Dossier FOXCATCHER : Interview portrait de Steve Carell

27-01-2015 - 15:18 - Par

Métamorphosé au point d’être méconnaissable, flippant et dérangeant, moteur d’une tragédie inévitable : Steve Carell est incroyable dans FOXCATCHER. Une prestation en forme de variation jusqu’au-boutiste de ses performances passées.

STEVE CARELL, L’ART DU MALAISE
Ce portrait / interview a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°40, date décembre 2014 / janvier 2015

« Tu étais sur ce plateau pendant des années et je n’ai jamais pensé une seule fois que tu étais talentueux. Pourquoi tu n’as rien dit ? » Le 12 novembre dernier, alors qu’il reçoit son ancien comparse Steve Carell dans son émission satirique « The Daily Show », Jon Stewart résume par cette blague bien sentie ce que certains, pour qui la comédie n’aura jamais la valeur du drame, pourraient penser devant FOXCATCHER. Affublé de prothèses nasale et dentaire, Carell, méconnaissable et terrifiant, y incarne John du Pont. Un milliardaire excentrique qui, dans les années 80, se mit en tête de financer le programme olympique américain de lutte gréco- romaine et de devenir le pygmalion des stars de ce sport, les frères Schultz. Jusqu’à ce que Du Pont, schizophrène, commette l’irréparable… En dépit des apparences, la performance de Carell dans FOXCATCHER n’a rien du poncif éculé du « comique faisant son TCHAO PANTIN ». À bien des égards, John du Pont, vecteur d’un profond malaise, d’une gêne indicible et dérangeante, est un pur personnage à la Steve Carell. « Je ne pourrais être plus d’accord, nous déclare le réalisateur Bennett Miller. C’est ainsi que les gens ayant connu Du Pont le décrivent. Tous disent qu’être dans la même pièce que lui était l’expérience la plus malaisante et gênante qui soit. » Au naturel, Carell est charmant, attentif aux questions, bienveillant, calme, rassurant et tranche radicalement avec les hommes auxquels il a donné vie à l’écran. Du reporter télé braillard du « Daily Show » en passant par les excentriques (la série OVER THE TOP), les connards arrogants (BRUCE TOUT-PUISSANT, CET ÉTÉ- LÀ), les maladroits maladifs (MAX LA MENACE), les débiles profonds (RON BURGUNDY), les nerds (40 ANS, TOUJOURS PUCEAU) ou les dépressifs suicidaires (LITTLE MISS SUNSHINE), Carell a toujours embrassé le décalage. Jusqu’à l’exemple parfait qu’est Michael Scott dans la série THE OFFICE, remake américain du show anglais éponyme dont l’humour était entièrement basé sur la gêne suscitée par les comportements offensants du protagoniste. Des rôles occupant avec fureur le cadre par leur gaucherie, mus par une hystérie sonore assez folle, marquants par leur ridicule pathétique, mais que Carell semble endosser avec un flegme déconcertant et une grande tendresse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le bêtisier de BRUCE TOUT-PUISSANT, où l’équipe succombe au fou rire quand lui continue, sans ciller, à aligner cris, phrases nonsensiques et regards hagards. Le malaise, la gêne, le grotesque précieux en moteurs de son comique, Carell insuffle à chacun de ses rôles une grande mélancolie – celle de l’inaptitude au lien social –, jusqu’à cette performance bouleversante de CRAZY, STUPID, LOVE. Et celle, d’une noirceur imparable, de FOXCATCHER.

