Dossier FOXCATCHER : Interview de Bennett Miller

27-01-2015 - 15:30 - Par

Couronné d’un prix de la mise en scène à Cannes, FOXCATCHER aurait tout aussi bien pu remporter la Palme d’Or. Une proposition de cinéma intense, roide et effrayante, aux multiples facettes, que Cinemateaser explore avec son réalisateur.

Cette interview a été préalablement publiée dans le magazine Cinemateaser n°40 daté décembre 2014 / janvier 2015 

Ses deux premiers longs- métrages de fiction, TRUMAN CAPOTE et LE STRATÈGE, ont respectivement reçu cinq et six nominations aux Oscars. Le premier a même valu à Philip Seymour Hoffman son unique statuette. D’aucuns ont donc vite classé Bennett Miller du côté des cinéastes dont le travail serait calibré pour plaire aux votants des Académies de tout poil. Résidait pourtant dans ses deux premiers films, mais aussi dans son documentaire THE CRUISE, une nette propension à observer de l’autre côté du miroir. À regarder dans les yeux la face sombre de l’Amérique – celle qui dissout toute raison dans ses illusions de grandeur, qui perd toute sérénité dans la quête du bonheur et du succès. Rien de bien académique ou de plaisant là-dedans. Rebelote avec FOXCATCHER, ou l’histoire vraie de John du Pont (Steve Carell), milliardaire excentrique se rêvant en pygmalion de l’équipe olympique américaine de lutte gréco-romaine, dont la rencontre avec les champions Mark et David Schultz (Channing Tatum et Mark Ruffalo) aura tourné à la tragédie. Un film qui, par sa précision, sa densité, sa rigueur clinique aura été le choc étourdissant du Festival de Cannes 2014. Car personne ne pouvait s’attendre à ce qu’un prétendu ‘gros film américain à Oscars’ soit en fait le moins spectaculaire et le plus exigeant des longs métrages en compétition. Quelques heures après la première mondiale de FOXCATCHER sur la Croisette, Cinemateaser s’asseyait avec un Miller surprenant de calme et fascinant de méticulosité dans l’articulation de sa pensée pour discuter de sa vision cauchemardesque et désenchantée du rêve américain.

Contrairement aux films d’autres réalisateurs venant du documentaire comme les Dardenne ou Paul Greengrass, les vôtres ne vont jamais sur le terrain du « cinéma vérité », même s’ils sont tous tirés de faits réels. Est-ce un moyen de laisser la fiction s’installer ?
Bennett Miller : Oui, tout à fait. Même si, à mes yeux, le documentaire est aussi de la fiction. Il y a quelques éléments de ‘cinéma vérité’ dans tous mes films, cela dit. Dans FOXCATCHER, la scène où Channing (Tatum, ndlr) se frappe le visage devant la glace a cette dimension, par exemple. Je ne vois pas mes films comme des biographies. Ils relèvent davantage de l’art du portrait. En un sens, ils n’essaient pas d’être des instantanés, mais des peintures à l’huile. Pour moi, tout part d’une histoire constituée d’une multitude de faits qui s’agrègent pour mener à une ‘grande vérité’. Et si vous êtes intéressés pas les ‘grandes vérités’, ces faits invitent votre esthétique à les explorer, à les interpréter et à créer quelque chose de plus fictionnel. Il faut que les faits, à travers la fiction, tentent de communiquer une vérité cachée au-delà d’eux-mêmes. Je suis intéressé par le langage du cinéma et à ce titre le ‘cinéma vérité’ est passionnant. Certains de mes films préférés relèvent de ce style d’ailleurs : SALESMAN et GIMME SHELTER (des frères Maysles et Charlotte Zwerin, ndlr), DON’T LOOK BACK (de D.A. Pennebaker, ndlr) ou les films de Frederick Wiseman… Mais même si j’adore ça, en tant que cinéaste, je me sens plus proche du langage utilisé par des réalisateurs comme Kubrick ou Hitchcock.

John du Pont convainc son monde qu’il est capable de diriger Foxcatcher, même s’il ne connaît rien à la lutte. Diriez-vous qu’il vous a fasciné parce qu’en tant que réalisateur vous devez vous aussi convaincre une multitude de gens de suivre votre vision ?
(Il hésite) Je crois qu’il faut être très arrogant ou totalement ignorant pour penser que vous savez vraiment ce que vous faites quand vous réalisez un film. (Rires.) ‘Je peux faire un film, donnez-moi des millions de dollars !’ La différence entre quelqu’un comme Du Pont et quelqu’un comme moi, c’est que lui semble avoir bien plus confiance en ses capacités ! (Rires.) Je ne dis pas que je n’ai pas le sentiment d’avoir une certaine autorité quand j’aborde un sujet ou un projet. Mais je n’oublie jamais que l’échec est une possibilité, que je peux échouer. En fait, l’histoire du camp Foxcatcher aurait pu se terminer dans le succès et la grandeur. Mais comment savoir avant d’essayer ?

FOXCATCHER se penche sur le rêve américain, sur le désir de grandeur, mais le film s’avère très anti spectaculaire et peu héroïque.
Oui, c’est vrai.

Pourquoi tous vos films traitent-ils d’une manière ou d’une autre du revers de la médaille du rêve américain, selon vous ?
Je vous dirais simplement que je suis intéressé par ce thème parce que je suis intéressé par ce thème. (Rires.)

