Dossier SELMA : Do the right thing

12-03-2015 - 18:13 - Par

Dossier SELMA : Do the right thing

Retour sur notre long article publié dans notre n°42, dont la couverture est consacrée au film d’Ava DuVernay avec David Oyelowo.

Ce dossier a été au préalable publié dans Cinemateaser Magazine n°42 (mars 2015)

 

SELMA est un film important s’il en est : par son sujet, sa qualité, le fait qu’il revienne de loin ou qu’il révèle au grand public sa réalisatrice, l’une des rares cinéastes afro-américaines en exercice. Mais il est aussi crucial car il a rouvert le débat sur la considération des Noirs par l’industrie cinématographique américaine et ce, quelques semaines seulement après qu’une première secousse l’a ébranlée. Enquête sur les principaux points de friction qui pourraient rebattre les cartes, avec Ava DuVernay et l’acteur David Oyelowo, rencontrés à Londres.

 

Selma-AvaIl a fallu huit ans pour que SELMA arrive jusqu’à nous. Huit ans pendant lesquels se sont succédés plusieurs réalisateurs, plusieurs versions du script et autant de configurations et de films différents. Michael Mann fut un temps intéressé, mais sans y être réellement attaché. « Stephen Frears, puis Paul Haggis, Spike Lee, Lee Daniels et enfin Ava DuVernay », liste l’acteur David Oyelowo en se rappelant les cinéastes successifs qui se sont emparés du film. Oyelowo, c’est l’interprète de Martin Luther King dans SELMA, un rôle déterminant pour lequel il a pris quelques kilos et de bonnes joues. Le film revient sur les tentatives d’organisation d’une marche entre Selma et Montgomery, en Alabama, pour sensibiliser l’opinion au fait que les Noirs ne parviennent pas à exercer leur droit de vote dans certains États. Une manifestation pacifiste qui compte des morts et des blessés mais qui aboutit à la signature d’une loi. L’acteur, britannique, a posé ses valises aux États-Unis en 2007, emmenant femme et enfants avec lui. « J’ai lu le script de SELMA en juillet 2007, se souvient-il en tant que témoin privilégié des évolutions du projet, alors que ça ne faisait que deux mois que j’avais emménagé à Los Angeles. J’ai tout de suite su que je devais faire ce film. » Mais encore fallait-il que le film se fasse, lui… Les États-Unis ont beau avoir un jour férié au nom du défenseur des droits civiques (le Martin Luther King Day, fêté le troisième lundi de janvier), lui consacrer un long-métrage semble être problématique. SELMA n’est d’ailleurs qu’un film parmi d’autres. Ainsi, Paul Greengrass était à deux doigts de réaliser MEMPHIS, long-métrage revenant sur les derniers jours de King et son assassinat en avril 1968, avant qu’Universal ne se rétracte à quelques semaines de sa mise en production. D’un autre côté, la compagnie DreamWorks lambine depuis des années avec son propre projet, alors même qu’elle a un avantage : elle détient les droits des discours légendaires du Dr King, y compris son fameux « I Have A Dream », soumis à copyright et dont l’utilisation est précieusement surveillée par ses ayants droit. Ce serait d’ailleurs ces mêmes ayants droit qui auraient, selon divers articles, compliqué le développement du projet de Greengrass, menaçant Universal de renier publiquement le film, eût-il vu le jour. Devoir se passer de ses discours – qui sont pourtant des marqueurs essentiels de l’œuvre de Martin Luther King – peut-il expliquer qu’Hollywood n’ait jamais pleinement dédié un film au pasteur, jusqu’à présent ? « C’est une partie du problème », nous rétorque Ava DuVernay, avec un sourire en coin. Elle a prouvé que ce n’était en rien un obstacle infranchissable : SELMA n’utilise que des propos libres de droit et dès qu’il est fait référence à des éléments qui ne le sont pas, DuVernay joue avec les mots de sorte à se prémunir de toute attaque légale. Et le film reste un vrai portrait de l’homme et de son action politique. Peut-être y a-t-il alors, au sein des studios ou des producteurs, même indépendants, la peur de ne pas raconter Martin Luther King comme il se doit, la pression de mal faire ? Ava DuVernay n’est toujours pas convaincue : « J’ai eu mon lot de critiques moi aussi. Il y a des cinéastes qui ont peur de la polémique ou simplement de la diversité des opinions. Vous pourriez espérer que les gens aient digéré les choses, cinquante ans après. » Non, la vérité serait ailleurs et c’est David Oyelowo qui la synthétise le mieux : « Quand LE MAJORDOME et 12 YEARS A SLAVE ont marché auprès des critiques et du public, Hollywood n’avait plus d’excuses. »

