Interview : C’est quoi un film de Tobias Lindholm ?

30-05-2016 - 14:44 - Par

Interview : C’est quoi un film de Tobias Lindholm ?

Avec R et HIJACKING, il s’était imposé comme l’un des jeunes auteurs européens les plus prometteurs. Ce qu’il confirme aujourd’hui avec le brillant et poignant A WAR. Le naturalisme comme credo, les personnages en guerre, l’influence du Dogme: il décrypte avec nous son style, qu’il a également mis au service de la série BORGEN ou de scripts pour d’autres cinéastes, dont Thomas Vinterberg.

 

AWar-PosterFaire A WAR à ce moment de votre vie et de votre carrière avait-il un sens particulier ?
Pas vraiment… Depuis l’école de cinéma – cette époque où je regardais les grands films de guerre américains des 70’s ou d’autres comme LA BATAILLE D’ALGER –, je savais que quelque chose dans ce genre m’émouvait et que je voudrais un jour m’y essayer. Mais je ne savais pas comment faire, car la plupart des films de guerre traitent de la déshumanisation. J’avais le sentiment qu’on avait vu cette histoire trop souvent. Et puis, en 2012, j’ai lu l’interview d’un soldat danois qui disait ne pas avoir peur de se faire tuer en Afghanistan mais de se faire poursuivre en justice à son retour. C’était un angle totalement inédit et j’ai su immédiatement que cela pouvait être la voie à prendre.

Tous vos personnages – dans vos films ou dans vos scripts pour Thomas Vinterberg – sont en guerre. Avec eux-mêmes, le monde, un système. Pourquoi êtes-vous tant intéressé par ces personnages sous pression?
J’ai la sensation que tous les moments qui, dans ma vie, m’ont défini ou ont modelé mon caractère, ont été des moments où j’étais sous pression. Où j’ai été forcé de prendre des décisions qui ont eu des conséquences. Je ne crois pas avoir connu de moment où je me suis senti libéré de toute pression, où je n’étais pas en opposition avec le reste du monde. Je crois que cela explique pourquoi je pense qu’afin de rendre une histoire intéressante, il faut traiter de ce type de moments intenses dont quiconque se souviendrait pour le restant de ses jours.

Dans vos trois films, vous avez abordé de manière très roide des genres très américains. Pensez-vous être en réaction avec le cinéma hollywoodien? Ou cherchez-vous simplement à développer un regard personnel sur ces genres?
Vous avez raison, j’ai fait un film de prison, un autre de prise d’otages et un film de guerre: ce sont des genres très commerciaux, à la base. À l’école, j’ai compris la différence entre les cinémas américain et européen : en Europe, nous sommes obsédés par la psychologie. Un personnage est presque un ‘animal humain’ et ensuite est-il peut-être aussi un policier. Mais le principal reste son humanité et les questionnements AWar-Pic1personnels qu’il doit résoudre. Le cinéma américain, c’est le contraire : l’être humain n’y est pas défini par la psychologie mais par son statut de citoyen, par le fait d’être Président, policier, juge, journaliste, quelque chose qui lui donne une place dans le monde. J’ai toujours pensé que c’était une manière extrêmement intéressante d’observer une personne car c’est la première chose que l’on voit. Quand je croise un policier, je sais qu’il est probablement entraîné à être violent. Donner des professions définies à mes protagonistes permet au public d’accéder plus rapidement à l’intériorité de ces personnages car je n’ai pas besoin d’en dire trop sur eux. Je dois également avouer que je ne suis pas très satisfait de mon imagination : quand je commence à inventer des choses, je m’ennuie très rapidement. Je ne cherche pas à démontrer mon idée du monde mais à refléter le monde qui m’entoure.

