GODLESS, le western à tout prix : entretien avec Scott Frank

13-07-2018 - 11:23 - Par

GODLESS, le western à tout prix : entretien avec Scott Frank

Alors que la mini-série GODLESS vient de recevoir 12 nominations aux Emmy Awards 2018, retour sur notre interview de son créateur, scénariste et réalisateur, Scott Frank.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°72 daté mars 2018

 

2017 a été une belle année pour Scott Frank : il l’a débutée avec LOGAN, dont il a signé le scénario – pour lequel il a décroché une nomination à l’Oscar –, et l’a terminée avec la mini-série GODLESS, dont il a écrit et réalisé les sept épisodes. Un western élégamment classique, que Cinemateaser décode avec lui. De ses influences littéraires à son refus du post-modernisme : entretien en forme de masterclass.

Godless-PicIntroGODLESS débute par la découverte d’un massacre à bord d’un train. Les corps gisent sur le sol désertique du Colorado, cimetière à ciel ouvert entouré de paysages grandioses et fantasmatiques. Bruit de sabots et d’éperons, vent qui siffle dans les canyons. Pas de doute : nous sommes dans un western. Un western au carré, même. Ici, tous les stéréotypes sont de sortie : un shérif au grand cœur, un bandit sanguinaire et ses comparses patibulaires, un malfrat repenti et romantique, une veuve vindicative qui ne s’en laisse pas conter, un Natif mystérieux qui apparaît de manière fantomatique, d’avides industriels venant de la ville… Sept épisodes durant, GODLESS met en scène la bourgade minière de La Belle, dont tous les hommes ont péri dans un coup de grisou. Depuis, leurs veuves attendent que la mine rouvre, et vivotent. En périphérie, le ranch de Alice Fletcher, qui vit avec son fils et sa belle-mère issue de la tribu des Païutes. Elle recueille un blessé, Roy Goode, ancien acolyte du terrible bandit Frank Griffin. La trahison de Roy va mener la vengeance de Frank à La Belle. Avec ses personnages masculins faillibles voire monstrueux, ses héroïnes résilientes et ses anciens Buffalo Soldiers qui tentent de vivre à l’écart de la violence des Blancs, GODLESS semble arriver à point nommé, comme façonné pour l’époque. Pourtant, Scott Frank l’a développé dès le début des années 2000 – il comptait alors en faire un film. Quinze ans de refus l’auront poussé à réécrire le projet sous forme de mini-série, avec le soutien de son producteur Steven Soderbergh. Animé d’un amour indéfectible du genre, Scott Frank n’a pas cherché la modernité et encore moins le post-modernisme. L’élégance de GODLESS réside dans ce classicisme et ces intentions littérales, qui démontrent la pertinence sans cesse renouvelée du western, peu importe les atours qu’il revêt.

 

Godless-Pic1Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’écrire et réaliser un western aujourd’hui ?
Scott Frank : J’ai vraiment eu de la chance parce que personne n’en réclame, à l’heure actuelle. Pendant de nombreuses années, alors que j’essayais de concrétiser GODLESS pour le cinéma, on me disait qu’il n’y avait pas de public pour ce genre, que les Américains ne regardaient de western qu’à la télé. Alors je trouve ça amusant de parler de western avec vous aujourd’hui, pour un magazine français, parce que les studios m’ont justement souvent dit que le western n’intéressait personne en dehors des États-Unis.

Récemment, quelques westerns ont eu du succès – THE REVENANT, LES 8 SALOPARDS ou TRUE GRIT. Ça n’a servi à rien ?
Ce sont des films réalisés par de grands cinéastes dont les noms sont des marques. Ce sont des anomalies. Les frères Coen, Iñárritu ou Tarantino sont énormes, ils annoncent ce qu’ils vont faire et… ils le
font ! (Rires.) Très peu de cinéastes ont cette autonomie. Ils peuvent donc toucher à des genres que d’autres pas. D’un autre côté, leur succès a tout de même prouvé que le public allait voir des westerns. Mais ça reste une lutte parce que… je ne suis pas Quentin Tarantino. Je ne suis même pas Melvin Tarantino ! (Rires.)

Scott-Frank-Exergue-1Vous avez commencé à plancher sur un film GODLESS en 2004. Le sens et la pertinence de cette histoire ont-ils changé au fil du temps et en devenant une mini-série ?
Même si le monde a changé en quinze ans, je n’ai jamais altéré l’histoire pour la faire coller à l’époque. Quand je suis passé d’un projet de film à un projet de série, je n’ai pas développé l’histoire pour la rendre plus pertinente, mais en allant plus en profondeur avec les personnages. En revanche, de manière totalement fortuite, l’époque dans laquelle nous vivons a changé et a rendu l’histoire de GODLESS plus pertinente qu’elle ne l’aurait été en 2004.

