Interview : C’est quoi un film de Quentin Dupieux ?

18-02-2015 - 11:11 - Par

À l’occasion de la sortie de son excellent nouveau film, RÉALITÉ, Cinemateaser a pu longuement discuter avec le cinéaste de la quintessence même de son style.

Cette interview a été préalablement publiée dans le magazine Cinemateaser n°41 daté février 2015 

Pas facile de mettre des mots sur le cinéma de Quentin Dupieux. Aussi bien qualifié de « surréaliste » que de « postmoderne », le réalisateur de RUBBER ou de STEAK finit toujours pas être rangé dans la case des « branchés ». Mais ça veut dire quoi exactement « être un réalisateur branché » ? Tandis que le personnage de son nouveau film RÉALITÉ, un réalisateur, se prend littéralement la tête, on a décidé d’ouvrir celle de Quentin Dupieux pour comprendre ce qu’il pouvait bien y avoir à l’intérieur.

On m’a demandé de répondre à la question « C’est quoi un film de Quentin Dupieux ? ». Vous répondriez quoi, vous ?
Oh ! Ok. Je viens de me réveiller. Il va falloir que je mette en route mon cerveau. Spontanément, comme ça, je vous dirais que c’est d’abord un geste inconscient. Il y a quelque chose dans ma manière de faire des films qui vient de l’enfance. Il y a très peu de moments où je raisonne comme un adulte, à part peut-être celui de l’écriture. C’est un processus bizarre. C’est assez primitif comme manière de faire. Mes idées me font retomber en enfance puis quand vient le moment d’écrire, je suis obligé de réveiller l’adulte en moi pour construire quelque chose. Par contre, au tournage, il faut que l’enfant soit là, sinon ça ne peut pas marcher. Si je dois vous faire une réponse courte et synthétique, ce qui n’est pas vraiment ma manière de penser, je vous dirais que mon cinéma c’est ‘une farce d’enfant bien trop intelligent pour son âge’. Un truc comme ça…

Vous avez l’air de mettre assez facilement des mots sur votre manière de travailler…
Et en même temps, c’est tout l’inverse que je veux produire. Je ne crois pas à l’œuvre logique d’un cinéaste. Ma manière de faire me semble tellement primitive que ça me paraît aberrant qu’on me parle d’œuvre, de style ou d’auteur. Après, inconsciemment, il y a des thèmes, des idées qui se baladent de film en film. Mais rien n’est calculé. Il y a tout un tas de trucs qui sont devenus bien malgré moi, une ‘marque de fabrique’. Ce n’est pas désagréable mais ça m’échappe un peu. Normalement, plus on fait de films, plus on sait en faire. Moi je suis pour le ‘désapprentissage’. J’ai un côté sale gosse qui aime bien détruire le jouet qu’il a entre les mains.

Ça vous fait peur qu’on vous enferme dans un ‘style’ et qu’on puisse résumer votre cinéma par des mots ?
Oui et non. Tout dépend de ce que vous entendez par ‘style’ et par ‘mots’. Je crois que j’ai une place assez enviable. Je sais très bien que mes films s’adressent à une niche et ça me va parfaitement. Je veux faire du cinéma dans mon coin, avec mes règles. Alors peut-être que ‘ma niche’ est définissable mais elle ne ressemble qu’à moi. C’est ça pour moi le ‘style’. Un endroit qui vous appartient.

Que ce soit STEAK, WRONG COPS ou même RÉALITÉ, vos films se passent tous sur un territoire qu’on imagine ‘américain’.
Oui mais un territoire où on parle français aussi. Mon seul film vraiment américain, c’est peut-être RUBBER et encore… C’est surtout une déclaration d’amour et de haine au cinéma américain. J’aime bien l’idée que mes films se passent dans des ‘no man’s land’, des endroits un peu irréels. Le territoire américain est un lieu de fantasme parce que le cinéma l’a toujours filmé ainsi. Je l’utilise comme tel. Pour moi, les États-Unis c’est ‘nulle part’. J’aime bien que les films soient détachés de la réalité. Pour moi, le cinéma tient de la magie. C’est une vision très personnelle. Il y a de très bons films très proches du réel. Mais j’aime que les films ressemblent à des contes, qu’on soit ‘ailleurs’, à une époque indistincte.

