JOKER : chronique

09-10-2019 - 09:36 - Par

JOKER : chronique

La société a-t-elle sa responsabilité dans l’émergence des monstres ? JOKER plonge son regard noir dans le rêve américain et redonne du sens aux comic book movies. Immanquable.

 

Génie du mal clownesque typique des swinging 60’s et de leurs méchants mégalo dans la série BATMAN ; figure grotesque elle aussi très représentative de sa décennie, les 80’s frimeuses jusqu’au grotesque, dans le film de Tim Burton. À l’écran, le Joker se réinvente avec son époque. Ainsi dans THE DARK KNIGHT, Chris Nolan et son acteur Heath Ledger en faisaient un « chien aboyant derrière les voitures », avec pour unique but, nihiliste et aléatoire, de « regarder le monde brûler ». Un Joker anonyme comme sorti de nulle part qui, sept ans après le 11-septembre, réifiait à l’écran l’idée du terrorisme frappant à l’aveugle, sans réfléchir – le personnage ne se drapant, lui, derrière aucune prétendue idéologie. Avec JOKER, Todd Phillips se cale dans le sillage de Nolan, avec un personnage qui assure « ne croire en rien », mais l’utilise pour renvoyer au monde contemporain son portrait, amer et pessimiste. « Allez savoir pourquoi, mais certains types s’éclatent à piétiner un rêve », chante Frank Sinatra dans « That’s Life », que l’on entend dans le film. JOKER va renvoyer l’Amérique à ses responsabilités, ses fautes, quitte à finir par fouler au pied le rêve américain. Arthur Fleck est clown / homme sandwich mais se rêve en star du stand-up, s’imagine sur le plateau du talk show de Murray Franklin, son idole et figure paternelle fantasmée. Les circonstances vont peu à peu le faire sombrer… Avec JOKER, qui cite LA VALSE DES PANTINS sans complexe, Todd Phillips prend le parti d’une étude de personnage dénuée de réelle intrigue. Tout concorde à faire entrer le public dans la tête de Fleck et à susciter l’empathie, puis l’effroi : une écriture minutieuse sur une Gotham sans héros et muant de facto l’antagoniste en protagoniste ; un récit forgé dans l’inéluctabilité dont ne transpirent que d’étouffantes effluves tragiques ; une mise en scène remarquable avec ses contre-plongées au sens évolutif – écrasant Arthur sur le bitume au départ, figurant le sentiment de puissance du Joker par la suite ; une interprétation monstrueuse de Joaquin Phoenix ; un score aux violoncelles vibrants et pleurants. Cette mécanique opère un décalage de point de vue sur l’univers Batman : peu à peu, JOKER force à questionner les figures tutélaires de Gotham, insufflant une grande ambiguïté à son point de vue – d’autant que Phillips joue avec malice d’une caractéristique essentielle du personnage, le mensonge et le fantasme. Dans ce mouvement à la fois direct et post-moderne menant le spectateur à interroger ce qu’il voit mais aussi ce qu’il sait du monde DC naît une indéniable émotion pour ce que vit Arthur Fleck, alors même que la caméra ne fait mystère d’aucunes de ses failles, d’aucunes de ses névroses, ni de sa nature inquiétante et problématique ou de la gêne qu’il suscite. Une autre manière pour Phillips d’engager son public : face au parcours de Fleck et ses agissements, chaque spectateur finira par céder, par ne plus cautionner. Une fois l’empathie devenue impossible, reste toutefois un constat : coupable, Fleck n’est peut-être pas le seul responsable. Là réside la puissance polémique de JOKER : comment un public américain bercé à l’idée d’un contrat social fondé sur l’individualisme, sur un État libéral non-interventionniste, peut comprendre un film faisant de l’injustice sociale la source du chaos et de la violence ? Regardant le rêve américain droit dans les yeux, JOKER examine avec mordant une culture où tous ceux désertés par le succès sont des clowns, où la faiblesse est raillée en prime time, où les autorités refusent aux malades leurs traitements mais leur laissent accès libre aux armes. Une société qui, étouffée par le manque de communication et d’empathie, prend le risque d’aller tête baissée vers le sang, le feu et la fureur. Là, JOKER passe d’étude de personnage à conte moral et redonne, avec panache, du sens aux figures mythologiques et politiques des comic books. 

De Todd Phillips. Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy États-Unis. 2h02. Sortie le 9 octobre

5EtoilesRouges

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.