Diriez-vous qu’un western est pertinent comme peut l’être n’importe quel film d’époque – le passé sert à éclairer le présent ? Ou a-t-il des caractéristiques qui le rendent particulièrement révélateur ?

Il est particulièrement pertinent pour diverses raisons. Tout d’abord, il nous rappelle qui nous étions et les étapes que nous avons dû traverser pour devenir civilisés. Ensuite, certains de ses éléments ont encore cours dans nos sociétés plus civilisées, notamment la croyance que l’on peut changer de vie. Et le fait que, pour y parvenir, nous sommes prêts à endurer les pires épreuves. Là réside toute l’histoire de l’Amérique.

Selon vous, pourquoi le western fait-il toujours son comeback ? Y a-t-il des raisons sociopolitiques, par exemple ?
C’est délicat à analyser. On peut toujours regarder en arrière et visualiser la place de l’Art dans un contexte historique. En tant que storyteller je suis conscient de ce qui se passe autour de moi, du paysage socio-politique, et cela s’insinue forcément dans ce que j’écris. Mais je pense aussi que les artistes cherchent avant tout à trouver un moyen clair de s’exprimer. Pendant un certain temps, ils n’utilisent pas tel genre, tel outil, telle palette, tel style et un jour, ils décident de les revisiter. Pendant très longtemps, le western a été partout dans le cinéma américain. Aujourd’hui, ce sont les films de super-héros. Mais arrivera le moment où eux aussi seront épuisés, le public n’en voudra plus et on cessera d’en faire. Puis, encore plus loin dans le futur, quelqu’un s’en saisira de nouveau et les remettra au goût du jour parce qu’ils seront la bonne réponse à une certaine atmosphère politique – d’ailleurs, c’est pour ça que les super-héros sont nés : Superman devait combattre les Nazis. Il est difficile de savoir pourquoi un genre renaît. La raison qui m’a poussé à faire un western est très personnelle : je suis amoureux de ce genre, je cherchais une histoire qui pourrait être un western. Il se trouve que mon histoire concernait une petite ville habitée par des femmes. Je ne cherchais pas à dire quoi que ce soit mais le temps a passé et au final, GODLESS dit effectivement quelque chose de notre époque. Ce processus est fascinant car il est en partie conscient et en partie dépendant d’un heureux hasard.

Godless-Pic2Vous utilisez consciemment des archétypes. Diriez-vous que GODLESS est un acte de fétichisation du western ?
Oui, sans aucun doute possible ! À l’écriture puis durant le tournage, je m’efforçais très consciemment de me saisir de tous les clichés du genre. Au lieu de les éviter, de tout faire pour réaliser quelque chose de moderne, je les ai volontairement embrassés pour les traiter différemment.

Vous dites ne pas avoir cherché à être moderne et pourtant cette façon d’embrasser les clichés du genre permet à GODLESS de réfléchir à la manière dont le western a construit l’imagerie de l’Amérique…
Vous avez tout à fait raison. Mais c’était la deuxième étape, pour moi. Le désir premier de faire un western et l’inspiration initiale n’étaient pas rattachés à une envie d’exprimer un quelconque message. Je voulais raconter une histoire. Mais une fois que vous commencez à le faire, que vous vous imposez des règles, que vous réfléchissez aux thèmes, il est impossible de ne pas aller plus loin.

Vous n’écrivez donc pas directement au niveau méta, il ne s’insinue qu’après ?

Oui, parce que si vous débutez avec le niveau méta, avec les thématiques et le sens, cela donnera l’impression que l’histoire est fabriquée. Le public aura dès le départ la sensation qu’on essaie de lui dire quelque chose, alors qu’il doit avant tout ressentir quelque chose.

Vous avez été inspiré en partie par des faits réels : il y a eu des villes minières où les hommes ont tous péri ; le village de Blackdom a existé… Pour vous, est-ce obligatoire d’insuffler une part de réalité dans les récits d’époque ?
C’est important à mes yeux parce que cela rend les choses crédibles. Je cherche toujours les ‘détails révélateurs’ (en écriture, des éléments qui en disent long avec peu, ndlr) car ils permettent au public de croire à ce qu’ils voient. Ces détails peuvent être dans le vocabulaire, dans le décor etc. Je suis toujours en quête de ces éléments qui ont l’air réel ou qui sont en partie fondés sur du réel. Cela aide à ancrer la narration et à lui insuffler une authenticité sans exagérer sur la contextualisation – parce que parfois, certains scénaristes vont trop loin et le contexte devient l’histoire.

