READY PLAYER ONE : au bon endroit, au bon moment / Analyse Spoiler

28-03-2018 - 10:29 - Par

READY PLAYER ONE : au bon endroit, au bon moment / Analyse Spoiler

Adapté d’un best-seller, READY PLAYER ONE reste totalement spielbergien. Profondément lié aux thèmes de prédilection du cinéaste, READY PLAYER ONE s’affirme également comme un compagnon logique de PENTAGON PAPERS et s’insère parfaitement dans sa filmographie récente. ATTENTION, SPOILERS !

 

RPO-Pic1Au cœur du PONT DES ESPIONS, du voyage émotionnel de son protagoniste James B. Donovan et de sa rhétorique trône une idée : Rudolf Abel, espion russe infiltré à New York ne diffère en rien de ses homologues américains. Comme eux, il a servi sa patrie avec honneur et devrait être jugé en conséquence, en être humain respectable. Là réside un pont plus métaphorique que celui du titre (le Glienicke Bridge sur lequel se déroule une des dernières scènes) : un pont entre des cultures et des hommes que tout semble opposer. Dans la carrière de Steven Spielberg, les apparences ont souvent (toujours ?) été trompeuses : il a un temps été considéré comme un golden boy sans substance puis, à mesure qu’il obtenait une reconnaissance mondiale indiscutable, d’aucuns ont tenté de scinder sa filmographie entre divertissements et opus sérieux – là où chacun de ses ‘divertissements’ développe des myriades de thèmes profonds et où chacun de ses ‘films sérieux’ se révèle captivant comme le meilleur des divertissements. Chez Steven Spielberg, les opposés se rapprochent et l’on peut à nouveau le constater cette année, alors qu’ont été révélés à quelques semaines d’intervalle ses deux nouveaux films, PENTAGON PAPERS et READY PLAYER ONE.

À première vue, ils ne pourraient pas être plus éloignés l’un de l’autre. L’urgence caractérise PENTAGON PAPERS qui, lancé en mars 2017 et produit en à peine neuf mois, a voulu coller à l’époque et commenter l’actualité. READY PLAYER ONE s’est confectionné en plus de trois ans : tourné à l’été 2016 après 18 mois de réécritures, il a nécessité plus d’un an et demi de post-production. Le premier se déroule dans le passé, en 1971, l’autre dans le futur, en 2045. Ils rejouent la fausse dichotomie citée plus haut entre ‘film sérieux’ et ‘pur divertissement’. L’un, tourné en pellicule, glorifie l’analogique et une presse papier jugée obsolète quand l’autre embrasse un univers numérique dématérialisé, l’OASIS et, pour cela, use des techniques de tournage virtuel – la performance capture dans un Volume. Les deux personnages principaux de PENTAGON PAPERS, Katharine Graham et Ben Bradlee, affichent la cinquantaine – leurs interprètes, Meryl Streep et Tom Hanks, la soixantaine. READY PLAYER ONE met en scène de jeunes adultes interprétés par la fine fleur de la nouvelle génération – Tye Sheridan, Olivia Cooke, Lena Waithe. Le premier traite notamment de comment rendre compte de la réalité de la manière la plus authentique possible tandis que le second suit un monde où seule compte l’évasion dans un monde virtuel chevillé à l’imaginaire. Tout semble séparer PENTAGON PAPERS et READY PLAYER ONE.

RPO-Pic3            Un schéma récurrent dans la filmographie de Steven Spielberg. Tous ses films sont évidemment liés les uns aux autres par les mêmes grands thèmes, les mêmes névroses et espoirs, par les mêmes figures esthétiques mais ceux qu’il réalise coup sur coup, en apparence très différents, semblent parfois se répondre encore davantage – citons notamment le rapport paralysant au passé dans ALWAYS et LA DERNIÈRE CROISADE, la vie comme force suprême dans JURASSIC PARK et LA LISTE DE SCHINDLER, la réinvention de soi au sein d’un monde qui nie ou ignore votre identité dans MINORITY REPORT et ARRÊTE-MOI SI TU PEUX, le 11-septembre et la réplique américaine dans LA GUERRE DES MONDES et MUNICH, le mouvement d’entraînement du storytelling comme point de vue sur le monde dans TINTIN et CHEVAL DE GUERRE, la nécessité de lancer des passerelles entre les mondes dans LE PONT DES ESPIONS et LE BGG. De la même façon, PENTAGON PAPERS et READY PLAYER ONE partagent en profondeur un ADN commun.

