Dossier STUPID THINGS : chronique et portrait du réalisateur Amman Abbasi

27-09-2017 - 19:04 - Par

Dossier STUPID THINGS : chronique et portrait du réalisateur Amman Abbasi

C’est l’un premiers films les plus aboutis de l’année : découvrez STUPID THINGS, ou le spleen du gang des Bloods en milieu rural.

Dayveon, 13 ans, grandit au beau milieu de l’Arkansas, a priori loin de la criminalité des grandes villes. Mais c’est mal connaître l’Amérique : sa petite ville est elle aussi hantée par les Bloods, gang né à Los Angeles. Son frère en était un et c’est en rouge qu’il vient de mourir. Alors Dayveon, le cœur brisé derrière une apathie toute adolescente, va embrasser lui aussi la vie des gangs, au grand désespoir de sa sœur et de son beau- frère qui veulent le protéger des Bloods. Le premier film d’Amman Abbasi nous cueille: il trimballe un spleen déchirant et nous balade dans la belle Arkansas, en mariant naturalisme et formalisme – une probable influence de son producteur David Gordon Green (GEORGE WASHINGTON, JOE, PRINCE AVALANCE). Loin de jouer le jeu du sensationnalisme gangster, il filme ses personnages s’ennuyer, s’interroger, regretter ou chercher du boulot. Et si braquage il doit y avoir, c’est sans effusion de sang. Joué par des acteurs non professionnels et tourné en 4:3, STUPID THINGS va chercher la vérité et l’humanité dans l’über-fiction des « films de gangs »… parfois jusqu’à en faire trop. Le symbole
de l’essaim d’abeilles menaçant juste à l’extérieur du foyer de Dayveon ou la douce mélodie au piano qui tranche avec la violence de l’image sont autant de tics narratifs typiques du cinéma indépendant américain mais n’empêchent jamais le film de briller par son atypisme et sa délicatesse.

D’Amman Abbasi. Avec Devin Blackmon, Kordell « KD » Johnson, Lachion Buckingham. États-Unis. 1h15. Sortie le 27 septembre

 

4Etoiles

 

 

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Cet entretien/portrait a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°67 daté septembre 2017

 

ET SI ON VOUS PRÉSENTAIT AMMAN ABBASI ?

 

Amman-Abbasi

 

Avec STUPID THINGS, son premier long-métrage, Amman Abbasi, compositeur de musiques de films et ancien assistant de David Gordon Green, nous invite à oublier ce que l’on sait des gangs américains et à découvrir son cinéma brut et violent, baigné dans le spleen et les regrets.


 

StupidThings-Pic2Quand on aura raccroché, je vais aller me faire l’exposition sur Martin Scorsese », s’enthousiasme Amman Abbasi. Il est à Amsterdam, au Eye, un cinéma-musée, haut lieu de la culture aux Pays Bas. Le soir même, ce jeune réalisateur américain ira présenter à Rotterdam son premier long-métrage, STUPID THINGS – une traduction « française » de DAYVEON, un titre original qu’on ne sait pas forcément comment prononcer – qui depuis son passage à Sundance affole les festivals du monde entier (y compris celui de Deauville 2017). Si STUPID THINGS parle de vies hors-la-loi et d’envies d’argent fastoche, quintessence du rêve américain qui part en quenouille, le film d’Amman Abbasi ne pourrait pas être plus éloigné de l’univers de Martin Scorsese. La moiteur excitante des villes et les rêves flamboyants d’accession au pouvoir, si chers au réalisateur italo-américain, sont aux antipodes de la démarche d’Amman, fils d’immigrés pakistanais qui, avec STUPID THINGS, plonge dans le monde méconnu et curieux des gangs de l’Amérique rurale. C’est là où il a grandi, précisément à Little Rock en Arkansas. « Il y a une grosse activité des gangs là-bas », confirme-t-il. Ce sont des gangs affiliés aux Bloods et aux Crips, rivaux légendaires ensanglantant la Californie, qui se sont chacun répandus à travers tout le territoire américain.

