Décryptage : Glenn Ficarra et John Requa, le cinéma de la diversion ?

29-03-2015 - 18:04 - Par

Avec l’arnaqueur en figure récurrente de leur univers et l’hybridation des genres comme moteur, Glenn Ficarra et John Requa ont tranquillement bâti une filmographie d’une redoutable cohérence. Nouvelle pierre à cet édifice glorieux de la dissimulation : le très bien nommé DIVERSION.

Cet article a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°42 daté de mars 2015

« Capte leur attention et tu n’as plus qu’à te servir », dit Nicky (Will Smith), maître escroc, à son élève Jess (Margot Robbie) dans les premières minutes de DIVERSION. Ce credo de l’arnaqueur pourrait être celui de tout storyteller : qui mieux qu’un conteur comprendrait ce besoin de fasciner pour mieux ferrer sa proie ? Mais ce dialogue fait encore plus sens sous la plume de Glenn Ficarra et John Requa. Avec leur troisième long- métrage, ils semblent livrer un portrait désarmant d’eux-mêmes et de ce qui meut leur travail depuis maintenant de nombreuses années : la dissimulation. Depuis leur premier fait d’arme notable, le script de BAD SANTA, le cinéma de Ficarra et Requa se définit par l’art casse-gueule de faire passer des vessies pour des lanternes, par la volonté de présenter un état de fait d’une évidence grossière pour mieux le retourner et en étudier les strates cachées – celles-ci s’affirmant évidemment plus complexes intellectuellement et émotionnellement. Ainsi, dans le film de Terry Zwigoff, ils donnent naissance à Willie (Billy Bob Thornton). Déjà un escroc, comme le Nicky de DIVERSION. Sauf que Willie n’en a ni la classe, ni le bagout, ni l’ambition. Mal rasé, mal vissé, alcoolo et accro au cul, il a pris pour habitude de se déguiser en Père Noël pour mieux commettre ses larcins. Jusqu’à ce qu’un gamin le prenne pour le vrai Père Noël. En gardant son apparence de sale bonhomme tout en s’ouvrant à cet enfant qui l’idolâtre, l’anti-héros dévoile une profondeur de cœur et d’esprit qu’il était impossible de soupçonner au début du film.

Ce mécanisme, Ficarra et Requa le poussent bien plus loin en passant à la réalisation sur I LOVE YOU PHILLIP MORRIS puis CRAZY STUPID LOVE. Le premier, inspiré de faits réels, met en scène Jim Carrey en flic qui, lorsqu’il embrasse son homosexualité, devient… arnaqueur. En sortant du placard, Steven Russell cesse de se mentir à lui-même mais, paradoxale- ment, entame une vie de tromperie et d’escroqueries toujours plus extravagantes. Derrière les masques multiples de son héros, le film lui-même avance derrière un épais voile de fumée. I LOVE YOU PHILLIP MORRIS a ainsi été vendu comme une comédie outrancière. Un « Jim Carrey Movie » de la grande époque, grimaçant, énorme et gras. Ce qu’il est : ce masque excessif voire grossier – au sens littéral et figuré –, Ficarra et Requa l’imposent au public pour mieux brandir leur carte maîtresse en troisième acte. I LOVE YOU PHILLIP MORRIS s’y révèle alors tragique et bouleversant, mélancolique et désespéré, mû par un cœur malade de trop d’amour. CRAZY STUPID LOVE, dont ils n’ont pourtant pas écrit le scénario, va parfaire ce schéma. Ils y filment avec éclat un Ryan Gosling sur-iconisé enseignant les règles de la drague à un Steve Carell plaqué par sa femme. Première leçon de Coach Gosling ? Le relooking : il travestit ainsi la simplicité de son apprenti très discret et lui offre une apparence séduisante masquant son indéniable tristesse. Un déguisement qui, au final, permet au personnage de sortir de sa coquille. Sur le même modèle, Ficarra et Requa travestissent CRAZY STUPID LOVE en romcom enjouée, ironique et superficielle. Un écrin sucré qui rassure le spectateur, balise son attente et capte son attention pour mieux lui imposer ensuite la vraie nature du film. CRAZY STUPID LOVE, sans pour autant oublier son humour, se mue peu à peu en chronique mélancolique et adulte sur le couple et sur la difficulté de vieillir à deux. Et va jusqu’à refuser le happy end.

