Cannes 2019 : LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO / Critique

20-05-2019 - 21:39 - Par

Cannes 2019 : LA VIE INVISIBLE DE EURÍDICE GUSMÃO

De Karim Aïnouz. Sélection officielle, Un Certain Regard.

 

Synopsis officiel : Rio de Janeiro, 1950. Euridice, 18 ans, et Guida, 20 ans, sont deux sœurs inséparables. Elles vivent chez leurs parents et rêvent, l’une d’une carrière de pianiste, l’autre du grand amour. A cause de leur père, les deux sœurs vont devoir construire leurs vies l’une sans l’autre. Séparées, elles prendront en main leur destin, sans jamais renoncer à se retrouver. (Copyright photo : ©Bruno Machado)

 

Orphée, au plus profond des enfers, convainc Perséphone et Hadès de libérer son amour perdu, Eurydice. Mais un seul regard suffira pour empêcher le retour parmi les vivants de sa compagne, et séparer le couple à jamais. Le drame résonne dans le prénom d’Eurydice alors le (superbe) titre du nouveau film de Karim Aïnouz ne peut que revêtir des augures tragiques. Avec LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO, le cinéaste conte comment deux sœurs, Eurídice et Guida, vont durant les années 1950 au Brésil, être séparées par les circonstances puis tenues éloignées l’une de l’autre, à leur insu, par les mécanismes oppressifs, conscients et inconscients, du patriarcat. Chacune à leur manière, elles subissent ce que la société attend des femmes, tentent de vivre leurs rêves – de devenir pianiste pour la première, d’être tout simplement libre pour la seconde – et reçoivent en retour humiliations, insultes et désillusions. Dans un Scope faisant de l’intime une épopée, aussi tragique soit-elle, avec une image granuleuse, colorée et chaude à la densité charnelle évocatrice, Karim Aïnouz capte avec une justesse infinie les souffrances, physiques et morales, connues par ces deux sœurs qui, vivant à quelques kilomètres l’une de l’autre sans le savoir, n’ont qu’un espoir : se revoir un jour. Sans exagérer sur les effets de pathos et de quiproquos frustrants, Aïnouz établit tout de même tout un monde entre ces deux femmes. Guida travaille, refuse de devenir comme sa mère qui « vit dans l’ombre de [son] père », elle peine à joindre les deux bouts, courbe l’échine mais jamais ne craque, puisque « les pauvres n’ont pas le temps de devenir fous ». Eurídice, elle, vit le calvaire d’une femme au foyer dont chaque espoir d’émancipation se voit anéanti par son mari, par son père et par la sacro-sainte mission d’épouse et de mère qui, lorsqu’érigée comme alpha et omega de la condition féminine, ne peut qu’être un obstacle à l’accomplissement personnel. Superbement campées par Júlia Stockler et Carol Duarte, ces deux figures féminines et féministes réifient cette impossibilité, ici littérale, de toute sororité dans un monde dominé, légiféré et codifié par les hommes – thème abordé récemment, avec la même mélancolie, par Steve McQueen dans LES VEUVES et Josie Rourke dans MARY STUART, REINE D’ÉCOSSE. La pertinence sociale, politique et humaine du propos est servie par la maîtrise du traitement de Karim Aïnouz. Jamais LA VIE INVISIBLE ne déborde ou ne dérape, même si ce que traversent Eurídice et Guida, martyres romanesques et dignes, reste révoltant à regarder. Dansant sur une ligne ténue entre retenue et lyrisme, Aïnouz filme ces familles qu’on se crée et nous guérissent, les liens du sang qui nous torturent mais nous construisent, ces personnes qu’on aime puis qu’on perd, les deuils, les erreurs, les mots que l’on aurait aimé dire, les lettres que l’on aurait aimé lire. Il convoque la tristesse tragique de nos vies sans jamais en faire un spectacle morbide. Grande fresque mélodramatique que ne renierait pas Todd Haynes, LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO, vit, vibre, rit, pleure, et déploie avec délicatesse des intentions pures comme des sentiments profonds. Jusqu’à cet épilogue, incroyable décharge émotionnelle de dix minutes, où un simple regard suffit à nous faire fondre en larmes. Sublime.

De Karim Aïnouz. Avec Carol Duarte, Julia Stockler, Gregório Duvivier. Brésil. 2h25. Prochainement

 

 

 

 

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