La voix off introductive de READY PLAYER ONE brosse le portrait d’un monde en déréliction dans lequel « on a arrêté d’essayer de résoudre les problèmes » – pour Spielberg, une certaine idée de l’enfer, lui dont les personnages, à l’instar de Lincoln, ne cessent d’interagir avec leur monde, de le confronter dans l’espoir (l’utopie ?) de l’améliorer. Peu à peu, le récit confronte Wade/Parzival à cette résignation générale, à cette apathie qui a acculé le monde entier à se réfugier dans l’OASIS, monde virtuel tel un opiacé où chacun peut « être ce qu’il veut être ». Lorsque Samantha/Art3mis lui rétorque, au bord des larmes, qu’elle ne participe pas à la quête de l’œuf pour s’enrichir et devenir propriétaire de l’OASIS mais bien pour suivre un idéal, pour contrecarrer les plans totalitaires de Nolan Sorrento, pour venger la mort de son père, pour s’inscrire dans un mouvement plus global et moins autocentré, elle renvoie directement à cette réplique de Ben Bradlee dans PENTAGON PAPERS : « La manière dont ils (les politiciens, ndlr) ont menti. Il faut que cela cesse. » Là réside la force qui unit les deux films : un élan d’indignation qui, peu à peu, en parcourant chaque individu, va initier une révolte. Intellectuelle et locale dans l’un, plus globale et active dans l’autre. Mais une révolte quoi qu’il en soit.

PENTAGON PAPERS sublimait la liberté de la presse, READY PLAYER ONE vole au secours de la neutralité du Net, toutes deux malmenées par Trump. En prenant à bras le corps l’actualité avec des récits non-contemporains, PENTAGON PAPERS et READY PLAYER ONE se font très politiques et rappellent la défiance de Steven Spielberg à l’égard des autorités. Nolan Sorrento, patron de l’IOI, multinationale qui espère contrôler l’OASIS pour la monétiser à outrance, pourrait même apparaître, dans toute sa vilenie cartoonesque, comme un successeur du Richard Nixon éructant sa haine des journalistes dans PENTAGON PAPERS. Cette autorité dominante qui, très consciemment, s’ingénie à soumettre, aspire à étouffer toute liberté et toute spontanéité, Spielberg la dépeint comme le Mal suprême. Il relie l’IOI aux régimes fascistes (les employés de Sorrento n’ont pas de noms, juste des numéros) et attribue une imagerie quasi concentrationnaire aux Loyalty Centers (où l’on travaille de force pour rembourser ses dettes à l’IOI). Tout comme « la presse doit servir les gouvernés, pas les gouvernants », l’OASIS ne doit pas être pour l’IOI un outil d’asservissement mais pour chacun, un moyen d’émancipation. Là émerge également un portrait sardonique d’un capitalisme fou et aliénant : PENTAGON PAPERS et READY PLAYER ONE partagent une scène identique de conseil d’administration où l’humain se voit repoussé dans les cordes, où les chiffres règnent en dehors de toute considération pour la qualité de l’expérience du consommateur. « Qualité et rentabilité vont de pair », tente d’asséner Katharine Graham. Nolan Sorrento, lui, envisage une OASIS qui rendrait disponible 80% du champ de vision de ses utilisateurs à des publicités invasives et assure qu’on rend les actionnaires heureux en les enrichissant. Alors, ne reste plus que la révolte, quitte à ce qu’elle soit fatale : Graham, en autorisant ses équipes à publier les Pentagon Papers, s’expose à son emprisonnement et à la mort du Washington Post, son entreprise familiale. Dans READY PLAYER ONE, en attaquant Sorrento et sa forteresse, les utilisateurs de l’OASIS risquent la mort de leur avatar numérique et de devoir « repartir de zéro » : un péril abstrait, presque trivial mais qui, métaphoriquement, pour tous ces gens s’étant réfugier dans la bulle de l’OASIS, revient à ouvrir les yeux, à faire face à leur existence et à abandonner leurs petites possessions virtuelles pour s’inscrire dans un mouvement humain, concret, organique.

RPO-Pic2            READY PLAYER ONE n’oublie pas son époque et s’inscrit dans le nécessaire mouvement de représentation engagé à Hollywood avec des blockbusters comme LE RÉVEIL DE LA FORCE, WONDER WOMAN ou BLACK PANTHER. Ainsi, le Top 5 – les héros menant la révolte à bien – se compose de trois garçons dont deux d’origine asiatique et de deux jeunes femmes, dont l’une est Noire. PENTAGON PAPERS s’imposait comme une œuvre profondément féministe, filmant le plafond de verre comme un mur d’hommes entourant Katharine Graham pour l’étouffer, fondant sur elle pour la paralyser, lui niant son droit de parole et de décision. Une figure de femme cherchant sa voix dans une société qui ne lui avait jamais dit qu’elle pouvait y tenir un rôle. Une femme qui, en trouvant ce pour quoi elle souhaite se battre, initie la révolte et mène ses équipes à la conduire avec elle. Dans READY PLAYER ONE, Samantha/Art3mis n’a pas besoin de chercher sa voix : elle la connaît et ne s’excuse jamais de vouloir l’affirmer. Face à la déclaration d’amour enflammée de Wade, elle rétorque avoir une véritable cause à défendre, elle refuse de se définir uniquement dans un rapport romantique. « Cool if I lead ? » (« ça te va si c’est moi qui guide ? »), dit-elle par la suite lors d’une scène de danse avec un zombie : une réplique en apparence anodine qui, pourtant, rappelle son caractère volontaire et la place centrale que prend Samantha/Art3mis dans la révolte contre l’IOI. Mais aussi, plus généralement et à un niveau plus humain, dans l’éveil politique de Wade à ce nécessaire sursaut. Sans Samantha, les garçons de READY PLAYER ONE n’auraient sans doute rien fait, jamais défié Sorrento. Sans Katharine Graham, Ben Bradlee et sa rédaction n’auraient pas pu publier les Pentagon Papers.

