Cannes 2019 : Interview de Giles Martin, producteur de la musique de ROCKETMAN

16-05-2019 - 19:55 - Par

Cannes 2019 : Interview de Giles Martin, producteur de la musique de ROCKETMAN

À l’occasion de la présentation de ROCKETMAN à Cannes, retour sur notre entretien avec Giles Martin, qui a réarrangé les chansons d’Elton John pour le film.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans Cinemateaser n°83, daté avril 2019

 

Comment réinventer des chansons mythiques, leur donner une nouvelle vie, parfois un nouveau sens émotionnel, sans pour autant les dénaturer ? C’est la tâche titanesque qui incombe à Giles Martin, chargé par le réalisateur Dexter Fletcher et le producteur Matthew Vaughn de réarranger les tubes d’Elton John pour les faire coller aux exigences narratives et artistiques de la comédie musicale ROCKETMAN. Entretien.

Rencontrer Giles Martin, qui plus est aux studios d’Abbey Road, fait l’effet d’un saut dans le passé : le producteur et musicien anglais, 49 ans, affiche la même silhouette longiligne, les mêmes traits et la même voix profonde à l’accent élégant que son regretté père, Sir George Martin, producteur légendaire des Beatles et artisan majeur de la révolution artistique incarnée par le Fab Four de Liverpool. De par cette filiation, Giles Martin appartient à la royauté de la musique anglaise – et ce n’est sans doute pas un hasard si, en 2002, il a pro- duit le concert « Party At The Palace » où tout le gratin du rock britannique, de Paul McCartney à Elton John en passant par Eric Clapton, fêta les 50 ans de règne d’Elisabeth II. Giles Martin a au fil des ans produit avec succès divers artistes – dont la chanteuse classique Hayley Westenra –, mais c’est aussi en revisitant le catalogue des Beatles qu’il a paradoxalement réussi à se faire un prénom. En 2006, il signait ainsi avec son père la bande-son du spectacle du Cirque du Soleil « Love » : 1h26 d’un mashup incroyable, épique et énergique, prouvant une énième fois la modernité ahurissante de chansons dont l’intrinsèque puissance ne saurait être amoindrie par aucune altération, même la plus radicale. Depuis, il a également effectué des nouveaux mix pour les albums « Sgt Pepper’s… » et « The Beatles » – exhumant au passage des démos et versions jusqu’alors inédites –, collaboré avec Martin Scorsese et Ron Howard en tant que producteur musical sur leurs documentaires GEORGE HARRISON : LIVING IN THE MATERIAL WORLD et THE BEATLES : EIGHT DAYS A WEEK. Autant dire que Giles Martin, garant de l’œuvre la plus importante de la musique moderne, ne se laisse pas facilement intimider. Il n’a donc pas hésité lorsque Matthew Vaughn lui a proposé d’assurer la production musicale de ROCKETMAN, film biographique consacré à une autre légende du rock anglais, Elton John. Un défi : parce qu’il prend la forme d’une comédie musicale dans laquelle les acteurs doivent eux-mêmes chanter, ROCKETMAN imposait de réarranger plusieurs tubes intemporels de John, dont « Your Song », « Tiny Dancer », « Goodbye Yellow Brick Road », « Saturday Night’s Alright for Fighting », « Crocodile Rock » ou « Rocketman ». Un travail d’autant plus délicat que « chaque chanson fait partie intégrante du récit », explique-t-il. Après avoir visionné quinze minutes de ROCKETMAN et entendu plusieurs extraits – impressionnants – de son travail, Cinemateaser s’est entretenu avec Giles Martin sur son approche et son processus.

