AMOUR fait entrer Michael Haneke dans le club fermé des cinéastes doublement palmés à Cannes. Mais pas nécessairement dans notre club des films de l’année.
Si Michael Haneke est un cinéaste si passionnant, c’est qu’il met à l’épreuve l’exercice critique : devant chacun de ses films, impossible de se munir des outils objectifs habituels, car ils ne suffisent tout simplement pas pour exprimer complètement ce qu’ils sont – autant en tant que tel, qu’en tant qu’expérience de spectateur. Il faut donc user des deux prismes, objectivité et subjectivité pure, pour tenter de juger avec le plus d’honnêteté possible son œuvre. Avec AMOUR, cette bipolarité se fait encore plus prégnante que pour ses précédents longs-métrages. Pendant un peu plus de deux heures, Haneke nous conte comment Georges (Jean-Louis Trintignant) va voir son épouse Anne (Emmanuelle Riva) glisser peu à peu vers la décrépitude, et inévitablement, la mort. La question est donc de savoir si le spectateur souhaite se confronter, cloîtré dans une salle de cinéma, au « spectacle » d’une vieille dame – pouvant être notre mère ou notre grand-mère – mourir à petit feu à l’écran. Dans tout ce que ce processus a de plus terrifiant pour elle, de plus douloureux pour son mari, et de plus impudique pour nous, voyeurs temporaires. Une question déjà posée l’an dernier sur la Croisette à Un Certain Regard avec le film POUR LUI d’Andreas Dresen, qui suivait la lente agonie d’un père de famille atteint du cancer. Objectivement, AMOUR se révèle dans la lignée des précédents Haneke : brillant dans sa forme – épurée, simple mais directe –, dans son fond – comment l’amour, surtout lorsqu’il s’est épanoui pendant plusieurs décennies, survit-il au trépas ? –, et dans son but – l’observation d’une expérience intime que nous sommes tous susceptibles de connaître. Subjectivement, disons-le sans ambages, AMOUR est un calvaire. Non pas parce que le sujet est trop délicat ou tabou, mais parce que le traitement de Michael Haneke s’avère une fois encore terriblement manipulateur dans son brio. Ainsi, alors que nous serions tout à fait libres de quitter la salle, le talent d’Haneke parvient à nous forcer à rester assis, et assister à quelque chose que l’on ne souhaite absolument pas regarder. Car Michael Haneke, cinéaste du comportement plus que de l’émotion, du cerveau plus que du cœur, s’avère ici relativement insupportable. Certes, il filme certaines situations délicates avec tact – à défaut d’empathie –, mais la majeure partie de la tendresse, voire de l’émotion que l’on peut ressentir n’est due ni à son écriture, ni à sa mise en scène, ni aux personnages, mais bien à l’affection que l’on porte à Trintignant et Riva, d’une beauté solaire et confondante. Grâce à eux, l’amour de Georges et Anne nous est palpable, concret, crédible et donc touchant. Certaines séquences émergent donc de l’inacceptable, et leur beauté va droit au cœur. Haneke, lui, reste dans sa posture classique : clinique, froide, parfois cruelle et humiliante. Comme ce que subit Anne. Mais on en revient alors à la question centrale : a-t-on vraiment envie de voir cela ? Alors que son épouse sombre, et qu’il explique à leur fille (Isabelle Huppert) pourquoi il n’accepte pas qu’elle voie sa mère, il lui conte l’incontinence, les moments d’absence, les escarres… et conclut par un véhément « Tout cela ne mérite pas d’être montré ». Un paradoxe infernal, Haneke nous ayant « forcé » à voir cette incontinence, ces moments d’absence, ces escarres. Cette mort. Sans exclure ceux capables de s’y confronter et d’être ému par cette dissection froide, nous nous joindrons à Georges : tout cela, pour nous, ne mérite pas d’être vu.
De Michael Haneke. Avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert. France. 2h06. Sortie le 24 octobre
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