On ne s’étonne donc pas lorsque, lors de notre tête-à-tête avec lui à Cannes, il nous confie son amour pour des films comme LA VALSE DES PANTINS, BIENVENUE MR CHANCE ou DR FOLAMOUR. « Ce n’est pas nécessairement le genre de films que j’aspire à faire, nous explique-t-il, mais en un sens, ils sont ce que je considère comme des projets intéressants : ils sont fascinants et développent un humour sombre. LA VALSE DES PANTINS est ma comédie préférée de tous les temps car elle est subversive, glaciale et en même temps extrêmement réaliste. » Lorsque nous abordons avec lui le lien qui, selon nous, réside entre Du Pont et ses précédents rôles iconiques, Carell comprend, hésite et précise : « Je ne peux nier que ce rôle m’est apparu familier. Pourtant, je n’y avais pas pensé en ces termes. L’atmosphère du film est moins due à mon travail qu’à celui de Bennett Miller. Il y a une grande incertitude, un sentiment d’appréhension que l’on saisit dès les premiers instants. Mais je n’ai pas abordé mon rôle du point de vue du malaise car je ne pense pas que le personnage soit conscient de ça. » Avec une filmographie où drame et comédie sont intimement liés par un subtil lien de causalité, Carell affiche une constance dans sa manière de « flouter » la frontière entre rire et mélancolie, bouffonnerie et trouble. « Je ne sépare jamais comédie et drame, nous dit-il. Par exemple, je ne cherche pas nécessairement à être drôle dans une comédie car les personnages d’une comédie ne savent pas qu’ils évoluent dans ce registre. Ce sont juste des personnes qui vivent leur vie. Je n’aime pas les comédies dans lesquelles les personnages ont l’air d’être conscients de leur drôlerie. J’ai envie de croire qu’ils expérimentent les choses de manière naturelle. Peter Sellers était le plus grand pour ça : que ce soit en Clouzeau (dans la saga PANTHÈRE ROSE, ndlr) ou dans DR FOLAMOUR, il était totalement investi dans ses rôles, dans leur comportement, même le plus idiot. Il ne faisait pas de clin d’œil au public. » Des personnages subissant leur pouvoir comique et l’hilarité comme conséquence organique d’une situation écrite et jouée sans ironie complice avec le spectateur, voilà qui explique sans doute pourquoi même FOXCATCHER suscite parfois le rire – aussi incongru et inconfortable soit-il : « Certaines situations sont si absurdes qu’elles en deviennent forcément drôles, confirme Carell. On ne peut empêcher le rire. Jusqu’au moment où l’on se rend compte qu’en fait, on ne peut plus rire. Comme l’a dit Bennett, je crois : si la conclusion de cette histoire n’avait pas été aussi tragique, FOXCATCHER aurait pu être une comédie. »

Si Steve Carell entend donner vie à des personnages le plus honnêtement possible, sans dissociation méta, ne cherche-t-il pourtant jamais à exorciser à l’écran son propre inconfort, ses propres névroses ? Ne peut-on pas voir en John du Pont, narcissique qui achète sa vie rêvée, un portrait cruel et déformé du statut de star hollywoodienne ? Pas pour Carell qui nous assure « ne pas utiliser [son] métier pour exprimer ce [qu’il est] au naturel ou des aspects de [son] travail ». « L’homme et l’acteur que je suis sont très séparés ». Une distanciation d’autant plus marquée dans FOXCATCHER : pour la première fois, Carell apparaît transformé physiquement à l’écran ; lui qui, au fil des ans, a peu ou prou toujours eu la même apparence et a souvent usé principalement du langage corporel pour caractériser ses personnages. Il avoue ainsi que l’expérience FOXCATCHER fut l’une des plus étranges et des plus bizarrement immersives qu’il ait pu connaître en vingt ans de carrière. « Cela sonnera peut-être très prétentieux mais tout cela a été un peu flou pour moi. Je suis allé à Pittsburgh et je suis rentré trois mois plus tard, sans le sentiment d’y être vraiment allé. Je n’ai pas souvent eu l’impression d’être moi-même durant ces trois mois de tournage… Le maquillage m’a aidé : il m’a permis de me séparer des autres acteurs. Channing (Tatum, ndlr) et moi sommes ici, à Cannes, et pour la première fois on parvient à s’amuser ensemble, à apprécier la compagnie de l’autre. Sur le plateau, il était dans son truc et dans son monde. J’étais dans les miens. Nous sommes souvent restés dans nos personnages, mais presque par inadvertance. Nous n’avons pas consciemment essayé d’être séparés l’un de l’autre, de nous la jouer Méthode. Je crois simplement que nous ne pouvions pas faire autrement. »

FOXCATCHER, une expérience inédite pour lui mais qui, à l’écran, fait figure de performance totale, d’agrégat parfait de tout ce que Steve Carell a pu prouver jusqu’à présent au cinéma ou à la télévision. Mais à la puissance mille – et en version flippante. Une prestation qui déroutera, surprendra, fera enfin découvrir à d’autres l’ampleur du talent du comédien. « FOXCATCHER est très dense et honnêtement, je ne sais pas du tout comment le public va le prendre. Et puis je n’ai pas trop envie de parler de mon avis personnel ou de mon analyse du film. Je préfère que les spectateurs puissent le vivre et y glaner ce qu’ils veulent. De toute façon, mon avis importe peu, j’imagine. (Rires.) » La distanciation, encore. Et le flegme attendrissant, toujours.

 

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