Interview : Zal Batmanglij pour THE EAST

31-07-2013 - 15:55 - Par

Inséparable de l’actrice / scénariste / productrice Brit Marling, Zal Batmanglij est le nouvel espoir d’un cinéma conscient et indépendant. Une de ces révélations si précieuses de Sundance. Son premier film, le prodigieux SOUND OF MY VOICE, était libre et fauché et il faut fureter dans les DVD imports pour se le procurer. Avec THE EAST, brûlot énervé, Zal passe à la vitesse supérieure. Produit par Ridley Scott, exploité sur le marché international, il révèle le talent brut de son réalisateur. Enfin.

Interview publiée dans Cinemateaser Magazine n°26 daté juillet / août 2013. Actuellement en kiosques.

Il semble que le sujet central de THE EAST provienne d’une expérience que vous avez partagée avec Brit Marling…
Avec Brit, à un moment, on se documentait beaucoup sur les anarchistes. On était très absorbés par l’idée moderne de l’anarchisme et sur Internet, on lisait des textesmagnifiques sur le sujet mais ils n’étaient jamais signés. On se disait que c’était étrange que des gens puissent écrire de si belles choses sans jamais vouloir en tirer le mérite. On a donc décidé de passer une semaine à essayer de retrouver ces gens et de les rencontrer. Puis, la semaine est devenue un été entier. L’expérience a été assez incroyable. Mais on s’est dits qu’on pouvait puiser cette ressource chez nous à LA. Qu’on arriverait à faire des films de la même manière qu’on vivait avec ces gens… Vous savez, il y a parfois des dizaines de personnes qui vivent dans des maisons abandonnées, qui dorment par terre, font à manger pour tout le monde, qui dansent, qui jouent au jeu de la bouteille. Et si on faisait des films comme ça ?

Il y a un point commun flagrant entre SOUND OF MY VOICE et THE EAST qui est l’infiltration d’un élément externe dans un groupe fermé. Dans votre premier film, c’était une secte. Voyez-vous les anarchistes de THE EAST comme une secte ?
Je vois bien la comparaison, mais non. The East est un groupuscule politique. La secte est par définition plus spirituelle.

Il y a aussi, dans vos deux films, un véritable équilibre entre une vocation initiale relevant du documentaire et un développement plus fictionnel…
C’est ça qui m’intéresse. J’aime beaucoup les thrillers intelligents comme MICHAEL CLAYTON, ou les films des 70’s comme ceux d’Alan J. Pakula, LES HOMMES DU PRÉSIDENT, À CAUSE D’UN ASSASSINAT ou KLUTE. Ce sont des fictions folles, mais pas si folles que ça, n’est-ce pas ? Mais j’aime aussi le réalisme et le cinéma-vérité. Ça perturbe les perceptions du public.

THE EAST est un film en colère. Vous me semblez plutôt être quelqu’un de calme. Est-ce qu’il révèle pourtant votre état d’esprit ?
C’est la beauté de la fiction : exorciser certains sentiments. THE EAST est un film frustré. Et quand vous dramatisez la frustration, cela devient de la colère.

Dans le film, vous essayez pourtant de ne pas prendre parti entre ce groupe de terroristes et ce système corrompu.
Dans la vie, vous pouvez porter un jugement. Mais en tant que storyteller, vous devez laisser ça de côté, car vous essayez de comprendre chaque côté. J’ai de la compassion pour cette femme qu’ils essaient de jeter à l’eau, mais j’en ai autant pour cette fille confrontant son père qui a non seulement empoisonné des gens, mais aussi sa famille. Les gens qui maltraitent la planète sont aussi dans un sens des victimes d’un abus. La ligne entre le bien et le mal est floue. Il y a des gens qui sont offensés par notre représentation intime des anarchistes mais la vérité, c’est que ça ne change en rien l’objet de leur colère.

D’ailleurs, comme SOUS SURVEILLANCE de Robert Redford dans lequel Brit jouait, THE EAST représente le terrorisme intérieur. Comment les Américains ont-ils perçu votre film ?
Brit et moi avons montré THE EAST dans les plus grandes villes américaines. Et partout, les spectateurs restaient pour le Questions/Réponses après la projection. Ils avaient un vrai désir de parler du film et des problèmes qu’on y soulève. Et je ne crois pas que le terrorisme intérieur les intéressait plus que les problématiques notamment écologiques dont nous parlons. L’eau est-elle si polluée ? Y a-t-il vraiment des médicaments nocifs sur le marché ?

