LE LOUP DE WALL STREET : chronique

23-12-2013 - 10:08 - Par

Sous l’apparence d’une folle récréation, LE LOUP DE WALL STREET cache en fait un curieux laboratoire où Scorsese épuise jusqu’à l’absurde sa fascination pour le vice.

Il y a toujours eu des personnages grandioses chez Scorsese. RAGING BULL, CASINO, GANGS OF NEW YORK, LES AFFRANCHIS : autant de films qui se construisent sur la quête de gloire et de pouvoir de ses personnages principaux, jusqu’à la déchéance attendue. Grand adepte du « Rise and fall », Scorsese avait donc avec la success story de Jordan Belfort, trader-roi des 90’s jusqu’à la chute, un matériau idéal pour ajouter un portrait de plus à sa galerie très personnelle de « Christ ». On pouvait donc s’attendre avec ce LOUP DE WALL STREET à un énième film de Scorsese au montage virtuose brassant les personnages et les destinées sur fond de musiques bien senties. En apparence, le cahier des charges semble rempli. En quelques minutes introductives, Scorsese donne tout et LE LOUP DE WALL STREET semble alors parti sur des rails pour être le mastodonte attendu. Flash-back et soudain, l’ascension peut commencer. Mais très vite, le rythme étonne. Le récit va trop vite et propulse Jordan Belfort au plus haut. Que raconter alors sur plus de 2H45 ? La fête, la folie, l’orgie, la permissivité totale qu’atteignent ces nouveaux rois du monde assis tout en haut du capitalisme. Filmant Jordan et ses alliés comme une meute, Scorsese lâche les chiens et accumule tous les clichés attendus : drogues à gogo, argent qui coule à flot, sexe débridé et gueule de bois mémorable. Mais d’où vient alors ce sentiment étrange que l’essentiel n’est pas là ? Que Scorsese a beau exhiber sous nos yeux les pires folies, le cœur du film bat ailleurs ? La frénésie a beau être sur l’écran, jamais la caméra de Scorsese ne la suit. Elle l’observe, se balade au milieu, s’amuse parfois de ce petit freak show mais se refuse totalement à rendre communicatif le plaisir qu’éprouvent ces personnages délurés. Vision puritaine et moralisatrice ? Absolument pas. Le plaisir est là, Scorsese l’assume et ne semble jamais vraiment punir ses amateurs. Il filme l’inconséquence comme un mode de vie, sans chercher à le condamner. Le point de vue de Scorsese est celui de Jordan Belfort, véritable maître de cérémonie de cette orgie sans fin. Après lui, le délire, en somme. Filmé tout du long comme un être charmeur, un gourou machiavélique, un Méphistophélès du CAC 40, DiCaprio n’aura jamais offert son physique de « vieux jeune » à un personnage aussi immédiatement diabolique. Evidemment, il est parfait. Prodigieux, performant, séduisant, traître, ce diable à qui tout réussit n’a qu’un seul problème. Il a beau semer le vice autour de lui, organiser avec brio une décadence réjouissante, jamais lui ne jouit. Alors, il répète sans fin les mêmes plaisirs, les mêmes gestes, les mêmes cris et pousse toujours plus loin la fête pour espérer un jour assouvir ce désir sans fond qui le tiraille. Scorsese, en véritable orfèvre, réussit à allier dans un même mouvement l’euphorie et la frustration. En accumulant et étirant les scènes de fête et de défonce jusqu’à l’absurde, il donne à son film un aspect très roboratif et épuisant. Alternance de séquences très construites et de longues séquences dialoguées en champs/contre-champs, le film possède un rythme claudiquant qui rend très bien compte de cette répétition sans fin et absurde. En filmant Jordan Belfort comme un diable insatiable et impuissant, Scorsese explore profondément une forme de tristesse du vice. Cette quête éperdue culminera dans une incroyable séquence de « démantibulation » du corps où, là encore, le plaisir attendu ne viendra pas. Ni plus ni moins, Scorsese filme un règne tout autant qu’une damnation. Il faudra attendre que le roi trébuche, pour qu’enfin, le diable abimé et fatigué s’abandonne totalement. Magnifique séquence où on lui ordonne littéralement de jouir (« Peux-tu jouir pour moi ? »). C’est la souffrance et la perte qui lui feront enfin ressentir quelque chose. Scorsese filme alors un filet de sang sur un front blessé comme une révélation. Après LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST, Scorsese filme ici la première sensation du Diable. Mais point de rédemption, le diable reste le diable. Et la double fin du film est là pour nous le rappeler. Au-delà de ses qualités incroyables d’interprétation (Jonah Hill et Matthew McConaughey notamment) et de son écriture, LE LOUP DE WALL STREET fascine surtout par la liberté de ton et de forme de Scorsese qui dissèque ici pendant 3h ce qui chez certains serait expédié en quelques plans. En ressort une œuvre étonnamment complète et complexe, tout autant une comédie hilarante et absurde qu’une fresque obsessionnelle et dramatique sur la quête impossible du plaisir.

De Martin Scorsese. Avec Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie, Kyle Chandler, Matthew McConaughey. États-Unis. 3h. Sortie le 25 décembre

 

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