STRANGER THINGS : série familialiste ou manifeste post-moderne ?

18-09-2016 - 15:18 - Par

STRANGER THINGS : série familialiste ou manifeste post-moderne ?

Le dernier livre d’Olivia Rosenthal, « Toutes les femmes sont des aliens », aurait pu fournir le sous-titre de la série hommage aux années 80 des Duffer Brothers, STRANGER THINGS, qui utilise les représentations maternelles pour reprendre les codes du film d’horreur.

 

strangerthings2STRANGER THINGS raconte l’histoire de trois garçons de 11 ans qui perdent mystérieusement leur meilleur ami Will et tombent sur une créature aux pouvoirs magiques, Eleven. Cette jeune fille semble venir d’ailleurs. Sa trajectoire va inéluctablement rencontrer celle d’une autre créature monstrueuse responsable de la disparition d’enfants. Dans cet univers de conte de fées, nappé du souvenir des films des années 80, les frères Duffer rangent facilement leurs personnages dans les catégories « gentil » ou « méchant ». La série exploite des archétypes puissants ; notamment autour de la figure maternelle clivée entre la bonne et la mauvaise mère ; reprenant un schéma traditionnaliste (et culpabilisant) où la bonne mère est celle qui se sacrifie pour ses enfants.

STRANGER THINGS met en avant deux personnages de bonne mère. D’abord celle du disparu, Joyce (Winona Ryder). Ensuite, Karen Wheeler (Cara Buono), mère de Mike, meilleur copain de Will, et de l’adolescente Nancy dont la meilleure amie Barbara disparaît aussi. Ces deux femmes, représentations de la « bonne mère », sont dévouées au bien-être de leur progéniture, collent à une vision – quasi vintage – où les femmes s’épanouissent dans leurs registres « naturels » : l’amour maternel et le foyer.

Toutes deux ont un « instinct maternel » surdéveloppé. Joyce réussit à communiquer avec son fils alors qu’il a disparu, elle l’entend et sait qu’il n’est pas mort. Karen, elle, comprend tout de suite lorsque Nancy a perdu sa virginité et veut à tout prix tenir le rôle de la confidente. Les pères eux sont présentés comme des personnages inutiles ou dangereux, toujours négatifs. L’ex-mari de Joyce a déserté le foyer conjugal et ne s’occupe pas de ses fils. Le mari de Karen semble ne rien comprendre à la situation, parle aux méchants alors que Karen « sent » qu’elle ne doit pas leur faire confiance. Quant aux parents de Barbara, c’est sa mère qui répond au téléphone et s’inquiète pour sa fille. Le père n’est pas évoqué. De même, on retrouve la mère biologique d’Eleven, qui s’est battue pour retrouver sa fille. Le père « Papa », est abusif. [attention spoiler] Lors des deux scènes où les enfants sont sauvés dans l’ultime épisode de la saison 1, ce sont les bras de leurs mères qui les accueillent. Joyce tient Will telle la Pietà lorsqu’il ressuscite, scène immédiatement suivie de Karen qui retrouve Mike devant l’école et le prend dans ses bras. [fin spoiler]

st-exergueFace à ces bonnes mères se dresse l’ultime mère monstrueuse, la mère « archaïque » (théorisée par Freud et reprise par Melanie Klein), qui selon l’universitaire Barbara Creed, incarne « le point d’origine et de fin, l’abysse primordiale, une mère parthénogénétique ». Dans STRANGER THINGS, ce maternel archaïque est symbolisé par le monde qui se trouve de l’autre côté, le « monde retourné » tel que l’appelle la série, cimetière des enfants disparus dans lequel l’entourage de Will va s’aventurer pour le retrouver. Dans un chapitre de son ouvrage « The Monstrous-Feminine » qui trouve des échos ici, Creed explique que les films d’horreur tels que ALIEN, LES DENTS DE LA MER, POLTERGEIST, THE THING (faisant tous partie du répertoire de STRANGER THINGS) exploitent les images négatives du trou noir mystérieux qu’est le sexe de la femme dans cette symbolique, des gueules dévorantes comme allégories de la mère archaïque toute puissante dont le ventre originel menace de donner la vie et aussi de la reprendre.