 

À travers le défi qu’ils lancent à l’autorité, les protagonistes de PENTAGON PAPERS et de READY PLAYER ONE s’élèvent. Pour Katharine Graham, ce mouvement est symbolisé par une descente d’escaliers – en opposition à un gravissement plus tôt dans le récit, illustrant la montagne du sexisme –, mais aussi par l’admiration quasi religieuse que lui portent les femmes qui l’entourent et la regardent en cet instant de triomphe. Pour Wade, l’élévation se fait plus littérale : la bataille finale de READY PLAYER ONE débute au sol, au pied d’une forteresse imprenable, dans une glace infertile, mais prend fin dans la lumière chaude d’un grenier/chambre d’enfant, où les rêves naissent. Plus globalement, la rédaction du Washington Post de PENTAGON PAPERS et le Top 5 de READY PLAYER ONE, en s’opposant à un système autoritaire, proclament leurs valeurs morales mais ne se prétendent pas pour autant supérieurs. Ils assument au contraire faire partie d’un tout plus important qu’eux-mêmes. Une idée très spielbergienne que l’on retrouve de manière récurrente dans son cinéma – le lien télépathique unissant deux espèces dans E.T., la théorie du chaos chère à Ian Malcolm dans JURASSIC PARK, la recherche d’équilibre et donc de justice dans LINCOLN et LE PONT DES ESPIONS.

Qu’il fait partie d’un tout, Steven Spielberg en a conscience et l’illustre à l’image dans une des séquences les plus mémorables de READY PLAYER ONE : sur la piste de la deuxième clé, le Top 5 doit décoder une énigme dans… le film SHINING. À l’image, leurs avatars numériques virtuels arpentent les décors de l’hôtel Overlook. Que le réalisateur ait choisi SHINING, et non pas WAR GAMES ou SACRÉ GRAAL comme dans le roman d’Ernest Cline, en dit long sur ses intentions. Le livre célébrait toute une culture 80’s dont Spielberg est l’un des bâtisseurs et l’un des héros. Après avoir sacrifié la plupart des références à ses propres films, il décide de ‘refaire’ l’un des longs-métrages iconiques d’un de ses cinéastes fétiches, Stanley Kubrick. Par ce choix, il rejoue sa propre cinéphilie au lieu de glorifier son œuvre, il s’approprie « Player One » au lieu de l’adapter, il exalte la culture populaire au-delà des frontières de la « geekerie 80’s ». Mais surtout, et là réside peut-être l’idée la plus importante, il s’inclut au lieu de présider : tout comme de jeunes conteurs se sont saisi de « l’esprit Amblin » – de J.J. Abrams dans SUPER 8 à Andy Muschietti dans ÇA en passant par les Duffer dans STRANGER THINGS –, Steven Spielberg s’amuse lui aussi à refaire, à rejouer, à citer une de ses idoles. Plutôt que de se figer dans le passé et de devenir une statue du Commandeur dominant la culture populaire, il se met au niveau de ceux qui l’adulent : comme eux, il se définit influencé et nourri par ses prédécesseurs.

Ainsi remet-il la culture à la place sociale centrale qu’elle doit avoir. Non, dans READY PLAYER ONE, Steven Spielberg n’a aucune velléité à réfléchir à la culture 80’s qu’il a co-créée, n’a aucun désir de se prétendre au-dessus des autres. Son but, très profondément ancré dans son œuvre depuis ses débuts, reste le partage et le lien. À titre personnel, il n’a eu de cesse de courir après son père, de questionner son départ du foyer. Or, READY PLAYER ONE partage sa structure d’aventure à intrigues avec LA DERNIÈRE CROISADE, film-symbole de la réconciliation entre le cinéaste et son aîné. Cette notion de recherche du lien sous-tend également la séquence de course dans New York au début du film. Poursuite hallucinante de virtuosité visuelle, de tension et de pyrotechnie, elle conte en filigrane la naissance d’un émoi amoureux. Au-delà des véhicules qui se traquent et s’emboutissent, Wade/Parzival court après Samantha/Art3mis dans un grand télescopage des sentiments. La scène se termine sur un plan d’une infinie beauté où Parzival se jette pour saisir au vol le bras d’Art3mis.