Vos films s’amusent pourtant beaucoup avec une imagerie californienne très précise : les palmiers, les rollers, le soleil, les longues traversées en voiture dans la ville…
J’habite dans ce monde-là. Mon imaginaire se nourrit de ça. Mes films sont vraiment liés à moi. Je retranscris sur grand écran des morceaux de mon inconscient. En vivant à Los Angeles, je suis forcément façonné par un mode de vie, une esthétique bien particulière. Il y a quelque chose dans la ‘vie californienne’ qui tient aussi bien du rêve que du cauchemar. Tout est à la fois sublime et laid. Ça me donne toujours plein d’idées.

Vous comprenez qu’on puisse hésiter à vous ranger dans la case ‘cinéma français’ ?
Si vous n’arrivez pas à me ranger dans une case, ça me va ! (Rires.) Je ne sais pas si je suis un cinéaste français mais je sais que je ne suis pas un cinéaste américain. Je travaille sur le sol américain et parfois avec des acteurs américains mais je ne me sens pas du tout ‘américanisé’ dans ma manière de créer. Tourner en anglais ne fait pas de quelqu’un un réalisateur américain. Si vous prenez l’exemple de Mathieu Kassovitz, lui, il a voulu jouer au réalisateur américain. Ça doit être un exercice hyper marrant et excitant. Mais le réalisateur américain est un pur technicien, ce que je ne suis absolument pas. Moi, je fais un petit truc artisanal dans mon coin qui n’a vraiment rien à voir avec ça. Donc si je ne suis pas français, je ne sais pas ce que je suis. Mais ça me va tout aussi bien ! Après, dans mon travail, le français a une place importante. Un film comme RÉALITÉ a été pensé en français. J’aime écrire de longs dialogues et le français est parfait pour ça. Et puis quand on fait tourner Alain Chabat, Jonathan Lambert ou Elodie Bouchez, on est obligé de se sentir français. Les gens croient que je m’amuse à détourner la culture française en faisant tourner des gens comme Alain ou même Eric Judor. J’aurais aimé avoir cette idée-là mais c’est nettement plus simple. J’oublie très vite ce qu’ils représentent. Après, eux ont peut- être envie de travailler avec moi pour s’amuser avec leur image, je ne sais pas. Moi, je suis surtout heureux de travailler avec de grands comédiens. Ce n’est pas parce que je fais des ‘petits films’ que je dois m’interdire de tourner avec des acteurs importants.

Quand STEAK est sorti, les réactions ont été assez violentes. Eric et Ramzy étaient les rois de la comédie populaire. Le public s’est retrouvé devant un objet étrange qui ne correspondait pas du tout à leurs attentes…
Ça, ce n’est pas de ma faute. Moi, je n’ai jamais pensé STEAK comme une comédie populaire. Eric et Ramzy sont venus me trouver. Ils étaient en quête d’un projet original et ils aimaient mon travail. Ils savaient exactement ce qu’ils venaient chercher chez moi. Ils avaient envie de quelque chose de différent, je pense. Si on replace les choses dans le bon contexte, j’ai simplement travaillé avec d’excellents comédiens dans l’optique de faire un petit film, avec un univers particulier. Le problème c’est qu’après ça, il y a des distributeurs qui transforment votre film en ‘grosse comédie populaire’, soit le contraire de la manière dont on avait travaillé. STEAK a été distribué sur 400 copies à l’époque. C’était monstrueux! Vous imaginez 400 copies pour un film d’art et d’essai ? Aujourd’hui, mes films sortent sur une combinaison qui va de 50 à 100 copies, ce qui me semble normal. Mais à l’époque, StudioCanal a déliré et on en a fait les frais. Ce n’était pas le film qu’on avait vendu aux gens. Mais moi, je n’avais rien promis à personne ! Aujourd’hui, à l’aune de mes films suivants, les gens comprennent sûrement mieux STEAK. En fait, RUBBER aurait dû être mon premier long-métrage. Ça aurait mis les choses au clair tout de suite ! STEAK est le seul de mes films à ne pas avoir eu d’exploitation à l’international. J’ai vu récemment sur Youtube qu’il circulait une version sous-titrée en anglais, faite par des internautes. De voir que les gens s’en emparent comme ça, ça console un peu du bordel et de la violence de la sortie française.

