Pourquoi les chansons de John Denver sont-elles partout (dont LOGAN LUCKY) ?

26-10-2017 - 17:47 - Par

Pourquoi les chansons de John Denver sont-elles partout ?

Des dizaines de millions de disques vendus, des tournées des stades à guichets fermés: dans les années 1970, l’Amérique vénérait John Denver, avant de l’oublier poliment durant les décennies suivantes. Vingt ans après sa mort, il revient grâce au cinéma : en 2017, ses chansons sont partout. Même là où on ne les attend pas.

 

Cet article a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°68 daté octobre 2017

 

« ‘Take Me Home, Country Roads’ apparaît même dans ALIEN COVENANT. (Rires.) J’étais en train de regarder le film et je me disais : ‘Mais comment elle a pu atterrir là ?’ » Lorsque nous abordons le retour de hype du chanteur John Denver avec Steven Soderbergh, le cinéaste ne cache pas son amusement. Et s’il n’a pas été le seul étonné de voir la ballade de Denver dans l’horreur SF de Ridley Scott, il a une raison supplémentaire de tiquer : elle figure aussi au centre de son LOGAN LUCKY. À vrai dire, en 2017, John Denver a été partout : « Annie’s Song », « It’s Up to You » et « This Old Guitar » dans FREE FIRE ; « Annie’s Song » dans OKJA ; « Take Me Home, Country Roads » dans ALIEN COVENANT, JOURNAL D’UN DÉGONFLÉ – UN LOOONG VOYAGE, LOGAN LUCKY et KINGSMAN 2 ! ; « Some Days Are Diamonds (Some Days Are Stone) » dans LOGAN LUCKY. Mais pourquoi un tel engouement soudain et fortuit ? « Ça arrive de temps en temps : un élément de la culture populaire revient tout à coup au devant de la scène, nous dit Soderbergh. Mais je ne sais pas comment un tel phénomène débute. » Ben Wheatley, qui a ouvert le bal avec panache dans FREE FIRE, nous assure par mail « avoir été surpris de voir Denver dans autant de films cet été », sans pour autant avoir d’explication, « mis à part une raison évidente : c’est de la super musique ».

John Denver rejoint la scène folk de Los Angeles au milieu des années 1960 et obtient ses premiers succès en groupe, avec le Mitchell Trio. Mais c’est avec sa carrière solo débutée en 1969, et grâce au travail de son manager Jerry Weintraub – futur producteur de la trilogie OCEAN’S de Steven Soderbergh ! –, que Denver accède au rang de phénomène : roi des hit-parades, il écoule des millions d’albums et de 45t, domine les ondes et embrase les foules en concert. Une aura pourtant contestée : avec son visage angélique et ses chansons douces exaltant l’amour ou le lien à la nature, il exaspère une partie de la presse, qui va jusqu’à le juger totalement artificiel. Dans un long entretien avec le magazine Playboy, il confie en 1977 : « Il semble
y avoir une grande résistance à l’égard de ce que je représente, [à savoir] une célébration de la vie telle que reflétée dans les régions rurales. La plupart des critiques négatives sont écrites par des personnes habitant les grandes villes. Moi, je leur chante les montagnes et la nature sauvage, l’amour et la famille. Ce n’est pas ce qu’ils veulent entendre. »

En 2017, comment les cinéastes se sont-ils servis de cette musique limite baba cool ? Tous, avec des méthodes différentes, en ont extrait une vérité sentimentale. Dans OKJA, Bong Joon Ho n’use pas du tube « Annie’s Song » de manière narrative – les paroles, ode à la première femme de Denver, ont peu à voir avec la scène que la chanson illustre. En revanche, il se sert de l’élan sentimental dégagé par la mélodie et les envolées de cordes. À l’image, Okja dérape au sol au ralenti. Face aux fusils hypodermiques pointés sur l’animal, une militante végane ouvre un parapluie arc-en-ciel. « Il y a de la poésie dans toute lutte », nous avait dit Bong en mai dernier et « Annie’s Song » procure exactement, et simplement, ce sentiment. Dans le cas de KINGSMAN 2 ou de FREE FIRE, les chansons de Denver peuvent revêtir un voile ironique dont se servent les réalisateurs pour souligner la différence entre ce que l’on voit des personnages et ce qu’ils sont vraiment. Ainsi, Matthew Vaughn déconstruit l’image de Merlin (Mark Strong) en contrebalançant sa dureté et la violence qu’il engendre avec la musique de Denver. Ben Wheatley va plus loin dans cette idée de musique source de contraste : « J’ai utilisé ‘Annie’s Song’ parce qu’elle me rappelle mon enfance et me renvoie à des souvenirs très spécifiques des années 70, nous écrit-il. Elle est à la fois pop, à l’eau de rose, romantique et magnifique. Une des premières images que j’ai eues en tête pour FREE FIRE était un van roulant en cercles, un homme en sang agonisant au volant. Il a peu d’énergie mais au lieu de conduire, il met de la musique. Je voulais la pire chanson à écouter dans cette situation, quelque chose à l’extrême opposé. » Un décalage qui souligne l’humanité des personnages et qui confronte le public à son propre cynisme : le rire que peut déclencher la scène agit comme une prise de conscience de l’absurdité de la fusillade dont il a été spectateur. En un sens, la musique fait tomber les masques – dans la salle et sur l’écran.

À bien des égards, John Denver incarne une certaine idée de l’Amérique – « Rocky Mountain High » et « Take Me Home, Country Roads » sont d’ailleurs devenues les chansons officielles des États du Colorado et de Virginie Occidentale. Ainsi, Ridley Scott utilise « Take Me Home… » dans COVENANT pour véhiculer l’idée de mal du pays et du retour impossible. Steven Soderbergh, lui, en fait un véritable élément de narration
– elle est discutée et chantée par les personnages. « Il y avait effectivement une raison très organique à son utilisation dans LOGAN LUCKY », nous dit le cinéaste. Dans ce contexte, « Take Me Home, Country Roads » prend à sa charge une partie du propos sur le sentiment d’appartenance, tandis que « Some Days Are Diamonds » et ses paroles sur la fatalité, l’infortune, les hauts et les bas de la vie, renvoie au contexte économique et à la situation de misère à laquelle les personnages s’opposent en fomentant un casse. Que Soderbergh utilise les chansons de Denver de manière intradiégétique ou extradiégétique, il use de leur propos pour nourrir le sien de manière très concrète, exaltant une Amérique oubliée ou soustraite d’un certain tissu mythologique. « Au début des années 70, explique Denver à Playboy, mon succès a eu lieu à contre-courant de la musique populaire, qui se focalisait alors sur le hard-rock. Le regain de popularité de la country n’avait pas encore eu lieu et le folk 60’s était mort. Dans ce contexte rock, je cartonnais avec des chansons comme ‘Take Me Home, Country Roads’. » Romantique et sentimentale, pacifiste, rurale et écolo, la musique de John Denver répudie tout cynisme. Là réside peut-être la clé de son omniprésence au cinéma en 2017 : à une époque toujours plus froide et méfiante, où l’on continue de reprocher à un film son « sentimentalisme », comment ne pas voir les chansons de Denver comme une note d’intention en elles-mêmes ?

LOGAN LUCKY
En salles.
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