LES HUIT SALOPARDS : chronique

22-12-2015 - 07:32 - Par

LES HUIT SALOPARDS : chronique

Trois heures de tension insoutenable soigneusement bâtie et mijotée au feu d’un pamphlet enragé : Quentin Tarantino, en sondant l’âme torturée de l’Amérique comme jamais il ne l’avait fait auparavant, signe sans doute son meilleur film.

Hateful-PosterPitch : Quelques années après la Guerre de Sécession, le chasseur de primes John Ruth, dit Le Bourreau, fait route vers Red Rock, où il conduit sa prisonnière Daisy Domergue se faire pendre. Sur leur route, ils rencontrent le Major Marquis Warren, un ancien soldat lui aussi devenu chasseur de primes, et Chris Mannix, le nouveau shérif de Red Rock. Surpris par le blizzard, ils trouvent refuge dans une mercerie / auberge au milieu des montagnes, où ils sont accueillis par quatre personnages énigmatiques : le confédéré, le mexicain, le cowboy et le court-sur-pattes. Alors que la tempête s’abat au-dessus du massif, l’auberge va abriter une série de tromperies et de trahisons. L’un de ces huit salopards n’est pas celui qu’il prétend être ; il y a fort à parier que tout le monde ne sortira pas vivant de l’auberge de Minnie.

Note : cette critique fait référence à des éléments de la version pellicule qui ne seront pas présents dans la copie numérique plus largement distribuée – privée de l’ouverture, de l’entracte et de 8 minutes.

 

Hateful-Pic3Au beau milieu des HUIT SALOPARDS, après deux heures de métrage et un entracte d’une quinzaine de minutes, une voix off vient prendre le contrôle de la narration pour réexpliquer les enjeux et proposer au public de « revenir quelque peu en arrière ». Bien que calme et posée, étrangement chaude, la voix en question est toutefois reconnaissable : celle de Quentin Tarantino. En piratant vocalement, sans prévenir et pour un court instant son huitième film, le cinéaste dépasse le cadre du caméo rigolo. Il affirme en l’état son statut de storyteller démiurgique car, à bien des égards, LES HUIT SALOPARDS apparaît comme la quintessence même du film tarantinien, mais qui, pour la première fois, serait totalement libre. LES HUIT SALOPARDS a beau être tourné en Ultra Panavision 70mm – un format qu’il a exhumé pour les besoins du film – et être mis en musique par Ennio Morricone, il semble à chaque instant purement original, jamais enchaîné au cinéma qui l’inspire, comme si Tarantino cessait de citer les films qu’il révère. Comme s’il laissait entendre pour la première fois toutes les nuances de sa voix, pour beugler au monde entier une colère assourdissante. Comme aucun autre film de Quentin Tarantino, pas même le pourtant très énervé DJANGO UNCHAINED, LES HUIT SALOPARDS s’affirme en grand film enragé et engagé, vindicatif et réflexif.

C’est sur un calme trompeur qu’il ouvre son huitième long-métrage. Les trois minutes d’ouverture – un écran rouge dont se détache le dessin d’une diligence et d’une chaîne de montagnes –, illustrées par un fantastique morceau de Morricone dont les cordes tremblantes et le carillon menaçant rappelleront les meilleurs films d’horreur, mettent sur pied une expérience profondément sensorielle, poisseuse, au pouvoir d’évocation formidable. En construisant un début de séance événementiel, le cinéaste ritualise son HUIT SALOPARDS et, de fait, l’entoure d’une mystique à même de transmettre au spectateur son caractère spécial et inédit dans sa filmo. Suivent de longs plans où la nature, captée avec majesté et respect par le chef opérateur Robert Richardson, écrase tout. Alors que la diligence de John Ruth (Kurt Russell, fou d’animalité) et Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh, dans un retour retentissant) croise le Marquis Warren (Sam Jackson, jamais aussi bon que chez Hateful-Pic1QT), toute l’Amérique se réunit et se dessine devant une statue du Christ ployant sous la neige : les grands espaces, les figures tutélaires et iconiques, la fascination pour la mort et les armes, la peur non feinte et agressive de l’autre. On entre dans LES HUIT SALOPARDS avec une lenteur fascinante certes, mais aussi avec le sentiment ferme que l’on peut marcher sur une mine à chaque instant.

