GET OUT : Interview du réalisateur Jordan Peele

24-04-2017 - 22:00 - Par

GET OUT : Interview du réalisateur Jordan Peele

Jordan Peele a longtemps mis ses envies de cinéma de côté, bien planquées derrière son succès à la télévision. Mais l’ère Obama l’a acculé : son premier long-métrage de réalisateur est un film d’horreur, aussi oppressant que grinçant, aussi engagé que résolument pop. Sur fond de Black Lives Matter et d’un retour souriant et décomplexé du racisme, GET OUT vient régler son compte à l’Amérique. Entretien avec un cinéaste au sens politique tranchant.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°63 daté avril 2017

 

Peele-Pic1Le commentaire social de GET OUT vise très juste et est d’une pertinence évidente. Mais êtes-vous surpris de son accueil dithyrambique ? Vous avez l’impression d’avoir assuré plus que vous ne le pensiez ?
(Rires.) Ouais, un peu ! Quand vous faites un film, ce genre de retours, c’est vraiment le maximum que vous puissiez espérer. On a l’impression que les gens valident votre démarche et que le plan a fonctionné. Je crois qu’il y a une question de timing, considéré l’état actuel du monde, l’état actuel du pays – avec l’élection de Trump. Les gens ont l’air d’être ouverts aux conversations concernant les problématiques raciales, plus qu’ils ne l’ont été dans le passé.

Votre producteur Sean McKittrick dit que la première fois que vous lui avez pitché le film, c’était avant la mort de Trayvon Martin et que forcément, le film a évolué après cela. Comment ?
Effectivement, nous étions sous l’administration Obama. Et il y avait vraiment une résistance à parler des questions raciales. Tout le monde voulait en finir avec le racisme et toute autre question sociale raciale. On a ignoré beaucoup de forces très furieuses. L’une d’elles n’était autre que la brutalité policière envers de jeunes gens noirs. Quand Trayvon Martin a été assassiné et que le pays a soudain prêté l’oreille, le propos du film est devenu caduc parce que tout le monde s’est mis à parler des questions raciales. Le film a effectivement évolué : il devait alors fournir un héros, offrir une évasion, une libération. Ce qui avait démarré sur le papier comme un signal d’alarme a en fait évolué en histoire héroïque.

Peele-Exergue1Par ailleurs, vous ‘jouez’ deux fois avec l’un des pires symboles de l’imagerie contemporaine américaine : un jeune Noir et une voiture de police. Vous désamorcez l’horreur les deux fois. GET OUT utilise énormément la suggestion et l’inconscient du public. Il faut pouvoir faire confiance à la conscience des gens pour écrire un film comme ça. Comment fait-on pour ne pas être trop didactique ou au contraire trop abstrus ?
C’est quelque chose qu’on a beaucoup manié dans KEY & PEELE, où j’ai pu me familiariser avec cette technique. Chaque fois que vous pouvez prédire la réaction du public – vous leur dites par exemple 1+2, vous savez qu’ils penseront 3 – il faut désamorcer ça. C’est plus puissant que de leur dire ‘3’. C’est la raison pour laquelle les moments dont vous me parlez fonctionnent et résonnent tant : je ne dis jamais aux spectateurs ce qu’ils devraient ressentir, ils le ressentent, c’est tout. Et quand ce sentiment affleure, il faut qu’ils gèrent ce dont ils sont conscients plutôt que ce que j’aurais pu essayer de leur asséner.

Votre style utilise l’étrange et le gênant et vous nous maintenez dans l’inconfort. Notre implication, notre empathie sont maximales. Plutôt que de pointer du doigt, vous préférez finalement engager des conversations ?

En premier lieu, mon but est de divertir les gens avec un bon film d’horreur. Les sujets que je traite me servent moins à pointer du doigt qu’à construire une histoire d’une telle manière que, d’une part, le public puisse être témoin de moments très réalistes – même si ça le met mal à l’aise – et d’autre part, parler de ce qu’il ressent face à cela. C’est vrai que j’aime l’art de l’inconfort. Par exemple, je suis complètement fan de THE OFFICE version anglaise. Et parmi les films d’horreurs, ma plus grande influence c’est MARTYRS. C’est le film le plus sombre que j’ai jamais vu.