 

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Sorti en août 2013 aux États- Unis, LE MAJORDOME a généré 176,6 millions de dollars dans le monde (pour 30 millions de budget). Dans la foulée, 12 YEARS A SLAVE comptait 187,7 millions de dollars de recettes internationales pour 20 de budget, un score remarquable doublé de neuf nominations aux Oscars (trois victoires dont l’Oscar du Meilleur film). Le premier a mieux marché sur son propre territoire, sans pour autant décevoir à l’étranger. Le second ? C’est l’inverse. Reste que ce sont des engouements mondiaux qui ont permis aux deux films d’être de vrais succès. « L’industrie ne pouvait plus dire que les films avec des protagonistes noirs ne ramènent pas d’argent aux États-Unis ou à l’étranger », explique Ava DuVernay. La production américaine est si pléthorique et les « inédits en France » si nombreux que dresser un profil du « film qui ne sort pas chez nous » est ardu. Mais il y a une constante : les films afro-américains – ceux dont la majorité du casting est noire et qui se déroulent dans des familles ou des groupes d’amis afro-américains – sont très mal distribués en dehors des États-Unis. On parle de « cinéma communautaire », mené par des figures comme Tyler Perry ou Ice Cube. Ce sont souvent des comédies – très lucratives par ailleurs, vu le budget minimal qui leur est attribué – et comme s’il y avait un humour noir auquel les Blancs ne pouvaient pas rire, elles sont marketées pour les Afro-Américains. Mais il n’y a pas que les comédies qui sont concernées, et l’on pourrait citer le thriller NO GOOD DEED avec Idris Elba et Taraji P. Henson ou le drame MIDDLE OF NOWHERE d’Ava DuVernay, déjà avec David Oyelowo. Encore une fois, il n’y a pas de profil de l’inédit en France, il est donc impossible de conclure que leur nature de « film afro-américain » les a privés d’une exploitation en salles. Reste à constater. De ces exemples, le cinéma américain fait une généralité : les acteurs noirs ne seraient ainsi pas « vendables » à l’étranger. C’est le « mythe », le « mensonge originel » que nous a servi Hollywood, s’insurge Ava DuVernay, reprenant les contre-exemples du MAJORDOME et de 12 YEARS A SLAVE. Une mise en accusation soutenue par Spike Lee : « C’est l’un des plus gros mensonges qu’Hollywood ait perpétrés » dit-il au Hollywood Reporter, citant Denzel Washington, Will Smith ou encore Samuel L. Jackson comme stars incontestables. Trois stars noires qui rapportent des centaines de millions de dollars à l’industrie. Dans une tribune au Hollywood Reporter, Reginald Hudlin, producteur de DJANGO UNCHAINED et figure du cinéma afro-américain ayant réalisé BOOMERANG avec Eddie Murphy et produit le BERNIE MAC SHOW, s’agace de l’hypocrisie régnant au sein des studios : « Ce serait génial si l’expression ‘black film’ n’était pas juste utilisée pour les films qui font moins de 100 millions de dollars. Quand un film, avec un protagoniste noir, génère plus que ça, il n’est plus un ‘film black’ mais un ‘film de Will Smith’, un ‘film de Denzel Washington’ ou un ‘film de Kevin Hart’. Si un film rapporte beaucoup d’argent, on ne parle plus de couleur. » Dans une autre tribune, Anthony Anderson (star de la série BLACK-ISH, comptant d’excellentes audiences aux États-Unis) dresse comme un constat d’échec : « Il faut qu’on se serre les coudes en tant que communauté et qu’on laisse nos ego de côté. Il faut financer et investir sur nous-mêmes. C’est de là que vient le pouvoir. » C’est d’ailleurs en partie ainsi que SELMA a vu le jour.

