Cannes 2018 : THE HOUSE THAT JACK BUILT / Critique

15-05-2018 - 16:04 - Par

Cannes 2018 : THE HOUSE THAT JACK BUILT

De Lars von Trier. Sélection officielle, Hors compétition.

 

Synopsis officiel : États-Unis, années 70. Nous suivons le très brillant Jack à travers cinq incidents et découvrons les meurtres qui vont marquer son parcours de tueur en série. L’histoire est vécue du point de vue de Jack. Il considère chaque meurtre comme une œuvre d’art en soi. Alors que l’ultime et inévitable intervention de la police ne cesse de se rapprocher (ce qui exaspère Jack et lui met la pression) il décide – contrairement à toute logique – de prendre de plus en plus de risques. Tout au long du film, nous découvrons les descriptions de Jack sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation avec un inconnu, Verge. Un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d’explications détaillées sur les manœuvres dangereuses et difficiles de Jack.

 

Lars von Trier est un trésor. Il appartient à la catégorie des artistes précieux car, que l’on aime ou pas ses films, il propose un cinéma purement idiosyncrasique et dévoué autant à l’expression totale de ses idées, névroses et sentiments qu’à l’expérience, forcément en partie inconfortable, du spectateur. Des artistes aussi vindicatifs dans leur liberté, aussi libres dans leur expression, combien en compte-t-on vraiment ? Que le réalisateur danois s’attaque dans THE HOUSE THAT JACK BUILT à la figure iconique du tueur en série, qui plus est un maniaque considérant ses meurtres comme des œuvres d’Art, n’étonnera personne : avec ce simple postulat, LVT se propose d’explorer une question essentielle : l’Art doit-il déranger ? Et lorsqu’il le fait, peut-il / doit-il le faire en dépit du bon sens commun, dans le seul but de satisfaire les pulsions créatrices de l’artiste ? La réponse, évidemment, se trouve dans la question, surtout quand elle est posée par le réalisateur des IDIOTS, ANTICHRIST, MELANCHOLIA ou BREAKING THE WAVES. Pour étayer sa démonstration, LVT prouve ici régulièrement son génie singulier avec des réflexions qui n’appartiennent qu’à lui. En usant de l’imagerie pop pour définir son tueur (une chanson de David Bowie et une reprise d’un des clips les plus célèbres de Bob Dylan), Von Trier dit en quelques images à peine la manière dont le mal et la médiocrité fascinent et pourrissent le monde, s’imposent à l’inconscient collectif. De scène en scène, par le prisme d’une foule de détails plus ou moins signifiants, Von Trier rappelle quel observateur du monde il est et dresse un portrait effarant de la nature humaine – un exemple parmi d’autres : il suffit qu’on lui promette de l’argent pour qu’une potentielle victime ouvre sa porte – mais aussi de la solitude écrasante qui caractérise l’existence. Là, sa mise en scène, toute en scrutation, où la caméra se balade d’éléments du cadre à éléments du cadre, comme un regard de prédateur cherchant ses proies, infuse une grande inquiétude au récit. Car THE HOUSE THAT JACK BUILT ne serait pas un film de Lars von Trier s’il ne révélait pas une anxiété dévorante. Mais l’autoportrait qui émerge n’a pourtant rien de binaire : LVT se découvre autant dans les pulsions et névroses de Jack que dans ses victimes – forcées la plupart du temps au silence, sans doute une idée de l’enfer pour un artiste comme lui. C’est peut-être là que THE HOUSE THAT JACK BUILT révèle ses faiblesses : son manque de prise de position ferme. Bien moins extrême qu’envisagé par les rumeurs fantasmatiques (le film est bien moins graphique que SE7EN par exemple), THE HOUSE THAT JACK BUILT choisit la voie de la fausse comédie méta – un dialogue constant de Jack avec un mystérieux Mr Verge servant à commenter autant le récit que ce que le public connaît de LVT, de ses frasques, de sa dépression, des raisons qui l’ont mené à être persona non grata de Cannes pendant 7 ans. Fausse comédie parce que le film est, en l’état, profondément désespéré. Si bien qu’il attriste : car si la réponse à la question « l’Art doit-il déranger ? » ne fait aucun doute, THE HOUSE THAT JACK BUILT passe en fait trop de temps à dialoguer avec le spectateur. LVT, qu’on ressent détruit par ce que ses contempteurs ridicules lui ont reproché, prend trop de soins à s’excuser, à se justifier, à tout filtrer, à tout sur-expliquer – notamment via des références directes à ses œuvres ou à celles de Goethe, Dante, Delacroix etc. Si le processus permet à Lars Von Trier de panser ses plaies, nous en serons les premiers heureux. Mais, pour le moment, si THE HOUSE THAT JACK BUILT se révèle souvent passionnant et captivant, il donne aussi la triste impression que LVT ne PEUT plus faire de film comme il le souhaite. Que son cinéma DOIT capituler face à l’époque et aux reproches. Il y a 10 ans, THE HOUSE THAT JACK BUILT aurait sans aucun doute été une proposition extrême, il aurait ressemblé pendant 2h à son stupéfiant épilogue, il aurait été un immense chef-d’oeuvre impénitent. C’est parce que Lars von Trier est un trésor précieux que l’on à peine à accepter qu’il puisse plier.

De Lars von Trier. Avec Matt Dillon, Uma Thurman, Bruno Ganz, Riley Keough. Danemark. 2h35. Prochainement

 

 

 

 

 

 

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