Anthologie Danny Boyle : Partie 2

24-02-2017 - 10:01 - Par

Anthologie Danny Boyle : Partie 2

À l’occasion de la sortie de T2 – TRAINSPOTTING, nous revenons sur la carrière de Danny Boyle, film par film. L’occasion de décortiquer une carrière protéiforme mais d’une cohérence stylistique et thématique incroyable. Dans cette seconde partie, nous allons de 2004 à 2016, de MILLIONS à STEVE JOBS.

 

Ces textes ont été publiés au préalable dans le magazine Cinemateaser n°51 daté février 2016

 

MILLIONS

Danny Boyle filme le regard d’un gamin sur la vie et signe un conte rêveur, optimiste et maladroit comme son héros de 7 ans. Une manière de prouver une nouvelle fois l’aversion du cinéaste pour le socioréalisme à l’anglaise.

 

Millions

 

« L’argent, c’est une chose. Et les choses changent », dit Damian, le jeune héros de MILLIONS qui se dispute avec son grand frère sur la manière d’utiliser les 230 000 livres qu’ils ont découvert. Lui aimerait faire le bien, aider les nécessiteux. Dans cette réplique, Danny Boyle semble promettre que le carton de 28 JOURS PLUS TARD (82 millions de dollars de recettes pour 8 de budget) ne va pas donner lieu, comme après TRAINSPOTTING, à une folie des grandeurs type UNE VIE MOINS ORDINAIRE. Avec MILLIONS, il effectue même un volontaire pas de côté, un exercice d’humilité.

Car il en faut, du recul, pour filmer l’enfance et poser la caméra à hauteur de gosses, sans ne jamais laisser le monde adulte contaminer leur vision fantasmée du réel, simple mais sincère. Ne pas croire pour autant que Boyle se mette totalement entre parenthèses. Certes, MILLIONS semble lui aussi être une réaction à son prédécesseur : peut-on signer meilleur contrepied qu’un conte sur l’enfance après avoir signé un thriller horrifico-apocalyptique ? À la sombre fuite en avant de 28 JOURS PLUS TARD, la première séquence de MILLIONS oppose la course joyeuse de deux garçons dans un lumineux champ de colza. Avec MILLIONS, Boyle s’aventure sur le terrain d’un quotidien familial, presque banal – un père, ses gosses, leur pavillon, l’école –, qui semblait jusqu’alors soigneusement exclu de son cinéma. Pourtant, MILLIONS demeure l’œuvre profondément personnelle d’un cinéaste incapable de se poser dans un genre ou un style, comme s’il se nourrissait du changement et se définissait dans la variété.

Ici très attaché à la notion
de conte – jusque dans des maladresses à la naïveté parfois gênante –, Boyle refuse une nouvelle fois le socioréalisme à l’anglaise, genre qu’il apprécie en tant que spectateur – il vénère Ken Loach – mais qui semble incapable de le satisfaire en tant qu’artiste. En effet, il cherche avant tout à bâtir un cinéma
de l’évasion – que ses héros se battent contre la folie du monde et la pression d’un groupe n’est pas un hasard – et trouve dans MILLIONS l’occasion de créer le ‘storyteller boylien’ parfait grâce au regard optimiste, généreux et, disons-le, démiurgique de Damian, 7 ans. « [Mon frère] voulait que ça se termine avec une pile de cadeaux. Mais ce n’est pas son histoire, c’est la mienne », dit-il en conclusion du film.
Un storyteller en chef, davantage fasciné par les Saints que par les footballeurs – Boyle a reçu une éducation très religieuse et a failli entrer au Séminaire – et que le cinéaste fait évoluer dans une mise en scène en léger décalage. MILLIONS, c’est un peu une BD belge à la ligne claire qui prend vie, à l’image de ces décors se détachant avec netteté de l’horizon en une sorte de version colorée du PAPERHOUSE de Bernard Rose. Un conte qui, par la manière avec laquelle il aborde le rapport à l’argent, apparaît comme un négatif – ou un positif, c’est selon – de PETITS MEURTRES ENTRE AMIS. Peut-être pas le Danny Boyle le plus marquant mais, par sa candeur, une œuvre assez touchante.

 

 

SUNSHINE

Pour sa dernière et problématique collaboration avec Alex Garland, Danny Boyle s’envoie en l’air. Un échec commercial qui n’en reste pas moins une expérience de cinéma sensoriel envoûtante. Peut-être le chef d’œuvre ultime d’un cinéaste en état de grâce.