 

Selma-Pic1Parmi les raisons qui ont permis à SELMA de se monter, outre le fait que le « mensonge hollywoodien » est en train de s’effriter et que de nombreuses personnalités afro-américaines sont là pour s’en assurer, il y a Oprah Winfrey. « Quand la femme la plus puissante dans les médias au monde dit que votre film mérite d’être fait et qu’elle le soutiendra, qu’elle jouera dedans et qu’elle le produira », ça change la donne, nous explique Ava DuVernay. Même si l’histoire qui unit Oprah au cinéma dure depuis trente ans maintenant (en 1985, elle jouait dans LA COULEUR POURPRE de Steven Spielberg), la mogul du petit écran se consacre de plus en plus à soutenir les jeunes talents afro-américains : en 2009, elle produit PRECIOUS de Lee Daniels et en 2013, elle interprète Gloria Gaines dans LE MAJORDOME, du même réalisateur. C’est d’ailleurs sur le plateau du MAJORDOME qu’elle rencontre David Oyelowo (qui joue son fils, un activiste auprès de Malcolm X) et qu’elle se laisse convaincre, aisément, d’être la caution de SELMA (par ailleurs, elle tient le rôle d’une habitante de Selma dans le film). Le troisième facteur déterminant dans la mise en production du projet d’Ava DuVernay, c’est le fait que David Oyelowo est aujourd’hui suffisamment connu pour que les producteurs l’estiment capable de porter ce film dont le budget avoisine les 15 millions de dollars. Depuis sept ans, l’acteur a littéralement bâti ce moment crucial où l’on pourrait parier sur lui. « Ma stratégie a toujours été de travailler sur les meilleurs projets avec les meilleurs réalisateurs pour les meilleurs rôles, nous explique Oyelowo. Je ne pensais pas à être la tête d’affiche, je faisais une scène pour Steven Spielberg (LINCOLN, ndlr), une autre pour Christopher Nolan (INTERSTELLAR, ndlr)… Vous devenez ainsi un meilleur acteur. C’est d’ailleurs en jouant une seule scène face à Daniel Day-Lewis que j’ai pu avoir l’idée directrice pour incarner Martin Luther King. » Tout en étant présent dans des films indépendants (récemment A MOST VIOLENT YEAR de J.C. Chandor), il devient une figure très familière du cinéma commercial et surtout, il se « spécialise » dans des films traitant de la condition des Noirs aux États-Unis : LINCOLN ou l’abolition de l’esclavage, LA COULEUR DES SENTIMENTS ou l’état des lieux du rapport Blancs/Noirs à Jackson, Mississippi, LE MAJORDOME ou la vie du majordome de la Maison-Blanche au fil d’une ségrégation fluctuante, RED TAILS ou le récit du rôle des Afro-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale (NB : bien que produit par George Lucas et malgré une présentation à Cannes, RED TAILS n’est jamais sorti en France). « Certains de ces films ont été de gros succès. Les gens ont commencé à m’associer à ce sujet », se satisfait Oyelowo. Il est donc le Martin Luther King parfait, bon acteur et expert. Peut-être même était-il le seul ? « Si vous cherchez quelqu’un pour jouer Martin Luther King, développe-t-il, dans l’idéal vous cherchez un acteur qui aurait dans les 30 ans. À cause du manque d’occasions pour les acteurs qui me ressemblent, il n’y a pas de movie stars noires dans cette tranche d’âge. Il y a des stars blanches, parce qu’il y avait pour elles plus d’opportunités de le devenir. Dr King ? Ça ne peut pas être Denzel Washington, Morgan Freeman est trop vieux, et là, les discussions se tarissent. Et l’industrie se dit qu’il vaut plutôt mieux lancer un film sur J. Edgar Hoover. » Et voilà pour le cercle vicieux initié, nourri et perpétué par l’industrie.

 