 

Vous avez contribué aux bandes-son des deux KINGSMAN, co-écrit le score de CHRISTINA NOBLE et vous produisez maintenant la musique de ROCKETMAN. Aviez-vous envie depuis longtemps de toucher au cinéma ?
En fait, non ! (Rires.) CHRISTINA NOBLE a été réalisé par un ami (Stephen Bradley, ndlr) et produit par mon épouse (Melanie Gore-Grimes, ndlr). Ils m’ont demandé si je voulais en écrire la musique et ça m’avait surpris parce que je considérais qu’il y avait bien plus compétent que moi en la matière. Donc je l’ai co-composée avec Ben Foster, avec qui je travaille souvent. Au final c’était une formidable expérience pour moi même si le film n’a malheureusement pas vraiment marché. Concernant KINGSMAN, Matthew Vaughn m’avait directement contacté – on est allés à la même école, il était une classe au-dessus de moi. Il avait un problème : il n’arrivait à rien musicalement avec la scène de la tuerie à l’église. Alors je lui ai proposé qu’on essaie diverses choses. J’ai eu l’idée d’utiliser la chanson « Free Bird » de Lynyrd Skynyrd, que j’ai coupée et remixée pour obtenir le résultat que vous connaissez. C’est en général pour ce genre de travail que je suis connu. C’était très fun à faire – la scène était extrêmement violente et très importante dans le film. Puis il m’a rappelé pour KINGSMAN 2, dans lequel j’ai bossé sur la scène d’ouverture, où j’ai utilisé et remixé Prince (« Let’s Go Crazy », ndlr), et sur le combat final, pour lequel j’ai fait une version un
peu folle du « Word Up » de Cameo. Pendant
que je planchais sur ça, Matthew m’a parlé de ROCKETMAN. Bien sûr, je suis connu pour
avoir fait des nouveaux mix de « Sgt Pepper’s »
et du « White Album » des Beatles et diverses
autres choses mais ROCKETMAN m’apparaissait amusant car ce n’est pas le type de
projet pour lequel je suis connu, justement –
non pas que je pense nécessairement à ce genre de choses mais bon… J’ai rencontré Taron (Egerton, ndlr) et Dexter (Fletcher, ndlr), on s’est appréciés. Vous savez, il y a tellement de gens très talentueux dans le domaine de la musique de cinéma – dont certains sont de très bons amis… Je ne me dis pas du tout que je peux être meilleur qu’eux. Il se trouve juste que j’ai mes talents et mes compétences. Peut-être que réinterpréter des chansons pour un musical comme ROCKETMAN en fait partie.

Sur ROCKETMAN vous réarrangez les chansons d’Elton John. Concernant vos mix des albums des Beatles, vous avez déclaré qu’il s’agissait d’un travail très organique : vous deviez vous rapprocher de la manière dont les chansons sonnaient et du sentiment initial qu’elles offraient aux gens. Ici, c’est différent…
Très différent, oui. Prenons l’exemple de « Goodbye Yellow Brick Road ». Dans le film, elle est chantée par Jamie Bell, qui incarne Bernie Taupin (le parolier d’Elton John, ndlr). Dans sa version originelle, quand Elton l’interprète, elle est presque à la troisième personne car il campe un personnage – celui qui parle. Dans ROCKETMAN, lorsque Bernie la chante, il le fait juste après une grosse dispute avec Elton, durant laquelle il lui lance « Quand est-ce que tu vas redescendre ? » (« When are you gonna come down ? », première ligne de la chanson, ndlr). Bernie est victime, dans cette scène. Il fallait donc rendre la chanson un peu plus atonale. Elle est moins douce, elle devait être chantée d’une manière différente. Elle est moins mélodique. Idem pour la séquence sur « Rocket Man », qui se déroule sous l’eau. Dans ROCKETMAN, je fais donc l’inverse du travail que j’effectue sur les mix des Beatles : je n’essaie pas de retrouver le sentiment que « Your Song » ou « Tiny Dancer » ont pu créer chez vous la première fois que vous les avez entendues. J’essaie de faire sonner ces chansons de sorte qu’elles créent une émotion collant à ce qu’elles racontent dans le film, au moment où on les entend. Et ça peut être un défi encore plus grand parce qu’on peut déformer les chansons et les transformer en quelque chose d’autre. Mais ce défi est très excitant.

