Cannes 2019 : LES MISÉRABLES / Critique

15-05-2019 - 23:12 - Par

Cannes 2019 : LES MISÉRABLES

De Ladj Ly. Sélection officielle, Compétition.

 

Synopsis officiel : Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, dans le 93. Il va faire la rencontre de ses nouveaux coéquipiers, Chris et Gwada, deux « Bacqueux » d’expérience. Il découvre rapidement les tensions entre les différents groupes du quartier. Alors qu’ils se trouvent débordés lors d’une interpellation, un drone filme leurs moindres faits et gestes…

Ça fait plus de 10 ans que Ladj Ly s’attaque au sujet des banlieues françaises, en mode documentaire, de 365 JOURS À CLICHY MONTFERMEIL à À VOIX HAUTE (coréalisation). Membre originel du collectif Kourtrajmé – aux côtés de Kim Chapiron ou Romain Gavras –, il a aujourd’hui plus de 40 ans et ça change probablement la donne quand on fait de la fiction et qu’on veut raconter les rapports conflictuels et incestueux entre la BAC et les cités françaises. Il ne faut pas attendre de lui, né à Montfermeil, de point de vue partisan. Sa longue expérience de témoin social lui permet de dresser un état des lieux jamais manichéen. Le but ? Sur 48h, exposer un cas d’école, laisser le spectateur en déduire les raisons de la situation sociale actuelle et extrapoler une issue – si tant est qu’il y en ait une. C’est un portrait ambitieux du pays qu’il peint : en convoquant Victor Hugo et sa littérature humaniste, Ladj Ly fait un premier constat, qui peut expliquer beaucoup. Il est très français de se révolter. C’est un mécanisme de défense qui vaut pour les asphyxies d’hier comme d’aujourd’hui. Avec un sang froid qui force l’admiration, il réalise un grand film politique.

Premier indice de la maturité de la démonstration : LES MISÉRABLES se raconte autant du point de vue des civils que du point de vue policier. Stéphane (Damien Bonnard) vient d’une BAC de province et rejoint le groupe de Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djebril Zonga) qui patrouillent aux Bosquets. Gwada y a grandi, navigue dans ces cités avec bienveillance mais fermeté ; Chris est un cow-boy, aux méthodes contestables ; Stéphane s’acclimate aux coutumes du quartier, en apprend les codes et croise les acteurs-clés : Le Maire (Steve Tientcheu), là pour surveiller d’éventuels débordements chez les jeunes et palier une certaine démission de l’état ; Salah (Almamy Kanoute), gérant de kebab et parrain local ; la Pince (Nizar Ben Fatma), qui vit de trafic et veut la paix dans le quartier – parce que la paix, c’est bon pour les affaires. Le jour où « les gitans » d’un cirque itinérant viennent se plaindre en bas des tours de la disparition d’un lionceau, volé par le petit Issa (Issa Perica), la tension grimpe.

Si la vérité sur les violences policières doit tout aux téléphones portables aux États-Unis, la France aussi connaît son lot de vidéos édifiantes, réalisées par des amateurs (l’affaire Théo, notamment). Pour mettre la banlieue sous surveillance, Ladj Ly – qui a lui-même, il y a quelques années, filmé une bavure –multiplie les vues aériennes plongeantes et les plans de drone, qui quadrillent le quartier et dévoilent ses secrets les plus inavouables. Dans LES MISÉRABLES, alors qu’un gros « dérapage » a été filmé, l’objectif est de survivre aux procédures de discipline et de calmer un éventuel embrasement. Difficile pour la génération des émeutes 2005 de faire comprendre aux plus jeunes qu’elle n’y a rien gagné. Mais la violence ne demande qu’à éclater. Le film vibre de cette tension-là, d’un virilisme et d’une violence sourds et sournois.

LES MISÉRABLES n’a de sens que dans sa totalité, parce qu’il est construit pour culminer dans son troisième acte époustouflant. Toute la nuance et l’impartialité du film sont là, dans cette montée en pression surchauffée, dans ce suspens comme un uppercut. Bien que Ladj Ly a mis tout au long du film le filtre et la distance de la fiction, évitant l’écueil du cinéma connivent et complaisant, il y a cette dominance du réel, cette immersion dans des banlieues que les JT ou certains films ont cantonné aux faits divers et labélisé no go zones. Ladj Ly n’édulcore rien. Il n’essaie pas de dépeindre une cité plus accueillante qu’elle ne l’est. Il n’en fait pas non plus une terre ultime de non-droit. Il la raconte en fiction avec une authenticité presque inédite. Le choc politique est d’autant plus grand qu’on ne pensait pas avoir besoin d’un film sur la banlieue – alors qu’il est essentiel à comprendre la France actuelle des tensions sociales. Si sa caméra, portée, est au plus près, comme une arme qui braque et extorque la vérité, certains plans relèvent de la plus flamboyante des mises en scène. Le copain Romain Gavras a souvent fantasmé des émeutes esthétiques et romanesques, pour des vedettes du hip-hop une peu déconnectées. Ladj Ly, lui, ne succombe à la spectacularisation de la révolte que pour la dénoncer comme l’ultime constat d’échec. C’est d’un aplomb et d’une maîtrise extraordinaires.

De Ladj Ly. Avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga. France. 1h43. Prochainement

 

 

 

 

 

 

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