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Lorsqu’Anthony Anderson prône une entraide communautaire – qui pourrait être comme un repli en résistance –, un exemple probant peut étayer sa thèse. Le brillant TOP FIVE de Chris Rock, certes produit par Scott Rudin (THE SOCIAL NETWORK, INSIDE LLEWYN DAVIS) mais surtout par Jay-Z et Kanye West. Le film, autour d’un acteur noir issu du stand-up et s’étant perdu dans des comédies familiales débiles, interprété par un casting entièrement noir (Chris Rock bien sûr, mais aussi Tracy Morgan, Gabrielle Union, Cedric the Entertainer, Kevin Hart, Leslie Jones…), a été le véritable carton du dernier Festival de Toronto. C’est une pure comédie romantique, drôle à en crever, qui a conquis les huiles de Paramount, l’ayant acquise pour la somme rondelette de 12,5 millions de dollars et ayant promis d’en investir 20 de plus pour la promouvoir comme il se doit – le film sort toutefois directement en VOD en France. « Je ne crois pas qu’il y ait de différence entre ce que les spectateurs noirs trouvent drôle et ce que les spectateurs blancs trouvent drôle », a expliqué Chris Rock dans une tribune qui fait aujourd’hui référence. Elle a été publiée sur fond du « Sony Hack », alors que des échanges révélant des propos à l »humour raciste » entre Amy Pascal et Scott Rudin agitaient l’industrie. Même si beaucoup ont pris la défense des deux « incriminés » (y compris John Singleton, réalisateur de BOYZ’N THE HOOD), ce fut l’un des éléments déclencheurs du débat racial actuel. « [Hollywood] est une industrie blanche, réagit Chris Rock. Comme la NBA est une industrie noire. Je ne suis pas en train de dire que c’est une mauvaise chose. C’est juste comme ça. » David Oyelowo déplace le débat sur le terrain sociologique: « Les problèmes raciaux sont énormes dans l’industrie du cinéma. Les gens qui prennent des décisions dans ce business ont tous la même apparence : ce sont des hommes blancs. Et ce que vous voyez dans les films est le reflet de ça. Ils veulent des versions plus jeunes et plus belles d’eux-mêmes. On va tous au cinéma pour se voir. C’est d’ailleurs ce qu’Oprah Winfrey a plaidé pour que SELMA se fasse : elle voulait se reconnaître dans un film, sur l’écran. C’est naturel, c’est ce qu’on demande tous. Mais si les décisionnaires sont tous d’un certain type, alors ils organisent la culture, ils nous alimentent de leur point de vue et c’est un point de vue étroit : il n’est ni féminin, il n’est pas de couleur, bref, il n’est rien de ce qu’on pourrait associer à une certaine – et je mets des guillemets – minorité. C’est dangereux. » Et ce serait la raison de l’absence d’opportunités pour les jeunes acteurs noirs de passer le cap de la bankabilité. Par défaut, et s’il n’y a aucune raison narrative pour qu’il en soit autrement, les rôles sont blancs, à l’image de ceux qui les valident. À Hollywood, il y a les (rares) rôles pour lesquels on cherche un acteur noir et les autres : « Nous ne sommes jamais sur la shortlist de quoi que ce soit, dit Chris Rock. Nous ne sommes jamais ‘pressentis’. On n’a jamais dit ‘Est-ce que ce sera Ryan Gosling ou Chiwetel Ejiofor pour 50 NUANCES DE GREY ?’. Vous savez, les Noirs aussi aiment bien b**ser. »

 