Est-ce pour cette raison que vos films sont si naturalistes ?
Oui. L’imagination, ce n’est pas mon fort. En tant que spectateur, j’adore regarder HARRY POTTER ou STAR WARS, mais en tant que cinéaste, j’aime faire partie de notre monde. Cela ne signifie pas que j’aime tout ce qui s’y passe mais… Dès que je commence à lire des articles ou à discuter avec des gens d’anecdotes personnelles, mon cœur s’emballe. Je n’ai pas besoin d’écrire sur des elfes ou des trucs dans ce genre: j’ai le sentiment que la réalité déborde de choses suffisamment dingues sur lesquelles se pencher.

Vos films sont imprévisibles, comme l’est la vie. C’est quelque chose qu’apporte le réalisme, selon vous ?
Tout à fait. J’ai passé des heures à parler de ça avec Vinterberg. J’ai l’impression que dans beaucoup de films, les personnages n’existent que pour servir l’intrigue. Je trouve ça idiot car, dans la vie, personne ne sert la moindre intrigue. On vit juste sa vie. Et pourtant, quand on regarde en arrière, on est tous capables de raconter notre existence comme s’il s’agissait d’une histoire. On connecte les points a posteriori – et ça, c’est l’intrigue ! Je pense sincèrement que le storytelling est un reflet de la manière dont on vit. Au quotidien, on dépend nous aussi d’une structure en actes : chaque jour le soleil se lève le matin et se couche le soir. Si nous vivions dans un monde où une semaine aurait parfois deux jours, Lindholm-Exergue1d’autres fois soixante-huit jours, les films seraient totalement différents ! Les films doivent donc refléter le monde et la vie humaine, selon moi. Dans ALIEN, les personnages ont besoin de manger, dormir et aller aux toilettes. C’est ce qui les rend humains. Wall-E a beau être un robot tout mignon, il a tout un attirail de caractéristiques humaines car c’est ce qui nous permet de nous relier à lui.

Est-ce pour ça que vos films, même s’ils traitent de sujets actuels, ne sont pas politiques mais uniquement centrés sur l’humain ?
Définitivement. Pour moi, la politique est la chose la plus déshumanisante qui soit. Ce sont juste des idées inventées par les hommes. Bien sûr, elles peuvent nous apporter un certain confort et une identité – et c’est très bien. Mais je ne crois pas que l’on puisse faire un film et tenter de prouver quoi que ce soit. À quoi ça sert de faire un film pour essayer de démontrer que la guerre c’est mal ? Oui, c’est mal ! Mais ça ne fait pas nécessairement des soldats de mauvaises personnes. C’est là que les choses deviennent humaines, et plus politiques.

On en revient au caractère imprévisible de vos films : le PDG dans HIJACKING est humain quand un film classique en aurait fait un ‘salaud de patron’…
Je crois qu’en tant que storytellers, nous avons la responsabilité d’humaniser et non pas de déshumaniser. Je déteste l’idée d’un ‘méchant’. Si vous contez l’histoire de son point de vue, il aura une bonne raison d’agir comme tel – c’est ce que fait STAR WARS, d’ailleurs, et c’est magnifique ! Ma mère que j’adore était une socialiste scandinave typique : elle m’a élevé dans l’idée que les riches étaient mauvais et qu’ils s’étaient faits en volant les pauvres. Mais, à l’école, un garçon est devenu mon meilleur ami et il était très riche. C’était un mec génial. Il a donc inspiré le PDG de HIJACKING. Je voulais pousser ma mère à vibrer pour le riche démon! (Rires.) Pareil sur A WAR: si je parvenais à l’émouvoir avec un criminel de guerre, alors je savais que le script était assez complexe. (Rires.)