GetOut-Pic2GET OUT peut parfois frôler la farce. C’est un ton hybride que vous avez largement développé à la télévision. Saviez-vous qu’il serait soluble dans le long-métrage ?
J’en étais à peu près sûr. Je pense que si vous ne méprisez pas le public et que vous lui donnez assez de matière pour réfléchir, ça marche. Il me semble que les spectateurs aiment être pris au sérieux. Et souvent, les films américains préfèrent aller au plus petit dénominateur commun, ils ne veulent pas être trop compliqués ou obliger le spectateur à trop réfléchir.

Vous citez SCREAM comme une référence de GET OUT. Est-ce pour son aspect postmoderne ? Est-ce que ça vous permet de faire un film très contemporain ?

C’est ça. Il y a deux choses qui 
m’inspirent dans SCREAM. Le fait de trouver un équilibre entre d’un côté l’horreur et la tension et de l’autre, du fun
et de la légèreté. Vous foutez un peu la 
paix aux spectateurs et hop, quand vous retournez à l’horreur, ça fait encore plus peur. Ensuite, la légèreté n’entame pas le ton du film, elle permet au contraire de l’ancrer dans un certain réalisme. Dans le cas de SCREAM mais aussi de GET OUT, vous regardez des films d’horreur qui se déroulent dans un monde où les films d’horreur existent. C’est plus réel que dans bien des films d’horreur. Parfois, dans les films de zombies, vous avez l’impression que les personnages n’ont jamais vu un film de zombies ! Le réalisme rend les choses plus drôles et beaucoup plus flippantes.

Les gens qui ne connaissent pas ce que vous avez fait à la télé ne savent pas forcément quel cinéphile vous êtes. Avez-vous toujours voulu être réalisateur ?
Oui, c’est ma passion depuis que je suis tout petit. Plus jeune, j’avais 300 VHS et je me faisais ma petite collection perso. Je suis un grand fan de cinéma et dès l’adolescence, j’ai voulu devenir réalisateur. Ça avait juste été mis sur pause car ma carrière d’acteur dans des sketches a vraiment décollé.

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Vous revendiquez aussi LES FEMMES DE STEPFORD (1975) comme une influence principale, un film paranoïaque. Vous sentez-vous inspiré par le cinéma politique des années 70 ?
Les thrillers sociaux, oui, tout à fait. J’ai revu LES FEMMES DE STEPFORD il y a peut-être huit ans, et ce qui m’a inspiré, c’est la structure. La première fois que je le revoyais en prétendant ne pas savoir comment il se terminait… Si vous regardez ce film sans savoir de quoi ça parle vraiment, vous verrez que l’histoire semble être une chose et puis elle est en fait quelque chose de bien pire, de bien plus sombre. La manière dont LES FEMMES DE STEPFORD – et c’est également le cas de ROSEMARY’S BABY – traite des problèmes inhérents au genre (dans le sens ‘sexe’, ndlr), des peurs dont les femmes pouvaient souffrir dans les années 60 ou 70, cela m’a appris que je pouvais faire exactement la même chose sur des questions raciales.

GetOut-Pic4Votre film fonctionne dès le casting. Allison Williams et Bradley Whitford sont au générique de deux des séries les plus progressistes actuellement (GIRLS et TRANSPARENT), Catherine Keener a cette image d’actrice intello… À quel point vos acteurs ont-ils intrinsèquement contribué à ce qu’est GET OUT ?
En fait, à mesure que les acteurs s’engageaient, les rôles ont même été ‘altérés’ pour devenir plus compatibles avec leurs interprètes. Très tôt, j’ai senti que le film aurait pu seulement parler des ‘red states’ (les états américains très républicains, ndlr), ou des banlieues très républicaines – qui auraient reflété les peurs les plus évidentes et palpables du personnage principal. C’était trop grillé. Il fallait traduire plus finement les insécurités de Chris. J’ai donc essayé de créer la famille parfaite, la belle famille parfaite. Il nourrit une peur au début du film, puis quand il arrive chez ses beaux-parents, ça va mieux parce que justement, ce sont ces gens-là qu’il trouve, il n’y a plus rien à craindre.