RPO-Pic4            « Le responsable de l’OASIS devra être connecté au monde », assure la jeune femme, pour qui la quête de l’œuf n’a rien d’un jeu. Avec l’OASIS James Halliday, rongé par sa peur du monde réel, a trouvé une œuvre pour communiquer et se relier à l’autre. Mais à quoi sert ce lien s’il n’est que virtuel ? L’important, c’est bien le réel et le lien tangible qui en découle. L’œuvre doit avoir une résonance, un sens et un rôle dans la réalité, pour son auteur et pour son public – si elle n’en avait pas, peut-être que Spielberg serait aussi amer que Halliday et finirait en « Créateur haïssant sa Création ». Ainsi, lors du tournage d’E.T., au contact de ses jeunes acteurs, Steven Spielberg, jusqu’alors tout à sa carrière, s’ouvre à l’idée d’avoir des enfants, de ne plus vivre que pour lui-même, d’insérer son travail dans le flot de son existence et de ne plus en faire l’unique priorité. « Vivre dans un film, quoi de plus effrayant ? », semble dire la séquence consacrée à SHINING, lorsqu’Aech/Helen manque de se noyer dans un tsunami d’hémoglobine. John Hammond, magicien génial capable de faire croire à un cirque de puces autant que de ressusciter les dinosaures, préfigurait dans JURASSIC PARK la figure du conteur qui, depuis le milieu des années 2000, anime souvent le cinéma de Steven Spielberg – citons notamment le Lincoln amateur d’anecdotes, les journalistes de PENTAGON PAPERS qui racontent l’Histoire en marche, le BON GROS GÉANT qui « entend tout le merveilleux et tout le terrible » et réconforte le monde en « soufflant des rêves ». James Halliday, créateur de l’OASIS de READY PLAYER ONE (campé par Mark Rylance, déjà interprète du BGG !), s’ajoute à cette liste d’autoportraits. Tout comme Spielberg lui-même, qui a façonné le cinéma populaire moderne et inventé une partie de son langage, Halliday « a vu le futur et l’a construit ». Ils sont tous deux des créateurs idiosyncrasiques, démiurgiques, extrêmement populaires. Les héros de toute une culture dont l’œuvre prend les atours d’un gigantesque jeu de l’oie parsemé d’indices sur leur vie. Pour comprendre Halliday, tout comme pour comprendre Spielberg, il « suffit » de sonder leur œuvre : elle est un univers à part entière, érigé sur des fondations intimes, personnelles, parfois tragiques. Une œuvre dans laquelle toute une génération se reconnaît parce que son moteur est humain : derrière les avatars numériques de READY PLAYER ONE tout comme derrière les magiciens du cinéma, on trouve des êtres de chair et de sang. Et à l’origine de cette œuvre, derrière cet édifice immense, intimidant, foisonnant, on trouve un enfant rêveur et ostracisé – qui, comme le Bon Gros Géant, a été souffre-douleur. Un enfant dont l’imaginaire a été une porte de sortie.

On revient à la dimension politique de READY PLAYER ONE : la culture, vecteur d’évasion, éveille la conscience, encourage à se révolter, à s’indigner, à prendre le destin du monde en main. À travers leur œuvre, Spielberg et Halliday (le premier plus directement que le second), appellent la jeunesse à se soulever et à s’élever. Quoi de plus spielbergien que cette exaltation du pouvoir de l’imaginaire ? Que cet espoir dans la génération qui nous suit ? Que cette nécessité d’affronter le passé pour construire le futur ? Cela n’a sans doute rien d’un hasard si, à la fin de READY PLAYER ONE, le sort du monde et la transmission de l’OASIS de Halliday à Wade se jouent dans une chambre d’enfant. Ces dernières années, Steven Spielberg n’a eu de cesse de mettre en scène des personnages questionnant les paradigmes en place. Sans doute parce que, comme James Halliday, porté par un humanisme et une œuvre refusant de céder à ses peurs, à ses névroses ou aux ténèbres, il aimerait transmettre le monde et le quitter dans un meilleur état qu’il ne l’aura connu de son vivant. ●

READY PLAYER ONE. En salles
Notre critique non spoiler

 

Cet article a été corrigé : il était auparavant dit que Sam lançait la réplique ‘Cool if I lead’ lors de la scène de danse en gravité zéro, alors qu’elle le fait lors de la scène de danse avec un zombie.

 

 

 

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