AWar-Pic2On dit que le Danemark est le pays le plus heureux du monde. Pourtant le cinéma danois est très sombre. Comment expliquez-vous cette contradiction ? À quel point le fait d’être danois modèle ce que sont vos films ?
Il y a une certaine vérité dans cette idée du Danemark comme ‘pays le plus heureux du monde’. C’est un petit pays où l’État providence est donc plus facilement protégé – même s’il est mis au défi de nos jours. Le fait est que ce n’est qu’un sondage : on demande aux gens s’ils sont heureux et 80 % des Danois répondent oui. Mais je sais aussi qu’au milieu de l’année, tout devient sombre à partir de 16 heures. Qu’il fait froid. Et que le soleil ne revient pas pendant cinq mois. Je crois que ça définit notre esprit : on a tout le temps pour réfléchir à des tas de choses, assis dans le noir ! (Rires.) Mes films, eux, sont définis par le fait que mes personnages sont Danois et aussi, peut-être, par le fait que je suis très spécifique – par exemple, A WAR est sous-tendu par la loi danoise. Le film serait sans doute différent s’il se déroulait en France ou en Amérique. Néanmoins, des soldats français, américains et anglais ont réagi positivement à A WAR : ils savent que le film ne parle pas de leur système mais ils y reconnaissent toutefois leur univers. Si on me demandait de faire un film sur un lycée américain, je penserais sans doute à une histoire de pom pom girls et de quarterbacks parce que c’est tout ce que je sais de ce monde-là. En revanche, je sais ce que ça fait d’être loin de la maison et de téléphoner à ses enfants sur une ligne satellite pourrie. Je l’ai vécu, je peux voir les qualités d’une telle scène et de ses détails. Je peux donc en parler, comme dans A WAR.

Esthétiquement, vos films alternent deux styles distincts: des séquences en mouvement et d’autres aux cadrages fixes et précis. Pourquoi cette dichotomie?
J’essaie de trouver une manière de refléter le comportement humain. Je n’essaie pas non plus de prétendre que la caméra n’existe pas. Sous pression, je suis plus conscient du monde qui m’entoure. C’est pour ça que les scènes en Afghanistan dans A WAR sont en mouvement : la caméra se déplace car les personnages sont aux aguets. Dans les scènes sur l’épouse de Claus, cela peut être chaotique pour elle de s’occuper seule de trois enfants, mais sa vie n’est pas menacée, ce n’est pas la même pression : la caméra bouge mais pour décrire, de manière plus détendue, ce qui se passe. Pour les séquences de procès, j’ai visité des tribunaux et j’ai remarqué que ceux qui parlent ne sont pas nécessairement les plus intéressants. Dans ces scènes, nous voulions donc nous concentrer sur Claus et voir comment il réagit à tout ce qui se dit sur lui. Du coup, le découpage sépare l’œil de l’oreille : nous regardons quelque chose tout en écoutant autre chose. Tout cela était une manière pour moi de refléter les émotions qui parcourent ces trois ‘arènes’ que sont le front, la maison et le tribunal.

Vous collaborez toujours avec le même chef opérateur, Magnus Nordenhof Jønck, et le même monteur, Adam Nielsen. À quel point leur travail façonne-t-il vos films ?
D’un point de vue commercial, on dit qu’il s’agit de mes films. Et effectivement, s’il y a débat, j’ai le dernier mot. Mais je ‘peins’ mes films avec Magnus, Adam et Pilou (Asbæk, son acteur fétiche et star de ses trois films, ndlr). On est une bande et chacun a un rôle vital. Si Magnus et moi avons des idées différentes, on testera les deux afin de voir au montage celle qui fonctionne le mieux. Avant de tourner, on ne parle pas de la manière dont doit bouger la caméra car je veux que ce processus reste humain –or c’est lui qui porte la caméra alors je considère que c’est à lui de décider. En revanche, on parle du concept du film, on s’accorde sur comment on doit regarder ce monde. Quant à Adam, je collabore également avec lui dès le développement du script. Je pense que nous réécrivons le film au montage donc autant qu’il soit présent dès le début. Il travaille généralement beaucoup dans le documentaire et parfois, il voit une réalité dans les images que même moi je ne vois pas. Je dois aussi citer notre sound designer, Morten Green. Lui aussi est un membre vital de l’équipe. Il est très précis alors qu’il bosse avec très peu de moyens.