Donc, on est d’accord que votre film, lui, incite les gens à être du côté de l’activisme, non ? Le slogan américain de THE EAST, c’est « Spy on us, we’ll spy on you », une phrase qui résonne forcément du côté du peuple à l’heure actuelle. N’êtes-vous pas perçu comme un anarchiste ? En êtes-vous un ?
Ce que je suis n’importe pas. Vous avez vu SOUND OF MY VOICE, vous savez qu’il traite de croyance. Si vous n’êtes pas croyant, vous pouvez voir vos certitudes ébranlées à la fin du film. C’est pareil avec THE EAST : beaucoup de gens tombent amoureux du groupe. Il y a quelque chose de magique chez ces gars.

En tant que réalisateur, est-il pour vous nécessaire d’être un résistant ?
Oui. Je dois être là quand mon pays bloque. Notre génération nourrit forcément un sentiment de résistance, qui ne cesse de grandir. Je dois refléter ça dans mes films.

D’ailleurs, vous allez partir en Turquie sous peu. Pour y faire quoi ?
Je présentais le film à l’université de Berkeley, qui est un centre activiste assez important aux USA. Et des types sont venus me voir en disant : ‘On va protester en Turquie cet été, tu devrais venir avec nous’. C’était avant les grands événements actuels. Mais je veux juste y aller, vivre le truc. Sans vocation cinématographique. J’en ai marre de tourner.

Comment en êtes-vous arrivé, après SOUND OF MY VOICE, à être produit par Scott Free, la société de production de Ridley et Tony Scott ?
Michael Costigan, qui gérait la société à l’époque, a vu SOUND OF MY VOICE à Sundance. Il est venu me voir, on a parlé d’une manière très informelle. À vrai dire, je ne connaissais même pas sa fonction. Deux jours plus tard, il s’était procuré le script de THE EAST, j’ignore toujours comment. Il m’a juste dit : ‘Ridley et moi, on veut produire ton film’.

SOUND OF MY VOICE avait été fait pour moins de 150 000 dollars. Cela change-t-il quelque chose d’avoir bien plus d’argent ?
Ouais… Je ne sais pas si ça aide, mais ça vous permet de bosser avec des techniciens extrêmement talentueux… Notamment au son. J’adore le travail qu’on a fait sur le son dans THE EAST. Et puis des gens peuvent s’investir et gagner décemment leur vie. Si THE EAST avait été fait de la même manière que SOUND OF MY VOICE, il aurait été plus facilement ignoré. Le truc chouette dans le fait d’avoir des corporations derrière nous, c’est que nous infiltrons le système.

Scott Free a aussi produit WELCOME TO THE PUNCH, qui est un petit projet très ambitieux…
Vous l’avez vu ? C’est un bon film ?

Plutôt, oui. Il marche beaucoup sur ses aspirations visuelles. Il sort directement en DVD en France.
Aux États-Unis, je crois que c’était pareil…

Pensez-vous que c’est important que de telles sociétés parient sur des projets raisonnables et des réalisateurs débutants ?
C’est important pour nous, mais c’est important pour eux également. Ils se doivent d’investir sur de nouvelles ‘voix’. Moi, j’en suis très reconnaissant. Et puis Scott Free, c’est une compagnie avec un fort esprit familial.

Après SOUND OF MY VOICE ou THE EAST, avez-vous reçu des propositions de studios ?
Il est question de ça, en ce moment même. Je ne sais pas quoi faire. Vous pensez que je devrais refuser ?

J’en sais rien ! Tout dépend de vos ambitions… C’est quoi comme projet ?
Je ne peux pas vous dire. Mais c’est gros.

Soit. Vous devez forcément avoir un point de vue sur l’époque des tentpoles, des sequels, des prequels…
Prenez cette aquarelle (Il montre un tableau, accroché dans la pièce, ndlr). C’est différent de ‘La Joconde’. C’est aussi différent d’un croquis que je pourrais vous dessiner sur un bout de nappe. Pourtant, dans chaque cas, il s’agit d’un dessin. Honnêtement, je ne crois pas que les tentpoles, les franchises, empêchent les autres films d’exister. Les gens continueront à aller au cinéma parce qu’ils aiment ça. Ou alors, ils vont arrêter et cela forcera les studios à trouver une autre manière de produire. J’ai fait un film comme SOUND OF MY VOICE, j’ai vu les réactions du public. En festivals, ça cartonnait. Mais quand il a atteint le vrai marché, les gens ne savaient pas comment l’appréhender. Comment aller voir un film comme ça en salles ?