Dernière étape en date de cette filmographie de la dissimulation : DIVERSION. D’aucuns ont ri du titre choisi par Warner France : le mot « diversion » semble être un contre-sens du titre original, FOCUS – qui signifie concentration, attention. Pourtant, peut- être sans le vouloir, Warner a trouvé le titre parfait puisqu’il vise au-delà de ce que montre le film et définit ce qu’il est profondément – à savoir un mode d’emploi du cinéma de Ficarra / Requa. « Capte leur attention et tu n’as plus qu’à te servir » : tout comme Nicky et Jess, les cinéastes visent à détourner l’attention du public – en la fixant sur des détails trompeurs – pour mieux le cueillir. Un mécanisme dont ils usent dès le casting. Will Smith ? « Il est réputé pour sa gentillesse et son charme, explique Ficarra. On s’est dit que ce serait formidable qu’il campe un homme particulièrement séduisant qui, en réalité, passe son temps à feindre. Son visage détendu et affable dissimule un esprit calculateur. » Ou comment jouer de l’affection du spectateur pour un acteur et mener au contrepied. À l’inverse, en jouant subtilement sur les couleurs de cheveux de Margot Robbie, les réalisateurs entérinent une idée inconsciente du public : « C’est un clin d’oeil à Grace Kelly et Kim Novak. » Soit deux actrices associées à Hitchcock, cinéaste maître de la tromperie et du MacGuffin.

Dans son premier acte, DIVERSION apparaît comme une comédie romantique enlevée et charmeuse. Surannée, aussi. Presque anachronique. Jusqu’à une séquence-clé se déroulant dans les luxueuses loges du stade de football de La Nouvelle-Orléans. Sans en révéler la teneur, cette longue scène débute comme une pause romantique et doucereuse puis se tend progressivement, radicalement. Les faiblesses de Nicky se font jour, la romcom dérape subrepticement vers le thriller de l’intime, vers un suspense névrotique. Le dénouement de la scène soulage le spectateur asphyxié par la tension et apparaît comme un renversement dramaturgique en forme d’orgasme narratif. En une scène Ficarra et Requa font tomber toutes les barrières de DIVERSION : le drame est subitement remis au placard, le thriller oublié et même la romcom se voit balayée dans la minute d’après. Se pose alors la question du genre du film. Drame ? Thriller ? Romcom ? DIVERSION est tout ça et son contraire, en même temps. Car Ficarra et Requa y jouent plus que jamais avec leur public : ils embrassent le mode de vie de leurs personnages, se transforment eux- mêmes en arnaqueurs, trompent le spectateur, le poussent vers des chemins de traverse et bâtissent une savante mystification. Tout cela découlant de la mécanique de la scène-clé sus-citée, qui nous mène à une circonspection de chaque instant : qui dupe qui ? Qui manipule qui ? Qui bosse avec qui ? Qui trahit qui ? Quels sont les vrais enjeux ? En faisant danser le public sur ce terrain d’incertitude paranoïaque, Ficarra et Requa bâtissent une narration de la diversion permanente. Une manière comme une autre de renouveler constamment l’intérêt du récit tout en n’éventant pas les surprises qui l’émaillent : « Quand on raconte une savante escroquerie, il ne faut pas que le spectateur en sache trop, mais dans le même temps, dès qu’il s’agit d’une histoire d’amour, il est essentiel de révéler les motivations des personnages, explique Ficarra. Autant dire que c’est une équation très compliquée. On ne peut pas sacrifier l’intrigue pour privilégier la dimension sentimentale, mais on a aussi besoin de cette dimension-là pour faire avancer l’histoire. »

Pour l’acteur Adrian Martinez, DIVERSION « parle de ce qui est explicite, mais aussi des choses sous-entendues ». À ce titre, le film est à l’image de ses auteurs, qui n’ont cessé d’avancer masqués depuis leurs débuts, sans doute en raison de leur profonde et première nature de scénaristes – ils sont passés à la réalisation uniquement parce que Gus Van Sant avait abandonné I LOVE YOU PHILLIP MORRIS pour réaliser HARVEY MILK. Film de l’explicite et du sous-entendu, DIVERSION apparaît ainsi comme l’aboutissement méta du cinéma de Glenn Ficarra et John Requa, qui n’aiment rien tant que brouiller les pistes, hybrider les genres, superposer les couches pour mieux les éplucher ensuite avec un souci du détail confinant à l’orfèvrerie.

DIVERSION, sortie le 25 mars
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