Abbasi-Exergue1C’est en travaillant comme cadreur sur FIGHT FOR CHICAGO, une série documentaire de Brent et Craig Renaud – qui aborde les gangs qui sévissent dans la grande ville de
l’Illinois – , qu’Amman Abbasi a eu l’idée de son premier film. « J’ai eu l’occasion de discuter avec beaucoup de gamins, et j’essayais vraiment de comprendre quelles étaient leurs motivations pour intégrer un gang. Pourquoi ils avaient envie d’en être : c’est la question avec laquelle tout a commencé. » Les récits sur les gangbangers sont innombrables (MENACE II SOCIETY, BOYZ’N THE HOOD…) mais ils se situent toujours dans les grandes villes (New York, Los Angeles, Detroit…). La zone rurale est souvent le théâtre de la criminalité white trash mais rarement celui des gangs. Difficile de faire des généralités lorsqu’on évoque de telles institutions criminelles, mais STUPID THINGS met le doigt sur une différence fondamentale entre les bandes des villes et celles des champs : « Je ne peux vraiment parler que de ce que je connais : à Chicago, les gangs opèrent différemment, avec méthodologie. Il y a le trafic de drogue, il y a la territorialité. La violence est liée au fait que le crime soit organisé. En Arkansas, les gangs sont plutôt les vestiges d’une ancienne activité criminelle qui a disparu aujourd’hui. C’est plus un héritage générationnel qui se passe de père en fils, ou d’aîné à petit frère… » STUPID THINGS subvertit donc les codes d’un sous-genre illustre du cinéma ; c’est un argument-phare et pourtant Amman Abbasi n’est pas foncièrement d’accord pour le mettre en avant : « C’est une partie de la démarche. Je ne voulais pas forcément créer un dialogue entre les films qui existent déjà et le mien. Juste faire le portrait des gangs d’une manière honnête. En grandissant à Little Rock, je n’avais aucune raison de tomber dans les clichés du genre. Je ne voulais pas sciemment détourner ce qui existait déjà. Je voulais juste être sincère avec mon sujet. »

StupidThings-Pic1Familier du monde documentaire – ne serait-ce que par sa collaboration avec les frères Renaud sur plusieurs projets – en tant que cadreur mais aussi comme compositeur, Amman Abbasi a pourtant préféré la fiction pour son premier long-métrage. « Le domaine de la fiction me passionne. Je pensais qu’il y avait une vraie histoire à raconter. Dans un documentaire, il y aurait une ambition sociale. Dans la fiction, vous pouvez vous concentrer sur l’humain. » STUPID THINGS est le portrait en 4:3 de Dayveon, ado d’un patelin américain adopté par les Bloods locaux après que son aîné, membre du gang, a été assassiné. Il vit chez sa sœur et son beau- frère qui essaient de le protéger de ce piètre héritage familial mais les Bloods offrent à Dayveon un fort sentiment d’appartenance, l’impression de marcher fièrement dans les pas de son frère et une manière comme une autre de tromper l’ennui… L’étude culturelle et sociologique des gangs en milieu rural est une porte d’entrée dans STUPID THINGS mais ce n’est pas celle qu’Amman Abbasi veut voir le spectateur ouvrir. « Avec STUPID THINGS, je voulais raconter l’histoire d’un gamin qui grandit dans un gang, sans forcément me concentrer sur la violence mais au contraire, sur tous ces moments qui n’en sont pas. » En choisissant des acteurs non professionnels, Amman Abbasi, le naturalisme chevillé au corps, façonne des personnages d’une grande authenticité. « Et je voulais qu’ils puisent dans leurs expériences personnelles, les gens qu’ils ont connus, les choses qu’ils ont vues. Et leurs expériences personnelles sont un peu celles de leurs personnages à des degrés différents. C’est bien sûr de la fiction mais les émotions sont extrêmement réelles. » Très réelle et pourtant très étonnante, la mélancolie qui enveloppe STUPID THINGS et qui en fait un anti-film de gang. « C’est ce même sentiment de mélancolie que je ressentais quand je parlais à ces gosses à Chicago, nous dit Amman. Aujourd’hui, je me pose souvent la question de ce qu’ils sont devenus. Est-ce qu’ils sont impliqués dans encore plus de trafics ? Est-ce qu’ils sont en prison ? Est-ce qu’ils ont perdu leurs potes ? Dans STUPID THINGS, je voulais plus poser de questions que je ne voulais apporter de réponses. » Au-delà de Dayveon, dont STUPID THINGS est le récit d’apprentissage, il y a Country, joué par Marquell Manning, un gangbanger pragmatique qui ne pense qu’à trouver un travail honnête, dans les champs ou dans un garage. Une obsession comme un fil rouge, une sorte de sous-intrigue dessinée au détour de quelques plans pour un personnage secondaire qui émeut : « Je crois honnêtement qu’il est devenu l’un de mes personnages favoris au fur et à mesure que je faisais le film. Il est assez subtil. En fait, il faut pouvoir dépeindre de manière extrêmement honnête ces personnes-là. Il ne faut pas mettre d’étiquettes ni avoir de préjugés. Car Country est un mec sérieux. Il veut avoir sa chance de travailler dur et gagner sa vie. Il y a chez lui une angoisse latente, même quand il s’adonne à ses activités de gangbanger. On voit qu’il veut sortir de cette situation d’une manière honnête. Raconter des histoires comme ça, c’est très épanouissant. On n’est pas dans l’intrigue et la résolution de l’intrigue, mais plutôt dans l’évocation de moments qui comptent, de moments qui restent et qui resteront avec vous après le film, avec un peu de chance. » Quand un autre gros dur, avachi sur un divan, explique à ses potes qu’il est difficile d’avoir des factures à payer et une famille dont il faut s’occuper quand on lorgne depuis longtemps sur des jantes chromées, on pourrait rire. Mais non. Amman Abbasi capte avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité une crise de l’identité et tous les pièges du déterminisme social.