Peut-être que les gens ne savaient même pas qu’il sortait. Est-ce que l’industrie actuelle permet à un film comme SOUND OF MY VOICE d’exister vraiment ?
C’est Fox Searchlight qui le distribuait quand même. OK, l’exploitation était minime, mais… (Il réfléchit) Peut-être que vous avez raison, peut-être que si THE EAST bénéficiait d’encore plus d’argent, tout le monde irait le voir. Parce qu’après tout, dans le fond, c’est un film assez mainstream. OK, les tentpoles, c’est un peu chiant. C’est chiant pour tout le monde. C’est même chiant pour les acteurs. Finalement, ça ne me regarde pas. Le problème majeur en ce moment, c’est le storytelling. Si j’arrive à trouver une bonne histoire, pertinente, peu importe l’argent qu’on va me donner, le film sera vu.

Avez-vous dû faire des changements sur le script de THE EAST à partir du moment où Scott Free et Fox se sont investis ?
Chez Scott Free, on ne m’a rien demandé. Mais la Fox a vu deux ou trois corrections à faire. Je vous mentirais si je disais que les changements n’ont pas été bénéfiques au film. Ils ont rendu le film plus ‘droit’. Il s’éparpillait un peu avant cela. Et puis, on m’a demandé de couper un peu. Le premier montage faisait 2h15. C’était trop long.

Vous faites partie d’une nouvelle génération de cinéastes conscients. Pensez-vous que l’avenir lui sourit ?
Je ne sais pas. La ‘nouvelle vague américaine’ est excitante. Les réalisateurs le sont, les histoires qu’ils racontent le sont. Sean Durkin (MARTHA MARCY MAY MARLENE, ndlr), Antonio Campos… AFTER SCHOOL est un film brillant. Benh Zeitlin avec LES BÊTES DU SUD SAUVAGE. Mike Cahill avec ANOTHER EARTH. Il y a une liste très longue de nouveaux auteurs fascinants. Ce qu’ils vont faire, en revanche, je n’en sais rien. Je suis le premier du groupe à faire un deuxième film qui est sorti en salles. Il y a du bon et du mauvais là-dedans. (Rires.) J’y suis arrivé vite. Je suis très excité d’apprendre plus, de vivre davantage d’expériences, et de raconter ma troisième histoire. Et je suis fin prêt à voir leurs nouveaux films aussi.

D’ailleurs, vous formez une sorte de trio avec Mike Cahill et Brit Marling.
Mike Cahill était mon meilleur ami à la fac. Nous avons coréalisé nos premiers courts-métrages ensemble. Brit, qui était en première année, les a vus et a voulu devenir notre amie. (Sourire)

Vous avez coécrit et coproduit SOUND OF MY VOICE et THE EAST avec Brit. Elle joue pour vous, vous réalisez. C’est un procédé que vous voudriez perpétuer ou pensez-vous que vos notoriétés respectives grandissant, il est voué à s’arrêter ?
Qui sait ? J’aimerais que ça continue tel quel, j’apprécie beaucoup cette collaboration. On s’embrouille dans la vie. Mais on ne s’engueule jamais dans le travail. Jamais. Enfin, pas jusque là. Ensemble, pour écrire, nous parlons d’abord beaucoup. Nous pensons tous les deux qu’une histoire est quelque chose de vivant. Les succès de nos deux films sont le fruit de cette collaboration parfaite.

Parlez-moi d’elle et de son obsession à faire des films qui ont un sens. Même SOUS SURVEILLANCE, même ARBITRAGE…
Elle est guidée par cette force morale. Et elle accorde beaucoup d’importance aux films qu’elle fait. Je lui dis souvent que bien des jeunes l’admirent désormais. Il y a un tas de Tumblr sur la Toile qui lui sont dédiés. Il y a beaucoup d’amour pour elle. Elle n’est pas hyper connue, mais on sent que certains ados en font un modèle. Les jeunes femmes la voient comme un être actif. C’est rare chez une actrice. Les comédiennes sont souvent enveloppées dans le glamour mais c’est un glamour passif. Je le lui rappelle souvent car elle a une responsabilité.

Vous pourriez réaliser un film vide de sens ?
J’essaie de faire des films qui comptent. Et je n’ai pas peur de foirer. Si sur le chemin, d’autres choses plus bizarres m’arrivent, ou des choses ‘vides de sens’, et qu’elles me permettent d’arriver à mon but, alors, ce n’est pas grave. Je ne sais pas où je me trouve entre un type comme Tarantino, obsédé par sa filmographie, et un Steven Soderbergh, qui a l’air d’en faire moins cas. Il n’y a qu’en faisant des films que vous vous souciez d’une certaine cohérence. Ce qui m’importe à moi, c’est d’arriver quelque part, un quelque part qu’on peut déceler dans SOUND OF MY VOICE et qui relève d’une abstraction.

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