Pensez-vous que votre expérience sur « Love », qui était un spectacle vivant, vous a servi pour ROCKETMAN ?
Oui, effectivement, mon travail sur ROCKETMAN se rapproche davantage de « Love ». Je me souviens d’avoir eu une discussion avec Dominic Champagne, le metteur en scène de « Love », à propos de la chanson « Being For The Benefit of Mr Kite ! ». Dans le spectacle, elle illustre un passage très sombre – avec notamment un danseur en cagoule du Ku Klux Klan – qui revient sur les problèmes rencontrés par les Beatles au États-Unis au milieu des années 60 (à la suite des propos de Lennon sur la célébrité du groupe, dépassant selon lui celle de Jésus, des gens brûlaient leurs disques, ndlr). C’était un cirque macabre. Puis j’avais réécouté « … Mr Kite ! » et je ne trouvais pas du tout que c’était une chanson si sombre que ça ! Alors j’ai fait un mashup : au début j’ai ajouté des bouts de « Blue Jay Way » et à la fin, de « I Want You (She’s so Heavy) » (et de « Helter Skelter », aussi, ndlr). C’était donc en effet plus proche de ce que je fais sur ROCKETMAN, où je me saisis d’une chanson qui génère tel ou tel sentiment. Je veux bien sûr qu’elle reste reconnaissable, que les gens continuent de l’aimer, mais je dois générer un nouveau sentiment avec.

Elton a toujours été un artiste visuel, avec un univers coloré et extravagant… Dans la manière d’aborder ses chansons, avez-vous intégré cet aspect et le fait que vous travailliez pour un médium visuel ? Vous n’auriez pas produit et réarrangé les chansons de la même façon pour un album de reprises, non ?
Non, en effet. D’ailleurs, le disque de la bande-son du film sera peut-être le plus gros défi car il n’y aura aucune référence visuelle pour venir ‘justifier’ tel ou tel nouvel arrangement. Les gens se diront peut-être : ‘Pourquoi diable Giles Martin décide de mettre une guitare acoustique au début de ‘Tiny Dancer’ ?!? Pourquoi cette autre chanson est incomplète ?’ C’est une vraie inquiétude parce que sans l’image, on perd la moitié de l’information… Or, la vue change la manière dont la musique sonne. Donc oui, il y a des choses que je n’aurais absolument jamais faites avec ces chansons si ce n’était pas pour un film. Est-ce que j’aurais fait chanter un enfant ? Absolument pas ! En tout cas, il était hors de question que le public puisse sortir de la salle en se disant que les chansons étaient super mais le film, pas vraiment. Je dois être au service du film.

En quoi le chanteur qu’est Taron Egerton a influencé vos arrangements ?

Ça n’a pas vraiment eu d’influence parce que Taron est un excellent acteur et chanteur. Il suivait donc parfaitement mes indications. Aussi, il ne faut pas oublier que lorsqu’il chante à l’écran, il joue en même temps. Et c’est un élément clé parce que je devais m’assurer de lui laisser de l’espace pour ça, pour son interprétation, pour son jeu d’acteur et son point de vue. On a donc travaillé ensemble sur chaque scène avant que chacune ne soit tournée. On discutait avec Dexter et on prévoyait ce qui allait se passer. Puis lors du tournage, il se calait à ça ou alors il chantait en live sur le plateau. Taron est un pur acteur dans le sens où il aime qu’on le dirige. Il travaille très dur : on bossait parfois plusieurs heures d’affilée sur une chanson, sans pause, juste parce qu’il voulait y arriver et avoir la bonne prise.

ROCKETMAN est une fantaisie musicale, ce qui laisse de la place à l’imaginaire – celui de l’équipe mais aussi du public. Pensez-vous avoir insufflé à vos arrangements l’image que vous avez d’Elton et la manière dont vous comprenez sa musique et sa personnalité ?
Oui et non. Le piano est un élément clé – s’il y en a, parce que sur certaines chansons, je l’ai enlevé. Il était important que l’ADN d’Elton soit dans les réarrangements car sinon, ça aurait signifié qu’on allait trop loin. Concernant la fantaisie… Comme le dit Dexter, nous avons tous des souvenirs et certains d’entre eux sont incroyablement intenses. Peu importe leur nature. Et c’est ça qu’on fait dans ce film : rendre tout très intense. Avec une chanson, on n’a que trois minutes pour raconter une histoire. Il fallait donc m’assurer qu’il y ait de l’énergie, de la vitalité. L’autre élément clé… Je vais prendre l’exemple de MARY POPPINS : on se souvient des chansons du film mais pas de comment elles démarrent. Alors que dans certaines comédies musicales, dès qu’il y a une chanson : BOOM ! On sait qu’elle débute. MARY POPPINS est une fantaisie musicale. Et moi je préfère la méthode MARY POPPINS : les chansons arrivent, elles nous emmènent quelque part puis reviennent etc. Non pas que ROCKETMAN soit MARY POPPINS, évidemment (Rires.). Mais c’est cette même sensibilité.