STRANGER THINGS s’inscrit dans cette démarche du cinéma d’horreur qui utilise le trou, la béance, comme une entrée vers un monde sublime, vers une mère archaïque comme origine du monde, dangereuse et fascinante. Dans la série, la gestation est considérée comme monstrueuse. La petite Eleven a été retirée du ventre de sa mère par des scientifiques. Comme Ripley, qui restait dans le liquide amniotique de son vaisseau Mother pour se battre contre l’alien dans le film de Ridley Scott, Eleven flotte dans une piscine pour se confronter au monstre. Ce bain la replonge dans un univers cauchemardesque. Le ventre n’est plus un espace sécurisant mais un lieu mortifère. L’alien se manifeste dans la maison de Joyce, en poussant contre les murs, transformant une matière rigide et dormante en une matière élastique et ronde, comme le ventre d’une femme enceinte, afin de happer les enfants et les emmener dans ce monde utérin où ils retournent pour mourir.

strangerthings1C’est le personnage d’Eleven qui permet à la série des frères Duffer de ne pas sombrer dans un binarisme didactique autour de la définition de la maternité, et de déstabiliser une idéologie familialiste, où la famille serait le modèle moral dominant, qui semblait se dessiner au fil des épisodes. Eleven casse l’image de la féminité modèle véhiculée par les bonnes mères dans la série, c’est un personnage de fille sans parents qui incarne le post-moderne. À la fin de la première saison, Eleven sort de l’ordre symbolique. Elle n’a plus de lien de filiation (biologique ainsi que symbolique), elle se définit au travers de liens avec une communauté choisie et réinvente sa famille au contact des garçons et de leurs frères et sœurs. Eleven ne correspond pas à une norme genrée. Elle ressemble à Agatha, le pre-cog de MINORITY REPORT. Gardant une apparence « gender neutral », elle n’a pas besoin de se féminiser pour exister. La perruque blonde qu’elle enfilera sera toujours un déguisement (comme elle l’était pour E.T, référence centrale dans la série) et elle la retirera rapidement, notamment lorsqu’elle embrassera Mike sur la bouche. Elle n’a pas besoin d’être grimée en fille pour plaire à ce jeune garçon. Mike donne d’abord à Eleven le surnom de « Elf » (lutin en anglais), terme utilisé sans distinction pour les hommes ou les femmes. Puis ce diminutif glisse au fil des épisodes vers « El », phonétiquement prononcé comme le prénom féminin « Elle » comme si cette petite fille détachée d’attributs féminins incarnait la figure ultime de la femme.

Lorsqu’ »El » emploie ses pouvoirs de télékinésie, un filet de sang coule de son nez et pourtant ce fluide ne la met pas en danger. Le sang d’Eleven n’est pas lié à son sexe biologique, le sang n’est pas lié à la perte de virginité ou au sang des règles. Sa perte de sang est le symbole de sa force et de son individualité. Elle est la seule personne qui saigne sans attirer le monstre (car l’alien de la série comme le requin des DENTS DE LA MER trouve ses victimes en sentant le sang) et elle est la seule à détenir ce pouvoir qu’elle utilise à bon escient. Sa puissance n’est pas liée à sa féminité mais à son humanisme.

Le chiffre qu’est son prénom, ce double 1 (comme si le 1 se reflétait dans un miroir) rappelle la réverbération des films des années 70 et 80 qui hantent la série. Mais ce dédoublement du « 1 » est aussi une déconstruction du chiffre 2. Eleven n’a pas besoin de rentrer dans les cases binaires préétablies (masculin/féminin, terrestre/ extraterrestre). Ces catégories peuvent s’accoler en restant deux entités séparées, existant côte à côte dans les deux 1, en elle. Ce personnage permet un éclatement des normes, apportant un vrai vent de fraîcheur et de modernité à la série.

STRANGER THINGS
Disponible sur Netflix

 

 

 

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