Lindholm-Exergue2Vous avez parlé de Pilou. Diriez-vous qu’il stimule votre imagination, qu’il vous inspire des histoires ?
Sur R, je ne voulais pas de lui. Je ne l’aimais pas trop mais il avait été tellement brillant aux auditions que je ne pouvais pas passer à côté. Et puis notre amitié a grandi, je l’ai engagé sur BORGEN et tout a évolué très naturellement. Je ne crois pas que le regarder me donne envie de me pencher sur un certain type d’histoire. Mais j’écris toujours des histoires dans lesquelles il y aura une place pour lui… Je suis chanceux de l’avoir rencontré à sa sortie de l’école de théâtre parce qu’il est devenu – ou est en train de devenir – le meilleur acteur européen de sa génération. Beaucoup d’acteurs ont décidé quel devait être leur look, leur manière de bosser. Pilou, pas du tout. Dans la vie, il est physiquement très différent de ses personnages mais il fera ce qu’il faut pour un rôle. C’est ce qui fait de lui un acteur si brillant et si rare. Il est honnête, il s’en fout si je lui coupe des répliques. Il est juste là à bosser pour atteindre un certain degré de naturalisme. Aujourd’hui, il a cette carrière internationale et je dois être le seul mec au monde à espérer qu’ils le tuent rapidement dans GAME OF THRONES ! (Rires.)

Les films que vous avez écrits pour Thomas Vinterberg, dont SUBMARINO et LA CHASSE, sont assez proches de ceux que vous réalisez. Pourriez-vous écrire pour un autre un film que vous seriez incapable de réaliser ?

C’est une bonne question, car je n’ai pas encore essayé. Je vais vous dire… Je suis probablement un héritier du Dogme. Or, Thomas en est l’un des inventeurs. C’est sans doute pour ça que je pourrais diriger les films qu’il a envie de faire. Quand j’écris pour Thomas, je sais que je le fais pour lui : j’essaie donc de pondre le meilleur ‘film de Thomas Vinterberg’ possible. Mais en même temps, je me sentirais totalement déconnecté du script que j’écris si je ne parvenais pas à le visualiser. En tout cas, les passerelles entre lui et moi viennent sans doute du fait qu’il m’a énormément inspiré quand j’étais jeune.

Awar-Pic3Pensez-vous que le Dogme a pu avoir une influence un peu écrasante sur le cinéma danois, et plus particulièrement sur votre génération ?
Vous savez, lorsque le Danemark a gagné l’Euro 1992, beaucoup de gamins se sont mis à jouer au foot. Quand Bjarne Riis a gagné le Tour de France 1996, ils se sont mis au vélo… De la même façon, plein de jeunes Danois ont voulu faire du cinéma après l’émergence du Dogme. Nous avons été définis par ça. Cela dit, Nicolas Winding Refn fait des choses à mille lieues du Dogme. Bille August n’a jamais été proche du Dogme. Nikolaj Arcel fait lui aussi quelque chose de très différent. Je pense que le cinéma danois tire son énergie générale du Dogme, mais c’est tout. Les Suédois souffrent sans doute davantage de l’importance de Bergman. Nous, nous avons eu plus de chance qu’eux car, au final, Lars (von Trier, ndlr) et Thomas ont réalisé des films très éloignés du Dogme, après l’avoir créé. Le Dogme n’est donc pas resté la seule manière de faire des films. Il est juste devenu une énergie inspirante. Pour moi, il a été l’influence première, celle qui a initié mon envie de faire ce métier.

À vos yeux, vos films sont-ils définis par leur écriture, leur esthétique ou bien la combinaison des deux ?
Le plus important des combats se déroule toujours durant l’écriture, selon moi. Et concernant mon esthétique, j’en changerai quand on me donnera le budget pour ! (Rires.) Bien sûr, il y a un élément stylistique et on utilise le manque de moyens à notre avantage. Mais si j’avais eu un million d’euros de budget en plus pour A WAR, j’aurais sans doute mis quelques explosions et quelques hélicoptères de plus à l’image. La complexité du film est dans le script et, à mes yeux, c’est le plus important, c’est là que nos films se démarquent des autres. Le reste, c’est presque à la portée de tout le monde.

A WAR

En salles le 1er juin

 

 

 

 

 

 

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