Rares sont les stars afro-américaines pour lesquelles Hollywood devient soudain post-racial. Will Smith, Denzel Washington, Samuel L. Jackson, Morgan Freeman… On se souvient de la manière dont Eddie Murphy régnait sur Hollywood il y a trente ans. Mais se sont-ils battus pour changer de l’intérieur les mentalités des studios ? « Par leur présence, ils ont fait assez, oppose AvaDuVernay. Tout comme Sidney Poitier, en son temps, a été un facteur de changement. Will Smith a tellement œuvré à ouvrir le marché international pour les Noirs. » En février dernier, Will Smith a d’ailleurs donné un prix à Ava DuVernay aux NAACP Image Awards, cérémonie qui récompense ceux qui agissent pour la diversité. C’est l’un des honneurs les plus significatifs reçus par la cinéaste, aux côtés d’une nomination au Golden Globe du Meilleur réalisateur – c’est la première réalisatrice noire à être nommée dans cette catégorie. Pour les Oscars, faudra repasser. SELMA est cité au titre de Meilleur film, le morceau du générique de fin – « Glory », composé et interprété par John Legend et Common – est, lui, nommé dans la catégorie Meilleure chanson originale (il a remporté la statuette, et les deux interprètes ont formulé un discours très militant et très émouvant sur scène). Les absences de David Oyelowo dans la catégorie Meilleur acteur et d’Ava DuVernay dans la catégorie Meilleur réalisateur ont été vécues comme des camouflets et ont précipité le malaise. On aurait aimé pouvoir dire qu’ils n’étaient pas à la hauteur, que l’universel sujet de SELMA ne doit pas être l’excuse pour que le film soit de toutes les catégories, sauf que le travail du comédien et de la cinéaste méritait d’apparaître. Le « Oscar Snub » (expression usitée pour décrire les ratés des nominations aux Oscars) qu’a subi Ava DuVernay reste en travers de la gorge de David Oyelowo : « La branche des réalisateurs aux Oscars est représentée de manière prédominante par des hommes blancs et vieux. Ava est l’opposée de tout ça. Les votants sont à 94% blancs et ce n’est pas la société dans laquelle on vit, ni même l’industrie dans laquelle on travaille. Ça affecte forcément le genre de films que l’Académie met en avant chaque année. » Alors quoi? Tout ne serait qu’une question innocente d’affinités? Non, selon David, il est aussi question de racisme, même si le mot n’est jamais prononcé tel quel. « Les acteurs et actrices noirs se voient généralement confier des personnages soumis : des esclaves, des femmes de chambre… Ou alors des chanteurs, des sportifs. Des criminels. Sidney Poitier n’a même pas été nommé pour DANS LA CHALEUR DE LA NUIT (où il joue un flic révolutionnant les méthodes d’un commissariat du Sud des États-Unis, ndlr). En revanche, il a reçu un Oscar pour un film où il était ‘gentil’ avec des nonnes blanches (LE LYS DES CHAMPS, ndlr). C’est la réalité. » Un point de vue soutenu par Spike Lee qui se rappelle, toujours dans les pages du Hollywood Reporter, à quel point l’Académie a célébré la figure du chauffeur noir dans MISS DAISY ET SON CHAUFFEUR (Oscar du Meilleur film) quand la même année sortait DO THE RIGHT THING, pierre angulaire dans l’histoire du cinéma noir. On note toutefois deux voix « autres » (pour ne pas dire dissidentes) dans la levée de boucliers actuelle des artistes afro-américains : Anthony Mackie, qui a expliqué que les « gens sont fatigués d’être bombardés par la question raciale. Donc tout le monde fuit certains sujets et certains films » et Kevin Hart, qui s’est dit « pas intéressé par la politique ». « Déjà, personne ne devrait avoir à répondre à une question parce qu’elle lui est posée, rétorque Ava DuVernay. Je ne suis pas d’accord avec Anthony Mackie sur beaucoup de sujets. Kevin Hart, c’est un comique, et il ne veut pas qu’on l’emmène sur le terrain de la politique. Les comédies de Kevin Hart sont différentes de celles de Chris Rock, qui lui veut parler de politique. Chacun son choix. Pas de problème s’ils veulent se taire ! » Reste que ces deux non-prises de position ont amené certains à en conclure que les deux acteurs refusaient de blâmer une industrie avec qui ils travaillent très bien – le premier ayant intégré le Marvelverse dans la peau du Faucon, le second prenant actuellement d’assaut la comédie américaine et n’ayant jamais caché ses ambitions internationales.

 

Selma-Pic2« Est-ce qu’ils (les votants de l’Académie, ndlr) ont essayé de remettre Ava à sa place ? Peut-être, mais ils n’ont pas franchement réussi. SELMA est le film qui a reçu les meilleures critiques cette année, il rapporte des dizaines de millions de dollars au box-office. On parle à des journalistes du monde entier. C’est une grande victoire pour le film et pour cette réalisatrice », tranche David Oyelowo. Au-delà de la polémique des Oscars, Ava DuVernay a été touchée par une autre controverse de taille. En s’impliquant sur SELMA, elle a pu retoucher le scénario en profondeur et ce qui avait démarré comme un film très centré sur Lyndon Johnson, le président américain d’alors et interlocuteur privilégié de Martin Luther King, s’est déplacé sur le terrain du combat humain des Afro-Américains. Des personnalités – comme Joseph Califano, ancien « assistant spécial » de Johnson en 1965 – sont montées au créneau pour dénoncer la manière dont DuVernay dépeint une certaine réticence du Président américain. « Quand vous faites quelque chose en tant que filmmaker, nous dit Ava DuVernay, vous le faites avec votre cœur et vous voulez que le monde entier le voie. Vous voulez qu’il émeuve, qu’il ait un impact, qu’il change les esprits, vous voulez qu’il crée de vraies discussions, sans dicter lesquelles. Ce que vous ne voulez pas en tant que réalisateur, c’est mettre beaucoup d’énergie dans un projet qui ne provoque rien. SELMA est un sujet très présent. D’abord, il ouvrait le débat du droit de vote aux États-Unis, ensuite, il y a eu des parallèles avec Ferguson (où des émeutes ont éclaté, suite à la mort de Michael Brown, jeune homme noir de 18 ans sur lequel a tiré un policier blanc, ndlr), ensuite, on me parlait de Lyndon Johnson et de qui représente son héritage, et enfin, on a parlé de la diversité et de sa représentation au sein de l’Académie. Un seul film provoque tous ces débats? OK! » Et c’est le débat féroce qui peut faire avancer l’industrie dans le bon sens. L’an dernier, la représentation des « minorités » avait agité le monde du comic book movie. Marvel et DC peinaient à porter sur grand ou petit écran des super-héros noirs notamment. Si tout n’a pas radicalement changé, on se réjouit de l’arrivée prochaine de Black Panther – joué par Chadwick Boseman (GET ON UP) – et de Luke Cage – incarné par Mike Colter (THE GOOD WIFE) – dans le Marvelverse. « C’est juste du sens commun, nous dit Ava DuVernay. Pourquoi ne pas le faire ? Le monde n’est pas que blanc, le monde n’est pas que masculin. Regardez autour de vous : si vous ne représentez pas le monde réel tel qu’il est, vous êtes dans le faux. J’encourage ces compagnies à faire ce qui aurait dû être fait depuis longtemps. Depuis des décennies, le monde de Marvel sur le papier s’inscrit dans la diversité. Désormais, cela se répercute sur leur division cinéma, ce qui est une bonne chose. Et pas parce que c’est la ‘responsabilité’ des studios, mais parce que c’est intéressant. Black Panther est l’un des personnages les plus fascinants de l’univers Marvel : mettez-le sur grand écran! » C’est dans le comic-book movie qu’on trouve un exemple éloquent du changement progressif qui s’effectue à Hollywood : ancestralement représenté comme un jeune blanc sur papier, Johnny Storm, aka La Torche dans « Les 4 Fantastiques », est noir dans le prochain reboot LES 4 FANTASTIQUES de Josh Trank – il sera joué par Michael B. Jordan (FRUITVALE STATION). Et peu importe qu’il soit le frère de Sue Storm (Kate Mara), toujours blanche. Même si l’on ignore encore quelle sera la justification narrative d’un tel changement (si tant est qu’il y en ait une), on ne peut que se réjouir qu’un blockbuster reflète la société actuelle plutôt qu’il ne s’encroûte dans les vieilles habitudes hollywoodiennes.