 

Sunshine

 

Peut-on faire un film dans l’espace sur une mission humaine qui tourne mal sans citer 2001 et ALIEN ? Non. Danny Boyle le sait. Alors les premières séquences de son SUNSHINE – comment l’Humanité tente de réactiver notre soleil agonisant – assument.

Puis, rapidement, par la grâce de deux scènes majestueuses et poétiques – le passage de Mercure devant le soleil, la mort d’un membre de l’équipe balayé par un tsunami solaire – SUNSHINE se libère. Porté par le score de John Murphy, Danny Boyle signe l’un de ses découpages les plus élégants – notamment dans la manière qu’a la caméra de s’approcher des visages pour capter les sentiments ou de les confiner au bord du cadre, comme pour faire partager au spectateur leur regard. Dans l’emballement du troisième acte, il expérimente, déforme l’image, le son et les perspectives, tente de rendre compte d’une réalité abstraite. SUNSHINE propose un voyage sensoriel où, face à la puissance d’évocation des images, seul le ressenti du spectateur compte. Par une foule d’idées – un fondu enchaîné où Mercure se confond avec une poussière ; des rémanences du passé réduites à des flashes subliminaux –, Boyle bâtit une échelle où l’Homme n’apparaît plus que comme un microbe, un détail que l’Univers pourrait vite oublier.

« Un moment viendra où il ne restera qu’un seul homme. Puis ce moment passera. Il n’y aura rien pour montrer que nous étions ici un jour », dit un astronaute devenu fou. Tout comme 28 JOURS PLUS TARD, SUNSHINE vit sur la peur de voir la vie continuer sans nous. Dans ce rapport à l’espace et au temps, l’être humain ne peut être que replacé dans un contexte plus large, qui le dépasse. La société contemporaine. L’espèce humaine. La Terre. L’espace infini. Comment ne pas devenir fou ? Comment ne pas plier sous ce poids écrasant ? Si SUNSHINE apparaît si fort et pertinent, c’est qu’il mène le propos récurrent de la filmo de Boyle à son paroxysme : quoi de plus pesant que des millénaires d’histoire ? Quel groupe plus étouffant, et donc aliénant, que l’espèce humaine dans sa globalité ?

Comme de coutume chez Boyle, la confrontation de l’individu au groupe – à la mission qu’on lui a confiée, à sa place dans le monde – mène à la psychose. Faire face au soleil, tenter de surmonter la mort naturelle de l’espèce, c’est regarder Dieu/la Nature dans les yeux, le/la défier de tout son être. L’esprit de Pinbacker ne le supportera pas et finira consumé par un délire de surpuissance, certain d’être le dernier Homme, libéré de tout devoir social. Elle est peut-être là, l’ultime folie : croire que son individualité et sa singularité passe avant tout. Si SUNSHINE émeut, c’est ainsi parce que Danny Boyle confronte sa propre névrose et mène son héros, Capa, à comprendre son rôle. Son sacrifice pour sauver la Terre apparaît comme le moyen de ne pas sombrer dans une folie égotique et narcissique. Une manière pour Boyle de s’inclure dans un tout qui le dépasse : peut-être sa plus belle déclaration d’amour à ce genre humain qui l’effraie parfois tant.

 

 

SLUMDOG MILLIONAIRE

Comme ce fut le cas pour d’autres, ce n’est pas avec son meilleur film que Danny Boyle a reçu la reconnaissance de ses pairs – 8 Oscars ! Reste que SLUMDOG MILLIONAIRE vibre d’un élan romanesque très ‘boylien’. Et très anglais.

 

Slumdog

 

Danny Boyle aime les jeux télé. Ou du moins, il aime les filmer et en faire des outils dramaturgiques. Certains de ses personnages les regardent, spectateurs passionnés (PETITS MEURTRES ENTRE AMIS, MILLIONS). D’autres se rêvent/se cauchemardent en candidats (UNE VIE MOINS ORDINAIRE, TRAINSPOTTING). Jamal, le héros de SLUMDOG MILLIONAIRE, lui, va au bout des choses et participe à un jeu – « Qui veut gagner des millions ? » Ici comme dans les autres films de Boyle, le jeu télé sert à mettre en lumière une croisée des chemins, un questionnement moral. Devant la question qu’on lui pose, le candidat doit littéralement faire un choix pour continuer son chemin – métaphore évidente de l’existence même.

