autant : Rachel est aujourd’hui sa directrice de la photographie sur BLACK PANTHER, son premier comic book movie. Rachel pense que sa présence auprès de Ryan Coogler n’a pas été l’objet de négociations, que le cinéaste a inscrit la participation de ses collaborateurs réguliers dans son contrat. Ainsi, il a « emmené » avec lui ses deux monteurs, Michael P. Shawver et Claudia Castello – cette dernière travaille avec Ryan Coogler depuis FIG, un court- métrage réalisé à l’école et qui a finalement été acheté par HBO. « Peut-être que si j’étais un homme, confie Rachel, j’aurais fait une grosse production plus rapidement. Certains de mes pairs font un film très remarqué à Sundance et enchaînent directement avec un film de studio à gros budget. Ça ne nous arrive pas à nous. Il nous faut tout mériter à chaque étape de notre carrière. » Une impression persistante de double-standard confirmée par Kira Kelly : « Je ne dis pas que les hommes ne travaillent pas dur, attention. Mais j’ai l’impression que, personnellement, je dois toujours faire mieux. Pas ‘mieux’ que mes collègues. Mais ‘mieux’ que le niveau normal de confort. Il faut toujours que je repousse mes limites. J’ai l’impression qu’en tant que femme noire, je dois faire toujours plus pour atteindre le même niveau de reconnaissance que les autres. »

Ava DuVernay et Kira Kelly ; Ryan Coogler et Rachel Morrison ; Dee Rees et Mako Kamitsuna ; Malik Vitthal et Monika Lenczewska. Mais aussi Denzel Washington et la chef opératrice danoise Charlotte Bruus Christensen sur FENCES… On met les pieds dans le plat : la scène afro-américaine serait-elle en train d’épauler une autre « minorité » dans son émancipation ? Kira Kelly, elle-même afro-américaine, acquiesce sans ambiguïté : « Peut-être parce que les expériences sont similaires ; combien de fois Ryan a-t-il déploré qu’on ne lui donne pas sa chance juste parce que les gens ne comprenaient pas l’intérêt du point de vue d’un homme noir… J’imagine qu’Ava a eu la même expérience, tout comme Denzel. Leur perspective peut être très vite écartée. Ils ont dû travailler très dur pour en arriver là où ils en sont dans cette industrie. Je ne veux pas parler pour eux, mais si on a dû bûcher dur pour gagner le respect de l’industrie – je ne sais pas si ‘respect’ est exactement le mot – alors je pense qu’on est plus à même de déceler quand quelqu’un d’autre est confronté à cette même lutte. Je pense qu’ils regardent les compétences et jugent le talent plutôt que la personne. » Et Claudia Castello de renchérir : « Ryan Coogler est un féministe. Et il dit que les femmes lui apportent quelque chose qu’il n’a pas. » Claudia est brésilienne. Elle était athlète professionnelle, et a fait des études de journalisme, or, au Brésil, dit-elle, on n’en vit pas forcément bien. Elle a donc émigré aux États-Unis mais en 2013, son pays a tremblé sous de nombreuses manifestations du peuple effaré face à la facture du Mondial de Football. Elle a repris l’avion, a couvert les événements pour palier « les manipulations de l’information télévisée » : « Certains disaient que nous étions des activistes, moi j’estime que nous étions des médias indépendants. » Claudia est une femme profondément politique. « C’est ce qui fait ma différence, c’est la raison pour laquelle je fais du cinéma aux États-Unis et que les gens viennent me parler. » C’est aussi ce qui l’a rapprochée de Ryan Coogler lorsqu’elle étudiait avec lui à l’école de cinéma. Pour préparer FRUITVALE STATION, il lui faisait lire des textes de Malcolm X et de Martin Luther King. « Comme je suis brésilienne, explique Claudia, j’ai grandi avec beaucoup d’afro- descendants. Je me sens assez proche de la culture et la communauté afro- américaines. » Lorsque nous nous entretenons avec elle par Skype, elle a démarré le montage de BLACK PANTHER, un film « auquel elle n’aurait pas eu accès avant plusieurs années sans Ryan ». Elle confirme : sur les films de studio, il n’y a pas beaucoup de femmes. « Dans mon département, nous sommes trois pour trente hommes. Victoria Alonso, qui est une ponte de Marvel, est une féministe et voudrait donner plus d’opportunité aux femmes. » Victoria Alonso est vice présidente exécutive chez Marvel et elle supervise les effets spéciaux sur les blockbusters du Marvelverse. Elle a notamment appelé l’industrie à encourager les femmes à travailler dans le domaine des SFX et, en 2014, œuvré pour que Marvel produise enfin un film sur une super-héroïne. Nul doute que le prochain CAPTAIN MARVEL (avec Brie Larson) lui doit beaucoup.