Cette sortie chaotique aurait pu vous donner envie d’arrêter le cinéma ?
Non. Moi j’ai eu l’impression de faire ce que j’avais envie de faire. D’être honnête. Vous savez, j’ai une manière assez étrange de travailler. J’ai toujours l’impression que le film que je tourne est mon premier. Je ne veux pas être professionnel : je veux m’amuser. Il y a un truc très enfantin dans ma démarche. La sortie de STEAK a un peu terni tout ça. Mais je suis très vite passé à autre chose. On repart à zéro et on réinvente des règles. Comme les enfants qui jouent et qui se disent ‘On dirait que…’. Pour moi, c’est ça faire du cinéma. J’ai presque l’impression de faire de la bande dessinée quand je tourne. Je dessine mon imaginaire sur l’écran.

Vous revendiquez un aspect très déconstruit, très ouvert de votre cinéma. Et en même temps, il y a quelque chose de très virtuose, de très pensé dans votre manière de filmer des univers absurdes.
C’est ce paradoxe qui m’intéresse. Il y a mes idées et puis il y a l’écriture. Quand j’écris, je dois ordonner mon désordre. Je cherche à rationnaliser des idées non- rationnelles que j’emmagasine dans ma tête. Vous savez la petite idée absurde, le ‘déchet’ de la pensée qui vous trotte dans la tête ? Une observation un peu stupide, un délire personnel ? Eh bien moi, ces pensées-là m’obsèdent. Ce sont des idées qui n’ont aucun sens. Tout mon boulot d’écriture vise à les organiser entre elles et à chercher non pas tant du sens qu’une manière de les agencer pour créer un monde. C’est une quête surréaliste et sans filet. J’essaie de fabriquer du sens avec du non-sens. Après au tournage, j’essaie de me défaire de tout ça, d’être le plus naïf possible. Comme si je filmais tout au premier degré. Bon, là, je donne l’impression d’avoir hyper intellectualisé ma manière de travailler mais en fait, je vous promets, l’élément central, c’est que je m’amuse. Je m’éclate à raconter des histoires, à coller des idées, à provoquer des situations inattendues.

Au début de RUBBER, il y a une séquence marquante où un personnage explique que le cinéma c’est ‘No Reason’. Ça pourrait résumer votre travail ?
Exactement. Mes films fonctionnent comme des modes d’emploi absurdes. Je pourrais démarrer tous mes films par la scène dont vous parlez. J’ai vraiment tendance à trouver que la majorité des films sont trop logiques par rapport à la vie. Le cinéma simplifie à l’extrême les choses. C’est peut-être d’ailleurs pour ça qu’on va au cinéma, les choses y paraissent toujours plus claires, plus simples, plus logiques. Pour moi, la vie n’est pas logique. On est multiple, on éprouve des choses contrastées, bizarres, on est tout en même temps. Au cinéma, on donne du sens à tout, alors que dans la vie, on est confronté constamment au non-sens. Il y a tout un tas de films ‘logiques’ que j’adore. Ils procurent un sentiment de cohérence, d’harmonie qui fait du bien. Mais je n’arrive pas à faire du cinéma pour rassurer les gens. Mon cinéma est trop névrosé pour ça. Par contre, je ne crois pas que je parle de moi dans mes films. On dit souvent que mon cinéma est ‘surréaliste’ mais les ‘surréalistes’ croyaient beaucoup à l’inconscient. Moi, mes idées sont vides de moi-même, vides de sens. Ce ne sont que des postulats pour jouer et s’amuser. Pour RÉALITÉ, tout le monde va penser que le personnage de réalisateur, c’est moi. Évidemment qu’il y a des petits éléments qui viennent de mon expérience, mais le côte ‘autobio névrosée’, ce n’est pas mon truc. Je ne veux pas emmerder le monde avec moi-même. Je préfère être dans les nuages que dans mon nombril.