Comment avez-vous conçu la maison ? Un bon film d’horreur, c’est déjà un bon décor…

C’était crucial. La maison devait être le visage du monstre. Nous avons tourné en Alabama, et il y a très probablement eu, à un moment de l’Histoire, des esclaves qui servaient la maison dans laquelle nous avons tourné. Le plus important, en matière d’esthétique, c’était le sentiment d’isolement. Pensez à l’hôtel Overlook dans SHINING. Il faut que vous ayez la sensation que personne ne vous entendra crier. Et si vous vous enfuyez, dans quelle direction courir ? Et puis, vous savez, il y a un jardinier noir qui tond la pelouse, et une femme de ménage noire qui nettoie tout. Ma seule exigence, c’est que cette maison ne ressemble pas de manière évidente à une plantation. Ç’aurait été trop didactique.

Peele-Exergue3Il s’agit du premier score de Michael Abels, votre compositeur. Le travail qu’il fait est remarquable, le morceau qui ouvre le film est absolument glaçant. Comment l’avez-vous connu ?
C’est un compositeur incroyable. Je savais que c’était un peu un coup de poker, mais j’avais la conviction qu’il me fallait un compositeur dont ce serait la première BO. Je voulais que GET OUT soit unique et j’avais déjà remarqué dans le passé que quand vous prenez quelqu’un de nouveau, de frais, pour composer un score, vous obtenez immédiatement quelque chose qui est différent. Prenez Mica Levi qui a fait le score de UNDER THE SKIN ou, même s’il ne s’agit pas de sa première fois, John Carpenter pour HALLOWEEN. Vous voulez vraiment que la musique participe à ce que le public ait la sensation de voir quelque chose de nouveau. Donc, j’ai fait quelques recherches, j’ai trouvé Michael Abels, qui est métis et qui surtout est un maître du classique, du jazz, mais aussi de la musique tribale et du gospel. À l’image des thèmes abordés dans le film, je voulais un score-monstre comme recomposé de diverses influences. Pour le morceau d’ouverture, je lui ai dit : ‘je voudrais un son qui n’existe pas encore’. On évoquait souvent un ‘negro spiritual démoniaque’, des voix noires qui héleraient depuis la tombe, mais d’une manière sinistre et désespérée qu’on aurait jamais entendue.

GetOut-Pic4Votre grand complice Keegan- Michael Key a récemment dit : ‘Moins d’argent, ça veut dire des films plus intelligents’. Êtes-vous d’accord et pourriez-vous me dire avec quel genre d’économie vous travailliez à la télévision ?
Je crois qu’il y a de la vérité dans ce qu’il a dit. Je pense personnellement avoir fait de meilleurs choix grâce au budget limité. Et parce qu’il s’agissait d’un micro-budget, j’ai pu faire exactement le film que je voulais faire. Je crois que c’est l’un des grands problèmes au cinéma : plus le budget est conséquent, plus il y a d’opinions qui veulent peser. Elles ne sont pas toutes à jeter, mais il suffit d’une pour vous ruiner un film. Quant à la télé, c’était un peu bordélique. On avait un réalisateur bourré de talent, Peter Atencio (qui a également réalisé KEANU, écrit par Key & Peele, ndlr), et ensemble, nous travaillions selon une méthode simple : on écrivait en fonction de ce qui nous était matériellement possible de faire ou pas.

Vous avez déclaré avoir d’autres idées de thrillers sociaux. Est-ce qu’on peut imaginer un corpus à la QUATRIÈME DIMENSION – dont GET OUT pourrait clairement être un épisode –, la série de Rod Serling étant parfois très politique ?
Ce n’est pas comme ça que je l’étiquetterais. J’ai des histoires, que je développe, mais on verra comment elles s’expriment. L’une des dernières décisions que je prendrai sera de savoir si elles sont d’une manière ou d’une autre reliées à l’univers de GET OUT. Je suspecte qu’elles donneront lieu à des films indépendants les uns des autres, à part que ces films seront des Jordan Peele. Je crois qu’il y aura un style commun !

 

GET OUT
De Jordan Peele
Sortie le 3 mai
Lire notre critique

 

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