Abbasi-Exergue2STUPID THINGS est produit notamment par David Gordon Green. Amman Abbasi a été son assistant- réalisateur pendant deux ans, sur deux films : MANGLEHORN, qui offrait un rôle de serrurier au cœur brisé à Al Pacino, et QUE LE MEILLEUR GAGNE (autrefois OUR BRAND IS CRISIS), comédie politique avec Sandra Bullock. « C’était super, sourit Amman Abbasi. David est très doué dans son domaine. Tous ceux qui le connaissent vous le diront : c’est quelqu’un d’extrêmement généreux qui soutient énormément les autres. Je voulais vraiment savoir que je pouvais faire le film tout seul par mes propres moyens. Mais quand j’ai eu besoin d’aide, il était là pour me pousser. » Et puis, rajoute-t-il, « il a réussi à définir un certain type de cinéma américain ». David Gordon Green – dont le premier film, GEORGE WASHINGTON, semble être une influence de STUPID THINGS – étant l’une des grandes figures de la scène du sud (Texas et Arkansas) actuelle (avec Jeff Nichols, David Lowery et Richard Linklater par exemple), on interroge Amman sur sa place dans cette « texan school »… Sur son éventuelle volonté de suivre ce mouvement très américain et pourtant très inspiré par l’Europe, un cinéma très rural et sauvage… « Je n’ai pas l’impression de faire partie d’une quelconque école, d’ailleurs moi qui ai arrêté l’école très tôt, je déteste les définitions d’école. (Rires.) En revanche, il y a une vérité dans ce que vous dites… Par exemple dans la peinture, il y a beaucoup de peintres originaux dont les influences sont évidemment les mêmes parce que si vous avez grandi dans des conditions et des espaces similaires, que vous êtes exposé notamment à une nature très présente, ça fait partie inévitablement de votre travail, de votre sensibilité, de votre processus créatif. Mon environnement à moi fait aujourd’hui partie intégrante de ma sensibilité artistique. J’apprécie les artistes qui ont cette intégrité-là. En revanche, j’ai l’impression que l’étiquette d’école ôte toute l’honnêteté du travail. Et on dirait que ça devient un genre. » Et Amman Abbasi n’aime pas les étiquettes. Il revendique d’aimer à part égale le cinéma indépendant et le cinéma de studio, il va voir tous les films sans préjugés. Le catégoriser comme un Sundance kid, un produit du plus grand festival (si ce n’est la plus grande industrie) du cinéma indépendant, serait un peu rapide. Là-bas, il a présenté STUPID THINGS pour la première fois mais ce qui l’a soulagé, c’est que le film se soit vendu à l’international. Après tout, il y a mis toutes ses billes avant de lancer un kickstarter (à l’époque, le projet s’intitulait LOUDMOUTH et devait être tourné en pellicule)… « Personne ne vous donnera de l’argent en disant : ‘allez, fais ce que tu veux, amuse-toi, fais ton film’. Il faut vraiment se battre. Mais je n’avais d’argent que pour financer la phase de production. Une fois qu’on avait tourné, j’ai donc dû faire une bande démo. J’ai réussi ainsi à convaincre d’autres financiers et c’est comme ça que j’ai pu rentrer en post-production. Mais tout a commencé de manière assez naturelle et organique. Moi, mes amis… » Aujourd’hui, Amman Abbasi écrit son deuxième film, mais en parallèle, il compose aussi – c’est son premier amour. « Je vais voir ce qui, du cinéma ou de la musique, sort en premier mais je n’ai pas de sentiment d’urgence. Enfin si… quand je veux faire quelque chose, il y a un sentiment d’urgence. Avec un peu de chance l’année prochaine, je devrais pouvoir rentrer en production. Mais je ne veux pas faire un film juste pour faire un film. »

 

 

 

 

 

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