Faire un film c’est ‘avoir un eczéma à l’intérieur’, comme c’est dit dans RÉALITÉ ?
(Il éclate de rire) Je n’en sais rien ! Cette phrase, pour moi, c’est une blague. Chacun peut la lire comme il le souhaite. Moi, elle me fait rire parce que tout le monde l’interprète différemment. J’aime bien l’idée que les gens veulent plaquer du sens sur ce qui, pour moi, n’en a pas. Ça transforme les films en jeux de pistes très intimes. Chacun se fait son propre film. Je ne veux surtout pas guider le spectateur. Chacun rit quand il en a envie. Moi, j’écris des gags, des situations qui me plaisent. Mais au tournage et au montage, je cherche à déconstruire tout ça. Je ne cherche pas l’efficacité. Je ne crache pas sur le cinéma contemporain mais je trouve souvent que tout est toujours trop mâché. On vous surligne tout, on vous guide dans vos émotions. Il y a peu de zones d’ombre. C’est intéressant et c’est un art d’être aussi précis. Mais je n’ai pas envie de contrôler ni le spectateur ni mes effets. Mes films sont des dérapages incontrôlés. L’essentiel, c’est que tout le monde se perde mais chacun à sa manière. Ça m’énerve ces films qui font croire qu’ils sont extrêmement nébuleux ou compliqués alors que tout y est expliqué, rabâché, rebattu. C’est empêcher l’imaginaire de fonctionner.

Le cinéma de Christopher Nolan, par exemple ?
Exactement ! Par exemple, l’idée d’INCEPTION est passionnante. Le souci, c’est que toutes les quinze minutes, il y a un type qui vient vous expliquer ce qui se passe et pourquoi. Ce sont des films qui confondent imaginaire et mathématique. Ce sont des objets trop pensés, trop écrits. Ils n’ont presque plus besoin de spectateur. Le film se boucle en permanence sur lui-même. Les images sont bluffantes, il n’y a pas de doute. Le problème, c’est qu’elles sont amoindries par une structure qui veut à tout prix les rationnaliser. Nolan passe son temps à expliquer ses tours de magie. C’est d’un chiant ! Mes tours sont beaucoup moins spectaculaires et je n’ai pas sa maîtrise technique. On va dire que je suis un magicien avec un lapin dans mon chapeau et lui, un illusionniste qui fait disparaître la Tour Eiffel. Chez moi, tout le monde sait qu’il y a un truc mais on s’en fout. Chez lui, le truc devient le sujet de son tour.

Vous parlez de magie mais vos films se rapprochent presque tous du cinéma d’horreur. Un pneu tueur, des doubles étranges, un monde qui n’a pas de sens, des ados meurtriers…
J’adore le cinéma d’horreur. Non, plutôt, j’adorais ça. Aujourd’hui, ça m’emmerde. Il n’y a plus de magie justement. Tout le monde est beaucoup trop conscient de ses effets. Dans un film comme MASSACRE A LA TRONÇONNEUSE, il y a ce côté étrange, bizarre, presque un peu malsain, qui te donne l’impression que le film va s’ouvrir sur un truc imprévu, interdit. J’aime évidemment Lynch, on m’a souvent parlé de lui comme une inspiration. Mais les deux cinéastes dont je me sens le plus proche, ce sont David Cronenberg et Blake Edwards. Y’a quelque chose qui me fascine dans les films de Cronenberg, quelque chose d’instable, comme s’ils n’allaient jamais là où ils devaient aller. Dans VIDEODROME par exemple, vous avez l’impression que tout peut arriver et tout arrive. C’est ce que j’aime aussi chez Blake Edwards. Mon film préféré c’est S.O.B. Il est beau parce qu’on sent qu’il est raté, qu’Edwards a laissé parler sa colère plutôt que son intellect. Ça part dans tous les sens. J’aime la série B et la série Z pour ça aussi. Elles n’obéissent qu’aux règles de celui qui les crée. Et encore, les règles peuvent même changer en cours de route. En fait, je fais du cinéma comme je jouerais avec des Playmobil. Les petits personnages sont là, ordonnés, désignés, précis avec leur coupe de cheveux. À moi de foutre le bordel et de faire exploser tout ça pour m’amuser vraiment.

RÉALITÉ, sortie le 18 février
Voir critique dans Cinemateaser n°41

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