Vous avez mentionné l’ADN d’Elton. Quel est-il selon vous ? Et est-il resté le même durant ses 50 ans de carrière ?
Oui, car je crois qu’il y a un ADN par musicien. Et c’est intéressant d’ailleurs. Prenons 3 bat- teurs en exemple : Jim Keltner (batteur de session qui a enregistré avec trois Beatles en solo mais aussi Bob Dylan ou Eric Clapton, ndlr), Stewart Copeland (batteur de The Police, ndlr) et Phil Collins. Par nature, Copeland est toujours un peu en avance – comme Dave Grohl. Keltner est laid-back, légèrement en retard, à la californienne. Collins, au contraire, reste parfaitement sur le beat. Il serait très difficile de les faire jouer différemment. Elton, lui, a une certaine façon de jouer du piano. Quand j’étais jeune, j’ai eu la chance de le voir répéter quand il travaillait avec mon père et je me souviens l’avoir entendu jouer du ragtime. C’était incroyable. Elton est un fabuleux pianiste et sa manière de jouer découle de son background classique. Très peu de pianistes rock ont cette formation classique. Il a une très bonne main gauche – comme Paul McCartney. C’est rare de trouver quelqu’un comme ça. Cet ADN influence forcément l’arrangement : s’il y a du piano, il faut que la chanson ait cette richesse dans le jeu.

Avec les Beatles vous êtes parfois parti du mono pour aller vers la stéréo, le 5.1 et même l’Atmos. Avez-vous expérimenté avec la spatialisation sur ROCKETMAN ?
À vrai dire, on n’a pas encore mixé le film
(l’entretien s’est tenu le 22 mars, ndlr) mais je
pense qu’il y aura un mix en Atmos, en effet.
Après, c’est différent parce qu’ici, je suis le compositeur / musicien, ou disons l’artiste qui ‘crée’ les chansons. Et il se trouve que je ne  vais pas assurer le mixage moi-même… (Rires.) Je ne vais pas mixer la bande-son. Alors que c’est quand même un peu pour ce genre de travail que je suis connu ! C’est amusant, j’assiste à des réunions et des gens discutent de qui va mixer et quand. ‘Mais vous savez, je peux le faire, je sais ce que je fais…’ Tant pis. Je produis, seulement. Et je devrai approuver le mix, évidemment. En tout cas, pour revenir à votre question, certaines des musiques que j’ai confectionnées pour ROCKETMAN l’ont été pour être immersives. Par nature, c’est ce que je cherche à faire – un peu comme « Love » en 5.1. Ça m’a d’ailleurs toujours désespéré que « Love » soit sorti sous forme d’album en stéréo. Il n’avait pas été conçu pour ça. Je crois que c’est mon ADN : j’aime que mon travail ait cette nature enveloppante. J’aime ça, ça me donne une excuse pour m’amuser avec des tas de jouets.

Pensez-vous que ce film aura une influence sur vos futurs travaux ?

Je ne sais pas… Ce n’est peut-être pas à moi d’en décider. Je suis très fier de ROCKETMAN. Ça a été 18 mois de travail intense. Et Elton aime ce qu’on a fait et ça a de l’importance pour moi – comme quand les Beatles apprécient un de mes mix ! Forcément je suis heureux dans ces cas-là, j’ai la sensation du travail bien fait. Mais je ne sais pas… Je crois que je suis trop stupide pour penser à ce genre de choses. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. Je suis souvent occupé mais je ne planifie pas. Je ne sais pas ce que je ferai le printemps prochain ! Peut-être que je ne ferai rien ! (Rires.)

 

ROCKETMAN
En salles le 29 mai

 

 

 

 

 

 

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