Mais dans SLUMDOG MILLIONAIRE, ce mécanisme va encore plus loin puisque Jamal, enfant des bidonvilles est, nous dit-on dès la première seconde, parvenu à la dernière question, celle à 20 millions de roupies. A-t-il triché ? Eu de la chance ? Est-il un génie ? Ou tout ceci était-il écrit ? La dernière solution, celle de la destinée, du Grand Plan écrit au préalable par une puissance supérieure, vient figurer bien plus que la vie et ses choix : elle représente une vie au-delà de la vie, une ‘sur-vie’, un storytelling ultime sur lequel les personnages n’auraient aucune prise. Dans cette idée réside le paradoxe de SLUMDOG MILLIONAIRE car dans le même temps, le film démontre que chaque bonne réponse donnée par Jamal est intimement liée à un moment précis de son passé. Ainsi, le récit contredit en partie l’idée même du destin et refuse toute notion déterministe : le déroulement du jeu prouve que nous sommes tous – quelles que soient nos origines – une somme d’expériences personnelles qui nous définissent intellectuellement, moralement, émotionnellement. Des outils pour vaincre le destin et le déterminisme. Une idée d’autant plus intéressante que SLUMDOG MILLIONAIRE a souvent été taxé de poser un regard paternaliste – misérabiliste pour certains – sur la pauvreté extrême des bidonvilles indiens.

Or, le spectateur de SLUMDOG MILLIONAIRE est face à une contradiction visuelle – entre l’horreur et sa représentation. Ceci étant dit, l’optimisme qui nourrit Jamal et le récit n’altère pas pour autant la réalité de la misère et de la violence qui dominent sa vie. Tout l’intérêt de SLUMDOG MILLIONAIRE est justement dans cette friction entre le conte de fées et le conte dickensien, genre anglais par excellence. Il y a du Oliver Twist en Jamal… Dans la manière qu’a Danny Boyle de se reconnecter à toute une tradition littéraire britannique affleure son amour du romanesque, du romantique. Une volonté de regarder la dureté du monde en face mais d’élever l’amour, la beauté et la vie au-dessus de la fange, de la misère, de la violence. Pas étonnant au final que Jamal soit le seul héros ‘boylien’ avec le Damian de MILLIONS à ne jamais céder une seconde à la folie quand il se retrouve confronté aux pressions que lui inflige le groupe.

 

 

127 HEURES

Pour survivre littéralement et métaphoriquement, un jeune homme coincé dans un canyon prend un cours accéléré sur la vie, la rédemption et l’abnégation. Une superbe élégie redoutablement mise en scène et qui rejoue SUNSHINE sur Terre.

 

127Hours

 

Un week-end, Aron Ralston part à l’aventure en pleine nature. Le hasard va l’emprisonner dans un canyon, le bras coincé sous un rocher. Pour survivre, il va devoir prendre la plus dure des décisions… Dans le seul script que Danny Boyle a écrit de sa carrière (en collaboration avec Simon Beaufoy et en se basant sur l’autobiographie de Ralston), il choisit de fonder la caractérisation de son personnage sur une succession d’antagonismes. Une manière pour lui de construire un film cohérent qui, pourtant, prend sa filmographie à rebours.

Le générique de début multiplie les images de foules (stade, plage, métro…) alors qu’Aron prend la route : il fuit cette agitation car son mode de vie est d’aller à l’encontre du groupe. Boyle filme ensuite ses rides à vélo façon clip, avant de le mettre face au canyon dans un silence religieux. À l’adrénaline répond la majesté de la nature. Aron apparaît vite comme une tête brûlée arrogante qui, dans le même temps, prouve un attachement viscéral et charnel à la terre – il caresse solennellement la roche. Plus tard, alors qu’il se confie à sa caméra, il feint d’être l’invité d’une émission, devient le ‘storyteller boylien’ et use d’une ironie amère pour avouer son « égoïsme sans bornes ». Quelques secondes plus tard, il laisse tomber cette façade et se livre à une véritable et sincère confession. Cette façon de construire le personnage sur la foi d’informations contradictoires crée une dramaturgie en elle-même. Elle accentue la portée symbolique du parcours de Ralston et fait de ces 90 minutes un condensé de vie où les erreurs sont suivies de repentir, où l’assurance et l’humilité se confondent.