Godless-Pic3Est-ce aussi un moyen de s’affranchir ensuite plus facilement de la réalité ?
Exactement. Une fois qu’on a établi quelque chose qui semble authentique, on y croit. C’est ce qui compte le plus. Ensuite, tout devient possible : je peux mettre en scène un Natif qui pourrait ou pas être un fantôme, filmer des scènes d’action fantastiques etc. Il faut rester prudent car il faut également éviter de créer une confusion de tons. Il est donc nécessaire de s’imposer des règles, des garde-fous.

Quelles ont été vos influences sur GODLESS ?

Des tonnes de films m’ont influencé. J’aime particulièrement Sergio Leone et les westerns spaghetti même si, pour me contredire, ils n’ont vraiment pas l’air de se dérouler en Amérique. (Rires.) Ils sont surréels ! J’adore la manière dont ils sont filmés, dont Leone utilise la musique, dont il prend son temps, dont ses films semblent orchestraux. J’ai aussi été très influencé par Clint Eastwood. IMPITOYABLE est un film parfait, je le regarde dès que j’en ai l’occasion et L’HOMME DES HAUTES PLAINES m’a grandement inspiré – sa mise en scène, le fait qu’il n’y a pas vraiment de héros, ses atours fantastiques aussi puisqu’à la fin, on ne sait pas s’il est vivant ou mort. Mais je dois dire que mes influences étaient avant tout littéraires : les romans de Louis L’Amour comme ‘Hondo’, ceux de Zane Grey et notamment ‘Riders of the Purple Sage’. J’ai aussi lu ‘Le Cavalier de Virginie’ (d’Owen Wister, adapté en série, LE VIRGINIEN, dans les 60’s, ndlr), qui est considéré comme le premier roman de fiction western et qui, aujourd’hui, a l’air très fade parce qu’il comprend tous les clichés du genre. Il y a aussi ‘Brules’ de Harry Combs : je l’adore parce qu’il est porté sur les détails du quotidien. Même s’il s’inscrit davantage dans la tradition des hommes de montagne que dans celles des cow-boys, ça reste un magnifique western. ‘Le Sang des Dalton’ de Ron Hansen (auteur de ‘L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford’, qui a inspiré le film d’Andrew Dominik, ndlr) est incroyable. Et puis évidemment ‘Deadwood’ de Pete Dexter, qui a inspiré la série, et ‘Little Big Man’ (de Thomas Berger, ndlr), pour son langage.

GODLESS concilie western classique et révisionniste. Est-ce un équilibre complexe à trouver ?

Oui, parce que si vous n’y parvenez pas, vous pouvez vite tomber dans la parodie ou le bal costumé. J’avais le western révisionniste en tête pour les thèmes et les pistes que le genre n’avait pas encore explorées. Mais pour la facture, j’ai consciemment refusé l’idée d’avoir une musique moderne, par exemple. Je ne voulais pas aller sur le territoire de MORT OU VIF (de Sam Raimi, ndlr), un film génial mais qui n’est pas un western, selon moi – ça se voit qu’ils tournent dans des décors typés western d’un studio ! TRUE GRIT des frères Coen était à la fois moderne et authentique : ils ont embrassé toutes les idées visuelles du Grand Ouest pour les traiter avec fraîcheur. Mais ce n’est pas un film d’époque avec un score rock’n’roll.

 

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En fait, vous aviez envie de réfléchir sur le western sans pour autant être post-moderne.

Exactement. Il y a toujours de la place pour le post-modernisme, mais ce n’est pas ce que j’avais envie de faire. J’aime certains westerns post-modernes et généralement, ils se déroulent à une époque légèrement plus contemporaine. J’ai plus de mal avec les westerns post-modernes d’époque. Sans doute parce que je suis un trou de cul de puriste ! (Rires.)

Quand on tourne dans des décors naturels aussi imposants, est-ce difficile de ne pas se sentir obligé de les filmer ?
Très difficile, car quand vous passez 120 jours dans des décors pareils, vous finissez par les prendre pour acquis. Alors il faut les utiliser comme ponctuation et amplification. Parfois, on veut avoir des plans larges avec des panoramas incroyables. Mais il faut réfléchir de manière rythmique : j’essaie d’être conscient de quand utiliser ces décors et de la fréquence à laquelle le faire. On peut vite se lasser d’un trop-plein de plans larges tout comme on peut se lasser d’un trop-plein de gros plans.

Mais est-ce frustrant de tourner un western pour la télé et pas le grand écran ? Cela a-t-il affecté votre écriture ?