Il n’y a aucune névrose cachée derrière tout ça ?
Non… Je ne suis pas en thérapie ou en analyse. Si c’était le cas, peut-être aurais-je une meilleure réponse à votre question. J’imagine que… je ressens le danger du monde. J’ai l’impression que nous avons tendance à être nuisibles et destructeurs, sans même nous en rendre compte. Et cette nuisance, cette destruction, a souvent lieu au nom d’aspirations ou de rêves spectaculaires. Des ambitions héroïques et idéalistes peuvent propulser une personne – un groupe, une Nation – vers des actions autodestructrices. La façon dont le progrès et le déclin peuvent coexister me semble être un thème très contemporain. C’est quelque chose que je sens dans l’air du temps et je ne peux décemment pas détourner le regard.

La toute dernière scène de FOXCATCHER est profondément triste, mais aussi très agressive…
Oui !

… Pensez-vous que cette fin soit polémique, qu’elle pourrait gêner aux États-Unis ?
Ce genre de choses n’entre jamais en ligne de compte pour moi. Vous trouvez cette fin triste et agressive et je ne peux qu’approuver votre perception. Selon moi, le désespoir est le stimulus de l’agression le plus dangereux et le plus provocant. Mais dans le même temps, cette fin n’est ni une accusation, ni une conclusion à mes yeux. C’est une observation.

Vous pensez donc que les États-Unis sont tristes et agressifs ?
Si ce thème semble résonner d’une manière ou d’une autre chez vous – ou chez qui que ce soit –, tant mieux, ça me va. Mais FOXCATCHER n’est pas essentiellement politique. Il ne condamne rien. Il regarde un phénomène très humain et effectivement, dans le déroulement de cette histoire, la fin peut apparaître triste, dangereuse et agressive. Tout découle de mon sentiment pour ces personnages, qu’il soit valide ou pas. Mais je ne veux pas mettre d’étiquette trop claire là-dessus, je ne veux pas être trop réducteur.

En ce sens, vous aimez que les gens puissent avoir des interprétations radicalement différentes de FOXCATCHER. Par exemple, on peut l’analyser sur un plan très sexuel : vous glissez énormément de sous- entendus…
Oui.

Pourquoi seulement des sous-entendus ?
Parce que pour moi, FOXCATCHER ne traite pas fondamentalement de ça. C’est un des divers facteurs contribuant à la pression contenue dans l’histoire. Le film ne parle pas d’une nature sexuelle refoulée ou de l’addiction à la drogue ou de la maladie mentale. Mais tous ces thèmes concourent au récit, tout en étant passés sous silence. C’est l’ignorance de ces choses qui contribue à alimenter l’intensité des ambitions et la perversion de ces ambitions. Cela crée un bouillonnement durant tout le film. J’espère que, en raison de ces sous- entendus qui n’arrivent jamais à leur ‘climax’, l’horrible conclusion sera comprise comme l’échec de Du Pont à résoudre ces problèmes. J’ai cherché à retenir les choses, pas à les libérer. Mais oui, on peut voir le geste final de Du Pont comme un acte sexuel.

FOXCATCHER questionne l’Amérique mais formellement n’a rien d’un film américain contemporain. Y a-t-il une certaine ironie de votre part dans cette esthétique roide, quasi danoise, clinique et anti spectaculaire ?
Oui… (Rires.) Je suis Américain, je vis en Amérique. Mais je pensais que c’était la manière la plus naturelle, esthétiquement, d’aborder cette histoire. Je n’ai pas regardé des films Danois en me disant : ‘Tiens, c’est ça que je veux faire’. C’était bien plus naturel que ça. Et puis cela correspond bien à ce que je suis. FOXCATCHER n’est peut-être pas un film américain ou hollywoodien typique mais… Vous avez parfaitement raison quand vous parlez d’ironie parce que FOXCATCHER tente de regarder au-delà des clichés qui accompagnent souvent notre compréhension traditionnelle de ces ‘thèmes américains’. Le film nécessitait un style délibérément plus inerte qui sensibilise le spectateur aux éléments sous-jacents du récit, qui sensibilise à tout ce qui n’est pas exprimé, aux non-dits. Je n’aurais pas su faire FOXCATCHER d’une autre manière.

Vous m’assurez que FOXCATCHER n’est pas politique mais le propos sur le pouvoir de l’argent est très fort. Du Pont s’achète une vie. Grâce à sa fortune, il devient ce qu’il croit vouloir devenir…
Oui mais encore une fois, il n’y a aucun jugement de ma part derrière tout ça. J’observe un état de fait et j’essaie d’être honnête. Il n’y a aucun désir de polémique. Le film regarde chaque personnage et chaque situation de manière juste et équilibrée. Voire avec compassion. FOXCATCHER n’essaie jamais de dire : ‘Faisons sans ça. Soyons contre ça.’ Le film dit : ‘Voilà ce qui se passe quand les classes sociales tentent de s’entremêler et de coexister. Quand elles défient leur propre nature, le résultat est explosif.’

La première apparition de Du Pont est progressive, par petites touches. Était-ce une manière de révéler le ‘monstre’ comme dans un classique du film d’horreur ?
Un peu comme dans LES DENTS DE LA MER, vous voulez dire ? Pour moi, il me semblait que c’était une manière plutôt bienveillante de présenter le personnage. J’ai pensé à diverses façons mais je savais juste que je ne voulais pas qu’il fasse une entrée fracassante. Dès que le film tendait vers le cliché, je le défaisais et j’essayais de trouver une autre méthode. Pour moi, FOXCATCHER doit susciter ces questions chez le spectateur : ‘C’est quoi ce film ? Il va vers quoi ?’ (Rires.) ‘Qu’est-ce qu’il veut me dire ? De quoi il retourne ?’ La première apparition de Du Pont va dans ce sens, elle est un peu déroutante. Comme peut l’être la vie.

FOXCATCHER
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