Cannes 2019 : ROCKETMAN / Critique

16-05-2019 - 22:01 - Par

Cannes 2019 : ROCKETMAN

De Dexter Fletcher. Sélection officielle, Hors Compétition.

 

Synopsis :Alors qu’il entre en cure de désintoxication, Elton John se souvient de son destin humain et musical et de comment le discret Reginald Dwight, pianiste de génie, c’est transformé en popstar planétaire flamboyante.

En faisant de la vie d’Elton John une comédie musicale pop et opératique, Dexter Fletcher signe un biopic flamboyant, porté par un véritable point de vue. Du grand cinéma populaire, ambitieux, généreux et personnel.
 
Des atours comic book de l’album « Captain Fantastic » à l’emprunt au MAGICIEN D’OZ pour « Goodbye Yellow Brick Road », en passant par sa chanson épistolaire à Marilyn Monroe (« Candle In The Wind »), Elton John s’est constamment nourri de la culture pop à mesure qu’il en devenait lui-même un pilier. Elle lui a rendu la pareille, l’invoquant à son tour, comme dans TOMMY de Ken Russell, LE ROI LION ou PRESQUE CÉLÈBRE de Cameron Crowe – qui ne serait sans doute pas si iconique sans la chanson « Tiny Dancer ». Qu’Elton John devienne un personnage de cinéma n’était qu’affaire de logique, et de temps, lui qui a passé une bonne partie de sa carrière à monter sur scène en tenues insensées et flamboyantes, caché derrière un masque invisible. Mais un personnage de cinéma hors normes, alors. Forcément. À la hauteur de son génie, de sa complexité et de ses traumas. ROCKETMAN a tout compris à cette nécessité, se saisissant de la vie d’Elton John, de son œuvre et de sa persona pour se présenter sous la forme d’une comédie musicale ou, plus précisément, d’un opéra pop. Opéra. Pop. La gravité et la légèreté. Une union des contraires tout à fait idoine pour John, dont le génie tira partie de sa formation de pianiste classique et de ses envies irrépressibles d’iconoclasme.          

            « Mon nom est Elton Hercules John. Je suis un alcoolique. Un accro à la coke. Un accro au sexe. Un boulimique. J’ai un souci avec la weed. Avec toutes sortes de médicaments, aussi. Et j’ai quelques problèmes de gestion de la colère. » Dès la première scène de ROCKETMAN, Dexter Fletcher ne fait pas mystère de ses intentions : en exposant le génie d’Elton John, explorer les recoins les plus sombres de son existence. Qui est-on quand on incarne un personnage ? Comment vivre quand le masque et le costume collent à la peau ? Devenir celui qu’on veut signifie-t-il forcément tuer celui qu’on est ? Si ROCKETMAN embrasse les mécanismes typiques du rise & fall, au risque d’être souvent attendu en termes d’intrigue, il compense par la richesse et la justesse de son regard et de ses sentiments. Aussi à l’aise dans la retenue que l’excès, la caméra de Fletcher capture les coïncidences qui constituent les vies de tous et parfois, la légende de certains – ici, une enveloppe transmise à la hâte, scelle la rencontre entre John et son parolier Bernie Taupin. Une manière de refuser la propension épuisante du biopic à vouloir tout expliquer dans des rapports vains de causalité. Dans ce lâcher-prise face à la magie du hasard, Fletcher trouve l’occasion de mettre en bouteille le génie de John, cet éclair créatif qui frappe, inexplicable – la sublime séquence de création de « Your Song », portée notamment par des gros plans plongeant dans les yeux d’un John transporté, conscient de la beauté de ce qu’il crée. Ce regard passionné pour le personnage qu’il étudie transpire d’une sincérité palpable, jusque dans l’observation des excès et addictions du chanteur. Un point de vue à la fois sans concession et empathique, sans doute parce que Fletcher, enfant acteur dès l’âge de 9 ans, connut lui aussi les excès narcotiques et trouve ici un matériau hautement personnel.

            Le point de vue est ici roi, donc. Conté à la première personne, ROCKETMAN assume les mensonges et le caractère fantaisiste de ce que raconte son protagoniste – jusqu’à en jouer avec malice, notamment en se foutant avec joie de tout souci de chronologie, une chanson de 2001 comme « I Want Love » pouvant être chantée par les protagonistes au milieu des années 60. Car au centre du récit trônent l’homme et le musicien, qui prennent le pas sur tout. ROCKETMAN passe ainsi vite sur le succès et les réactions du public, de l’industrie, des médias : en pure étude de personnage, le film n’entend jamais donner une vision globale et extérieure d’Elton John mais au contraire en faire un portrait absolument intime et parcellaire. Il en finit par survoler certaines choses, à accélérer le temps artificiellement sans que le spectateur n’ait plus vraiment prise sur lui. Mais il en tire aussi une beauté stupéfiante, se perdant très profondément dans les méandres des souffrances du chanteur, qu’elles soient amoureuses et sexuelles, amicales ou familiales – toutes les scènes avec son père bouleversent par leur cruauté, contrepoints parfaits à celles partagées avec Bernie Taupin, solaires de compassion. L’émotion affleure souvent parce que Taron Egerton se soumet à toutes les outrances pour approcher ce qui dévore son personnage, dévoilant dans chaque tic et chaque soubresaut de son corps une douleur visible. Mais aussi, sans doute, parce que ROCKETMAN n’agite pas la musique d’Elton John comme un alibi pour faire taper du pied son public. ROCKETMAN n’est pas un film-karaoké. Réarrangés avec talent et intelligence par Giles Martin, les tubes d’Elton John – parce qu’ils sont chantés par tout le cast – nourrissent le récit, le commentent et l’enrichissent. Le tout dans des numéros où Dexter Fletcher fait montre de rigueur et d’inventivité de mise en scène – « Honky Cat » et ses atours de spectacle scénique ; « Saturday » et ses longs plans en séquence ; « Pinball Wizard » et son tourbillon écrasant ; « Rocket Man » et son épopée visuelle, l’une des scènes les plus sublimes et déchirantes de l’année. Séquence après séquence, armé de son opératisme tragique, ROCKETMAN trace les contours de l’homme et de son masque, laissant parfois le spectateur interrogatif. Sait-on vraiment qui est ce Reginald Dwight derrière Elton John ? Où débute la réalité et où s’arrête la fantaisie ? Peu importe : ROCKETMAN a l’humilité et l’élégance de ne pas croire qu’on encapsule une vie en deux heures, aussi denses soient-elles. L’idée d’Elton John que le film dessine, un génie en quête d’amour, vaut bien mieux que toute vérité exhaustive et factuelle.

De Dexter Fletcher. Avec Taron Egerton, Jamie Bell, Richard Madden. Royaume Uni / Etats-Unis. 2h01. Sortie le 29 mai

 

 

 

 

 

 

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