Monika Lenczewska est plus réservée lorsqu’on lui demande si certains cinéastes cherchent consciemment à travailler avec des femmes. Trouver un directeur de la photographie, « ce n’est pas juste trouver une personne, mais c’est trouver un ‘travail’ avec lequel ça matche. Cela va au-delà de la couleur de peau ou du genre. » Fabrice Du Welz nous avait dit que le fait que Monika soit une femme n’avait aucune importance. La directrice de la photo dit n’avoir jamais subi de discrimination positive, ni de discrimination tout court, mais concède : « Il y a une solidarité entre les femmes dans l’industrie américaine. Moi-même, je fais partie d’un groupe réunissant des chefs opératrices. Je suis toujours ouverte à rencontrer de jeunes directrices de la photo. Je vois bien qu’on encourage les femmes… D’ailleurs, dans les agences de talents, il y a de plus en plus de femmes chef op’. » Rachel Morrison confirme qu’elle et ses pairs directrices de la photo se rencontrent parfois, partagent leurs expériences et se recommandent les unes les autres auprès de producteurs ou de réalisateurs. Mais Rachel, comme Mako Kamitsuna, refusent de politiser la parité. « Je ne suis pas sûre que ce soit productif à long terme, nous dit la monteuse de Dee Rees. Je pense qu’on ne devrait parler que de travail et de la passion qu’on éprouve à raconter une histoire. Je ne soutiens pas les femmes de manière discriminatoire… » Rachel émet des doutes similaires : « Ne le prenez pas personnellement mais il faudrait que la presse écrive plus d’articles qui n’ont aucun rapport avec le fait que nous soyons des femmes… » Dans un monde idéal et non discriminant, c’est évidemment ce qu’il faudrait écrire. « La dernière fois, j’ai voulu travailler avec cette femme qui est l’une des meilleures machinistes du métier, mais elle est toujours occupée, sourit Monika Lenczewska. Les autres, parmi les 30 meilleurs, sont des hommes… » Une pénurie de techniciennes frappe aussi l’industrie et elle compromet le principe même de parité. Il faut que ces métiers du cinéma – électro, machino – puissent se revendiquer haut et fort comme mixtes. « Bien entendu, c’est important pour les femmes de voir que nous sommes nombreuses et plus nombreuses chaque jour, concède Rachel Morrison. Pour l’instant, il y a beaucoup d’attention portée à la pénurie de réalisatrices – et cela semble porter ses fruits. J’espère que nous serons les suivantes. » Mako Kamitsuna avoue également que les opportunités ne se cachent pas dans le silence : « Nous devons nous exprimer pour avoir accès à quelque chose qui nous est pourtant dû. Je suis très contente d’avoir pu faire partie de MUDBOUND, parce qu’on a fait un film mortel avec des séquences de guerre et tout… Certains diront peut-être : ‘Attends, ce sont des femmes qui ont fait ça ?’ ».

 

MUDBOUND de Dee Rees, bientôt sur Netflix
13TH d’Ava DuVernay, disponible sur Netflix
BLACK PANTHER de Ryan Coogler. Sortie le 14 février 2018
LABYRINTH de Brad Furman. Prochainement
IMPERIAL DREAMS de Malik Vitthal. Disponible sur Netflix

 

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