 

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« Je pense que le changement aux États-Unis est dû à Barack Obama, développe David Oyelowo. C’est pour ça que vous avez des films comme LINCOLN, LA COULEUR DES SENTIMENTS, RED TAILS, LE MAJORDOME ou encore SELMA ou 12 YEARS A SLAVE qui débarquent sous sa présidence. Je lui en ai parlé la dernière fois (Barack Obama a organisé une projection privée de SELMA à la Maison-Blanche, ndlr). Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas s’attribuer le mérite mais je lui ai dit : ‘faites-moi confiance, je vis et je respire cet état de fait’. » Car David Oyelowo, ce Britannique qui rejoue au fil d’une filmographie admirable le conflit racial américain, est témoin, voire acteur, d’un changement américain qui fait du bruit. Un bruit qui couvre un autre statu quo qu’il juge durement. Et d’autant plus durement que la presse ne cesse de louer la nature très anglaise des Oscars 2015, notamment avec les nominations de Benedict Cumberbatch, Eddie Redmayne, Felicity Jones et Rosamund Pike: « C’est une grande année pour les Britanniques, aux Oscars. Pour les Britanniques blancs, qui représentent une portion significative de ce qu’est la Grande-Bretagne. Ce qu’il faut davantage noter, c’est que l’an dernier Chiwetel Ejiofor était nommé, une première pour un Anglais de couleur. Nous avions eu Marianne Jean-Baptiste (pour SECRETS ET MENSONGES, 1996, ndlr) et Sophie Okonedo (pour HOTEL RWANDA, 2004, ndlr) auparavant. On a célébré le fait que Chiwetel était nommé mais les nominations de Marianne Jean-Baptiste et Sophie Okonedo n’avaient pas fait grand bruit en Angleterre, comparé à quand Kate Winslet ou Judi Dench ont été nommées. Car on ne célèbre pas les Britanniques de couleur qui ont du succès. Nous sommes dans un système social qui consiste à dire : ‘chacun sa place’. Alors quand Chiwetel Ejiofor est reconnu et célébré en Angleterre pour sa nomination, c’est un vrai changement, et il faut aller encore plus loin. » Suite au succès de SELMA, Ava DuVernay et David Oyelowo vont à nouveau collaborer à l’occasion d’un film autour de l’ouragan Katrina. Une « histoire d’amour en temps de chaos » financée par Participant Media, pour un budget supérieur à celui de SELMA. Katrina, cet événement qui a ravagé la Nouvelle-Orléans, a lui aussi révélé un malaise racial aux États-Unis en 2005. « Les gens sont fatigués d’être bombardés par la question raciale », vraiment ? Il semble pourtant que le débat commence à peine.

 

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