Dans ce cadre, Danny Boyle multiplie certaines de ses figures récurrentes : cadres penchés ; contre plongées ; image de l’avion dans le ciel comme signe d’un monde qui continue sans soi ; personnage qui, dans des flashbacks, se fait autant acteur que spectateur… À ce titre, le découpage de 127 HEURES fait partie de ses meilleurs : il transmet avec brio l’isolation dans l’immensité, le caractère écrasant du canyon et la solitude émotionnelle du personnage, les petits triomphes qui fondent l’espoir ou le sacrifice d’Aron comme un lâcher prise en forme de nouveau départ. Alors que Ralston sombre dans la ‘folie boylienne’, dans une psychose qui emballe le récit et l’esthétique – lors d’un délire la caméra avance, en subjectif, jusqu’à une bouteille de soda –, le mécanisme d’antagonisme prend tout son sens. 127 HEURES se conclut dans une explosion élégiaque et triomphale sur un morceau idoine de Sigur Rós : Aron Ralston se replace dans le monde. Si bien qu’avec 127 HEURES, Boyle semble prendre sa filmographie à rebours. Certes, la folie peut être imposée par un groupe aliénant. Mais ici, c’est en voyant sa solitude égoïste réifiée sous la forme d’un rocher et d’un canyon que Ralston a touché du doigt la démence. Comme dans SUNSHINE, le salut est dans un lien volontaire d’abandon. Quitte à le comprendre dans la douleur.

 

 

TRANCE

Après trois films loin des rues britanniques, Danny Boyle réinvestit le pavé londonien et signe un thriller à tiroirs ultra maîtrisé. Un condensé de tout son cinéma, un retour à des sources agressives et colorées en forme de briseur de cycle routinier.

 

Trance

 

SUNSHINE tourné en studio. SLUMDOG MILLIONAIRE filmé en Inde et 127 HEURES aux États-Unis. Près de dix ans après MILLIONS, Danny Boyle retrouve la rue anglaise avec TRANCE, ou l’histoire trouble d’un vol de tableau qui unit un galeriste devenu amnésique, un malfrat violent et une hypnothérapeute. Ce come-back en Angleterre apparaît comme un retour aux sources pour Boyle. Il retrouve le scénariste John Hodge, avec qui il n’avait pas travaillé sur un long depuis LA PLAGE. Il tourne chez lui, à Londres. Il signe un film miroir à PETITS MEURTRES ENTRE AMIS : trois personnages (dont une femme, source du désir des deux hommes) se débattent dans un univers filmé en intérieurs et doivent faire des choix moraux qui définiront leur démence ou leur santé mentale. Surtout, avec TRANCE, qu’il a voulu « plus instinctif et un peu plus trash » (cf notre interview dans Cinemateaser n°24), Boyle refuse d’entrer dans le cycle du ‘film à livrer en fin d’année pour les Oscars’ dans lequel il avait commencé à tomber avec SLUMDOG MILLIONAIRE et 127 HEURES.

TRANCE ne vise aucune récompense, si ce n’est celle de l’expérience du spectateur, projeté dans une narration alerte et une esthétisation virtuose. On retrouve le Danny Boyle des trois premiers films, en somme. À ce titre, le fait que TRANCE débute sur une mention au tableau « Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée », dans lequel Rembrandt se représente lui-même parmi les personnages de la toile, n’est pas un hasard. Avec TRANCE, Danny Boyle regarde son cinéma et rappelle qu’il s’est également lui-même inclus dans son œuvre à travers ses figures de protagonistes storytellers. Ici, le ‘héros boylien’ qui surplombe le récit prend trois visages. Ceux de James McAvoy, qui s’adresse au public en voix off et en face caméra, de Vincent Cassel, malfrat qui déjoue les codes du genre en se révélant le plus fragile, et surtout de Rosario Dawson, qui s’impose en maîtresse de la narration, qu’elle déforme et plie selon ses désirs grâce aux séances d’hypnose. Thriller à mystère et multiples twists, TRANCE s’affirme comme parangon de film sur le storytelling. Une approche ludique assumée jusque dans l’esthétique, chatoyante. Boyle et son chef op’ Anthony Dod Mantle jouent avec les reflets, les parois vitrées, les projections de lumières artificielles pour délimiter le cadre. Ils créent une ‘boîte’ visuelle, un écrin figurant l’enfermement mental.

L’hypnothérapeute campée par Dawson explique : « Une personne est la somme de ses paroles, de ses actes et de ses émotions. Un long fil enroulé en pelote, constamment révisé et remémoré. Pour être soi même, il faut se souvenir de soi. » Ce qui est vrai d’une personne l’est d’un cinéaste et d’une filmographie. Avec TRANCE, Danny Boyle détricote le long fil de sa carrière, se souvient de tout ce qu’il est. Une façon de se ‘réviser’ pour mieux se réinventer ensuite avec un film à mille lieues de tout ce qu’il avait pu faire auparavant, et pourtant si personnel : STEVE JOBS.

 

 

STEVE JOBS

Offrant un regard complexe sur le cocréateur d’Apple, Aaron Sorkin et Danny Boyle bâtissent un film mû par une foule d’émotions et d’énergies diverses, chroniquant autant les erreurs et les gloires d’un homme que l’époque qu’il a contribué à créer.

