Cannes 2019 : UNE VIE CACHÉE / Critique

20-05-2019 - 16:06 - Par

Cannes 2019 : UNE VIE CACHÉE

De Terrence Malick. Sélection officielle, Compétition.

 

Synopsis officiel : Inspiré de faits réels. Franz Jägerstätter, paysan autrichien, refuse de se battre aux côtés des nazis. Reconnu coupable de trahison par le régime hitlérien, il est passible de la peine capitale. Mais porté par sa foi inébranlable et son amour pour sa femme, Fani, et ses enfants, Franz reste un homme libre. UNE VIE CACHÉE raconte l’histoire de ces héros méconnus.

 

Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Au-delà des discussions subjectives stériles, revenons à la définition : pièce maîtresse, œuvre de toutes les œuvres. En ce sens, UNE VIE CACHÉE est bien le chef-d’œuvre indiscutable de Malick. À la fois parfaitement maîtrisé et syncrétique, le film déploie une ligne claire, une forme dominante et tenue qui épouse et fait corps avec son sujet. Comme si après quelques années d’expérimentations et de brouillons hasardeux, le réalisateur de TREE OF LIFE avait enfin trouvé l’équilibre tant recherché entre le romanesque incarné de son début de carrière (LA BALLADE SAUVAGE, LE NOUVEAU MONDE) et la liturgie expérimentale de ses films plus récents (KNIGHT OF CUPS, À LA MERVEILLE). Il réussit avec UNE VIE CACHÉE à tenir le concret et le spirituel, le prosaïque et le sublime fermement ensemble sans que jamais l’un ne domine l’autre. Enfin l’un éclaire l’autre et offre au spectateur une puissante expérience de beau.

Evidemment, tous ses tropismes sont là : des enfants qui courent, le soleil, Dieu, l’amour dans la Nature, la cruauté, l’abandon de Dieu, les adresses à la nature… Mais, ici, ils sont profondément incarnés, profondément ancrés au cœur du récit à travers les voix et les regards de deux amoureux. Spirituel, familial, le film a l’Histoire comme garde fou et oblige Malick à poser son regard sur les hommes plus que sur les symboles. Car au fond, c’est toute l’ambition de cette VIE CACHÉE : redonner du corps, de l’âme, de l’esprit aux fantômes de l’Histoire. Objecteur de conscience dans l’Autriche sous domination Nazi, Franz Jägerstätter n’aspirait finalement qu’à vivre hors de l’Histoire, hors du monde, là-haut à Radegund, village paysan au-dessus des nuages. Avec délicatesse et ce sens stupéfiant de l’irruption du beau, Malick filme le quotidien de cet homme, sa famille, son labeur sans l’enjoliver mais en le regardant pour ce qu’il est : un paradis qui s’ignore. On pense évidemment à la famille de TREE OF LIFE mais là encore, le curseur de Malick est plus subtil, plus délicat et retiens l’emphase pour mieux laisser place à la douceur.

Ouvert par des images du quotidien de l’Allemagne nazi, le film installe une menace sourde qui semble se rapprocher petit à petit, comme des nuages qui s’amoncellent. Par petits effets, par cette quotidienneté sublimée, Malick capture l’incursion de l’Histoire dans ce monde jusqu’alors protégé. C’est un facteur qui apporte des nouvelles, le départ innocent des hommes, le regard des femmes, inquiètes, le visage fermé des mères qui savent. Mais le mouvement ample du film englobe le parcours de Franz comme si l’insouciance était encore là. Fani, sa femme, fabuleuse mère courage, l’attend, l’espère. La mise en scène joue des ellipses, assume les pointillées comme si ce monde idyllique était en suspens. Cette première partie culmine dans une scène de retrouvailles d’une sublime simplicité. Le retour d’un corps, d’un visage, le sourire, l’émotion d’une étreinte. Ce sera le dernier instant de bonheur pur.

Comme si, en étant parti à la ville, Franz avait compris, vu l’Histoire en marche. Désormais, il sait le retour inexorable du Mal. Le film se glace, la mise en scène s’inquiète. Les visages se ferment et le spectateur s’interroge. Malick tient fermement son récit et transforme son couple en pilier face à la menace, face à la foule. La douceur laisse place à la raideur, les visages penchés, la grimace d’un monde contaminé par la haine. Franz refuse de retourner faire une guerre qu’il ne comprend pas. Cette prise de position est une croyance, une épiphanie chez Malick. Se positionner dans l’Histoire est une question de foi. Les idoles d’aujourd’hui sont les conspués d’hier et Malick de repenser son christianisme à l’aune non plus d’une imagerie spirituelle invisible (Dieu est partout) mais des faits, (la figure de Jésus) et de leurs conséquences, lors d’une sublime et centrale scène de discussion entre Franz et un homme qui restaure les fresques d’une église. En refusant de porter allégeance à Hitler, Franz ne cherche pas à être un symbole. Il fait juste un acte de foi, profondément ancré en lui, une certitude qu’on ne peut effacer et qui s’impose à lui. L’humanisme comme religion.

Toute la dernière partie du film ne sera alors pour ce personnage évidemment christique qu’une effroyable Passion pour lui, mais aussi pour elle. Debout face à la haine, face au rouleau compresseur de la foule, Franz et Fani tiennent debout, à distance. « Vaut-il mieux subir l’injustice que de la commettre ? ». Bourreau ou martyr ? Par une succession de rencontres, de discussions (avec des personnages incarnées par Mathias Schoonaerts, Michael Nqyvist, Bruno Ganz), de violences, Malick interroge la résignation et la certitude de Franz, questionne sa foi humaniste. Là-haut, dans les montagnes, Fanni affronte, elle, le regard des autres et l’ostracisme avec vigueur. Le film construit ainsi une correspondance, imaginaire ou non, entre les deux amoureux, d’une beauté terrassante. Les voix off se superposent, chuchotent, s’interrogent, parlent un langage qui ne serait qu’à eux (le film superpose parfois les langues et joue de l’incursion de l’anglais au milieu de l’allemand et inversement) comme un cocon protecteur. Le film n’est jamais verbeux, jamais didactique car toujours profondément incarné, nuancé, sublimé par la caméra virtuose de Malick. Surtout, les acteurs sont prodigieux. Le visage anguleux d’August Diehl a quelque chose de profondément pictural et humain qui rappelle les visages désolés et sages des représentations christiques. Mais surtout, Valerie Pachner déchire l’écran et impose une nuance de jeu, une palette d’émotions brutes et complexes qui emmènent le film vers des sommets. Il y a dans son regard toute la tristesse et l’admiration du monde pour l’homme qu’elle aime.

Avec eux, Malick a beau avoir un peu la main lourde sur le symbolisme religieux, le film ne perd jamais en incarnation et fond le romanesque et le métaphysique en un creuset brut d’émotion. Ces deux personnages sont le cœur battant et battu d’un récit profond et essentiel. La fin d’un paradis perdu, la ténacité d’un homme qui savait, la douleur d’un monde sans âme. Une expérience pure d’Humanité et de beauté. Un chef-d’œuvre.

De Terrence Malick. Avec August Diehl, Valerie Pachner, Bruno Ganz. États-Unis. 3h. Prochainement

 

 

 

 

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