L’explosion ne tarde pas, sous la forme d’un dialogue incisif lancé par le fantastique Walton Goggins, à qui Tarantino a le bon goût de donner l’un des premiers rôles : « Quand le Noir a peur, le Blanc est en sécurité ». Le jeu de massacre peut commencer. Réunissant ses huit salopards dans une mercerie faisant office de scène de théâtre – comme il avait publiquement réuni des acteurs pour une lecture d’une première version du script –, Tarantino donne à son cinéma une nouvelle fraîcheur. Entre quatre murs, il décortique les mécanismes de l’aversion et la manière dont la haine a d’une manière ou d’une autre rongé chacun de ses protagonistes. On trouve là sa capacité à croquer des personnages en une scène ; son brio pour les dialogues cinglants, éloquents, hilarants ; son talent pour rendre réel et palpable des saillies cartoon – les personnages de Demian Bichir et Tim Roth – ; la violence sourde et déconcertante ; les jeux sur la temporalité narrative ; son envie d’hybrider les genres (western, satire, horreur), parfois dans le même photogramme. Le tout via une mise en scène précise, tout sauf à l’épate, qui tire merveilleusement parti du 70 mm – la largeur du cadre semble libérer les mouvements des personnages dans le cadre et démultiplier le sentiment que tout est possible, que le danger peut surgir de chaque coin de l’image.

Hateful-Pic2Étrangement, Tarantino trouve un nouveau souffle et une puissance plus affirmée dans le huis clos et la ‘simplicité’ du mécanisme théâtral – qui renvoie à celui de RESERVOIR DOGS. Il éprouve ainsi l’ADN de son cinéma en livrant un pur opus tarantinien tout en dégraissant son style, en le rongeant jusqu’à l’os. Du foisonnement visuel et sonore habituel ne demeure ici que l’essentiel. Dans LES HUITS SALOPARDS, pas de bande son juke-box comme dans DJANGO, pas d’effusion stylistique de chaque instant comme dans KILL BILL, pas de détours complaisants comme dans INGLOURIOUS BASTERDS. Dans LES HUIT SALOPARDS, tout sert une démonstration rigoureuse et prouve que la substantifique moelle du cinéma tarantinien fonctionne. En ce sens, LES HUIT SALOPARDS est au cinéaste ce que le « MTV Unplugged » fut à Nirvana. Et, c’est grâce à cette rugosité, cette manière touchante de mettre à nu son style pour en dévoiler le squelette, qu’il délivre son message avec force.

Chaque interaction, chaque trahison, chaque messe basse, mettent à jour la manière dont la violence est le seul moyen de communication de ces personnages et le terreau unique de la construction de l’Amérique et de son tissu social. En sondant le racisme et la misogynie, Tarantino déconstruit l’image que l’Amérique aime se donner mais sans la moindre ironie, sans sourire aux lèvres. Au contraire, il tape ici avec la force du désespoir et une tristesse sans nom. LES HUIT SALOPARDS pue le sang versé par ignorance et même l’icône rassembleuse qu’est Abraham Lincoln apparaît presque impuissante, quasi fictionnelle. Évidemment, transparaît là un portrait sans fard de l’Amérique d’aujourd’hui, celle où, bien que gouvernée par un Président noir, une certaine police blanche continue à aligner les bavures. On n’avait jamais vu Tarantino aussi ouvertement politique et aussi incisif. LES HUIT SALOPARDS apparaît comme son film le plus mature. Peut-être le plus idiosyncrasique. Sans doute son meilleur.

De Quentin Tarantino. Avec Jennifer Jason Leigh, Walton Goggins, Samuel L. Jackson, Kurt Russell, Tim Roth, Demian Bichir, Michael Madsen, Bruce Dern. États-Unis. 3h. Sortie le 6 janvier

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