 

SteveJobs

 

« Hollywood a rendu les ordinateurs effrayants », lance Michael Fassbender dans STEVE JOBS, faisant obliquement référence à toute une culture techno-parano qui a culminé avec le Hal 9000 de 2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE et le Skynet de TERMINATOR. Que STEVE JOBS débute sur un témoignage d’archive d’Arthur C. Clarke, le père littéraire de Hal mais également le prophète de la révolution informatique, n’est donc pas la seule des malices de STEVE JOBS. Car si l’ordinateur a parfois été « effrayant » au cinéma, STEVE JOBS va s’atteler à observer l’homme derrière la machine – et celui-ci n’est pas nécessairement plus engageant.

Répudié par l’épouse de Jobs, par le PDG d’Apple et par une communauté de fans, STEVE JOBS n’est pas un biopic de Steve Jobs. Ou il l’est sans l’être, il cherche une vérité parmi un océan de vérités, sans pour autant prétendre l’avoir trouvée. Et, plus qu’un biopic, STEVE JOBS est avant tout un paradoxe en s’affirmant comme le grand film, personnel et idiosyncrasique, de deux hommes : le scénariste Aaron Sorkin et le réalisateur Danny Boyle. À ce titre, STEVE JOBS pourrait même être qualifié de chef-d’œuvre au sens anglo-saxon du terme – masterpiece, la pièce maîtresse –, tant il apparaît comme une quintessence parfaite de la lettre Sorkin et de la patte Boyle.

Les deux hommes se rejoignent ici sur un terrain commun : le théâtre – où ils ont tous deux officié. En quasi huis-clos, et dans une structure en trois actes très distincts revenant sur trois moments clés de la carrière de Jobs – les keynotes du Macintosh, de NeXT et de l’iMac –, Sorkin bâtit le script le plus sorkinien qui soit, un scénario plus proche de À LA MAISON BLANCHE et STUDIO 60 que de SOCIAL NETWORK. Un pur « walk & talk » comme il les affectionne, alerte, perpétuellement en mouvement – physique et intellectuel – où les idées se confrontent, où le professionnel informe le personnel, où une réplique de quatre mots résume la cruauté de Jobs, où le portrait clinique mène au sentiment. Émerge aussi tout le génie de Jobs, son délire démiurgique servant parfois des idées révolutionnaires – son refus de voir l’information contrôlée par IBM –, sa vision artistique et donc séduisante de son travail. Non, STEVE JOBS n’est pas un biopic : il est bien plus que ça. Triturant les faits, condensant les réalités, STEVE JOBS est une chronique de l’Amérique (et au-delà, du monde occidental) comme Sorkin les aime, cette Amérique qui érige des nerds en gourous, des modes de consommation en modes de vie et qui assiste à des grands-messes technologiques comme une secte exaltée. Mais ce nouveau monde sait-il vraiment communiquer ? Est-il social et humain ? STEVE JOBS regarde son époque et pourtant, demeure profondément intemporel.

Là entre en scène Danny Boyle : avec son énergie de dandy punk, il se saisit de la figure de Jobs, dompte certains de ses élans pour respecter le cadre imposé par Sorkin et en même temps, en explose les frontières – notamment lors de transitions incisives. Boyle multiplie les idées de montage fulgurantes pour des scènes furieuses et opératiques – deux disputes entre Jobs et son mentor, à deux époques différentes, montées conjointement –, apporte une foultitude d’idées de mise en scène – dont un changement de format de partie en partie, 16mm, 35mm et numérique, offrant à chacune d’elles une atmosphère très précise –, il rend profondément cinématographique des mécanismes théâtraux ancestraux – apartés, entrées et sorties de scène. Dans ce cyclone de mots, d’images, de prestations d’acteurs à couper le souffle, dans cette hybridation permanente du théâtre et du cinéma, du moderne et du classique, de l’intime et du global, du visuel et du lettré, Danny Boyle retrouve sa fascination pour les anticonformistes qui, de bravades un peu arrogantes en prises de pouvoir sur le récit même d’un film, façonnent le storytelling de leur vie, façonnent leur propre légende. Et, en se penchant sur les trahisons dont on accuse Jobs, pave le chemin vers une exploration au final très intime – et autobiographique – de ce thème dans T2 – TRAINSPOTTING.

 

T2 – TRAINSPOTTING
En salles le 1er mars
Retrouvez la première partie de notre Anthologie Danny Boyle

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.