Non, cela n’a pas du tout affecté mon écriture. J’ai écrit et réalisé GODLESS comme je l’aurais fait pour un film, comme si la série allait être vue sur grand écran. Ces plates-formes de streaming sont le futur et je suis plus résigné que frustré. Plus de gens verront GODLESS sous forme de série sur Netflix que si j’en avais fait un film. La série sera disponible ad vitam et toujours plus de gens pourront la voir année après année. En un sens, elle est une version plus pure que le film de ce que je voulais exprimer. C’est le writer’s cut. Je dois avouer que je ne vais plus aussi souvent au cinéma qu’avant – et pourtant, j’ai passé ma carrière à écrire principalement des films, puis à en réaliser. Pendant que je vous parle, j’ai face à moi un écran de télé énorme. Les gens ont de plus en plus de grandes télés. En revanche, ça m’irrite beaucoup plus qu’ils regardent GODLESS sur leur téléphone. Mais si c’est ainsi qu’ils veulent la voir, qui suis-je pour le leur interdire ? Ça, je ne le fais qu’avec ma famille. (Rires.)

Godless-Pic4Il y a ce débat depuis quelques années : définiriez-vous GODLESS comme une mini-série ou un film découpé en sept parties ?
Je pourrais avoir des arguments pour les deux options. En ce qui concerne la manière dont GODLESS s’est fabriquée, nous avons tourné tout en même temps, comme s’il s’agissait d’un film, pas du tout épisode par épisode. En termes d’approche, nous avons tourné comme un film et découpé ensuite en sept segments. Pourtant, la manière dont GODLESS est apportée au public, dont il la regarde, est celle d’une mini-série. Son langage est aussi celui d’une mini-série.

LOGAN, que vous avez écrit, était un western. Pourquoi, selon vous, le western peut-il être injecté ainsi dans des genres très différents – comic book movie, polar, SF ?
Parce qu’il s’agit d’un genre fondamental, je crois. C’est un peu l’équivalent de la mythologie grecque, qui peut inspirer beaucoup d’histoires. Pareil avec le western. Je ne veux pas utiliser le terme ‘formule’, mais c’est un peu l’idée : le western est devenu une sorte de matrice. C’est la mythologie américaine.

Votre carrière est jalonnée de projets surannés comme HORS D’ATTEINTE, L’INTERPRÈTE, que vous avez scénarisés, ou comme BALADE ENTRE LES TOMBES, que vous avez écrit et réalisé. Vous sentez-vous à contre- courant ?
J’ai du mal à me situer. Parfois, j’ai la sensation d’être à contre-courant et que c’est un avantage parce qu’il arrive toujours un moment où les gens se rendent compte qu’il y a des possibilités ailleurs que dans le courant – dans des genres surannés, dans des modes de pensée plus classiques. Donc parfois je me sens déconnecté de ce qui se passe dans l’industrie, au point d’en devenir spectateur. D’autres fois, trouver ma place dans ce contexte m’apparaît être un défi créatif positif. Je peux visiter tous les univers : écrire un film de super-héros une année, réaliser un western l’année suivante. Cinéma, télévision. J’aime tous les univers et je vais là où me porte mon inspiration.

BALADE ENTRE LES TOMBES était destiné à un public adulte. Il ne cherchait pas à être commercial à tout prix. Pourtant, et c’est paradoxal, on avait quand même envie qu’il donne lieu à une franchise…
J’aurais bien aimé aussi ! (Rires.)

Quelle relation entretenez-vous avec le fonctionnement actuel de l’industrie ?
Tout est dirigé par le marketing et ils savent vendre certains gros films. Quand on fait un projet de studio, il faut accepter qu’ils essaient de le rendre familier. Ils ont donc marketé BALADE ENTRE LES TOMBES pour le public de TAKEN. Mais ça n’avait rien à voir avec TAKEN. Or, le positionnement est primordial : il faut parvenir à ce que le public pense à un film d’une certaine manière. Moi, je voyais BALADE ENTRE LES TOMBES plus proche d’un KLUTE… Si aujourd’hui vous faites un film de studio à budget médian avec des acteurs d’un certain âge, pour un public plus adulte, le chemin sera ardu.

Vous avez signé un deal de production avec la Fox pour de tels projets. Pensez-vous que les choses soient en train de bouger ?
Oui, les studios commencent à y réfléchir. En tout cas, c’est le cas de la Fox. Beaucoup de studios sont focalisés sur les licences parce que c’est plus sûr. Mais ils regardent un peu plus dans l’autre direction aujourd’hui. Prenez l’exemple de RED SPARROW. Ou DUNKIRK. Nous vivons une époque intéressante.

 

GODLESS, de Scott Frank. Avec Michelle Dockery, Jack O’Connell, Jeff Daniels, Scoot McNairy, Merritt Wever, Thomas Brodie-Sangster…
Disponible sur Netflix

Photos : © Netflix

 

 

 

 

 

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