OKJA : entretien avec Bong Joon Ho

30-06-2017 - 12:15 - Par

OKJA : entretien avec Bong Joon Ho

Au centre des polémiques cannoises opposant Netflix, le festival et les exploitants français, il y a un film : OKJA. Pas la Palme d’Or du jury de Pedro, mais la nôtre. Du grand cinéma qui raconte les ravages du capitalisme, quand il dévore toutes les valeurs et crée la résistance. Mélange dévastateur d’humour visuel, d’esprit éclairé, de colère et de lyrisme, c’est déjà l’un des grands films de l’année. Entretien avec Bong Joon Ho, activiste inspiré du cinéma.

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°65, daté juin 2017

 

Bong-Pic-BTSLe dernier film de Bong Joon Ho, SNOWPIERCER – LE TRANSPERCENEIGE, a été l’objet d’une guerre des nerfs et de pouvoir entre le réalisateur et ses distributeurs américains, les Weinstein. « Harvey aux mains d’argent » voulait remonter le film, couper vingt minutes, rajouter une voix off, afin que le public local, plus lent intellectuellement à en croire le mogul de Hollywood, puisse avoir réellement prise sur ce film d’anticipation conceptuel. Après des protestations bien senties, y compris de l’actrice Tilda Swinton, des pétitions et autres railleries relayées sur Internet, le film est finalement sorti dans son director’s cut… sur huit salles, face à TRANSFORMERS : L’ÂGE DE L’EXTINCTION. Il était disponible en Blu- ray notamment en France avant même qu’il n’atteigne les salles des États-Unis. Pourtant Harvey Weinstein adorait tellement Bong Joon Ho qu’il avait essayé de racheter THE HOST à son distributeur US, Magnolia… Mais Bong Joon Ho n’est jamais assez mainstream pour ceux qui investissent
en lui.

Quatre ans plus tard, on retrouve le réalisateur sud-coréen à Cannes où il présente OKJA, un film produit par Netflix. « Après ce que nous avons enduré avec le dernier film, explique le producteur Dooho Choi, il était important de redémarrer un autre processus en sachant que nous avions le contrôle. » D’où Netflix, qui dès le départ garantit un contrôle total à Bong Joon Ho sur son film et zéro ingérence. Seule exigence ? Tourner en 4K. OKJA sortira mondialement sur la plate-forme de SVOD le 28 juin prochain et, puisque les lois locales le permettent, simultanément dans les salles coréennes, américaines et anglaises. En France, chronologie des médias oblige, ce sera la télé, l’ordinateur ou la tablette mais aucun visa d’exploitation ne lui sera délivré. La Fédération Nationale des Cinémas Français monte rapidement au créneau et refuse qu’un film qui ne génèrera aucune entrée en salles concoure à la Palme d’Or (voir p.84) « Je ne prends pas le débat très au sérieux, explique le cinéaste à Séoul, avant le début du Festival de Cannes. Au final, les cinémas et les plates-formes de VOD coexisteront. (…) Je suis sûr que Ted (Sarandos, le patron de Netflix, ndlr) va au cinéma en famille et que certains membres du CNC ont un compte Netflix. » Pas paniqué par la polémique ni par l’insistante rumeur (démentie par le Festival) selon laquelle les deux films Netflix, OKJA et THE MEYEROWITZ STORIES, seraient relégués hors-compétition, Bong assène le coup de grâce à la fameuse exception culturelle française : « Netflix m’a garanti le budget et la liberté créative. Aux États-Unis et en France, il n’y a pas beaucoup de financiers qui en étaient capables. Alors je n’avais aucune raison de ne pas travailler avec eux ». En France, en dehors des attaques répétées envers la politique fiscale de Netflix qui ne « participe ni directement ni indirectement à la création française » (c’est ce qu’on entend souvent), on peut effectivement déplorer qu’OKJA ne puisse pas s’apprécier sur grand écran. On peut aussi se réjouir qu’il existe, intact, puissant, monstrueux et politique.

 

Okja-Pic3On retient beaucoup du film son propos écolo mais OKJA vous permet aussi de peindre un portrait au vitriol des chaebols, ces fameuses multinationales coréennes qui fonctionnent en dynastie, mais aussi de l’ingérence américaine dans les affaires de votre pays…

Bong Joon Ho : Oui tout à fait, vous évoquez les chaebols qui est à la base un mot coréen mais qui est devenu universel et qui désigne ces grands groupes qui ont d’abord été présidés par le grand-père puis ont été hérités par les générations suivantes, leurs enfants. En Occident, ce n’est pas si fréquent. C’est ce que je voulais montrer à travers la société Mirando, qui repose sur des liens du sang, gérée par une famille du capitalisme. Alors que Okja et Mija ne partagent pas le même sang (l’une est un animal, l’autre une humaine) et pourtant, elles deux forment aussi une famille. C’est ce contraste-là qui m’intéressait. Mais vous savez, le plus important n’est pas la nationalité de cette entreprise – elle est américaine mais elle aurait pu être anglaise, allemande ou asiatique… Ce qui était primordial, c’est la rencontre improbable et irréaliste entre Lucy Mirando et Mija, qui sont deux personnes totalement opposées.

Okja-Exergue-1Au début de THE HOST, les pollueurs sont américains, quand même… Vous pouvez m’en dire plus sur votre rapport à l’Amérique ?
La séquence d’ouverture de THE HOST est basée sur un fait réel… C’est un cas intéressant d’ailleurs. Il y a une certaine dynamique à rebondissements qui lie l’Amérique et la Corée du sud. Ce n’est pas un conflit mais ce qui est étrange, c’est qu’à chaque fois que le président coréen vient d’un parti démocrate ou libéral, aux États- Unis on se retrouve avec un homme comme Bush, par exemple. Et quand Obama est élu, on a une présidente conservatrice. Désormais nous avons Moon Jae-In, notre nouveau président élu (début mai, la Corée du sud a élu son nouveau chef d’état, issu du Parti démocratique de centre gauche, lors d’un scrutin anticipé, ndlr), et les États-Unis ont Trump. Donc la relation entre nos deux pays est sensible. Ce qui cristallise cela, c’est la Corée du nord. Elle complique les relations et tant qu’il n’y aura pas de réunification de la Corée, la tension persistera.

Situation-Room-400Lorsque, dans le film, vous
 reconstituez la fameuse photo
 d’Obama qui regarde la neutralisation de Ben Laden depuis la ‘situation room’, avec Giancarlo Esposito à la place du Président et Lucy Mirando à celle de Clinton, voulez-vous dire que l’Amérique s’impose dans l’imaginaire collectif ?
(Rires.) Vous êtes la première journaliste à avoir remarqué la similitude et à m’en 
parler, je suis vraiment très content ! Nous avons précisément mis en scène cette
 image, au point que nous avons casté des figurants qui ressemblaient aux personnes réelles et leur avons demandé de prendre les mêmes exactes positions. Il n’y a pas de critique derrière tout ça, c’était juste pour s’amuser car nous avions des situations similaires : des Américains qui regardent attentivement et hyper sérieusement une situation périlleuse qui se déroule loin d’eux. C’est de l’humour visuel, c’est tout. (Rires.)

Quand on va filmer l’Amérique pour la première fois, est-ce qu’on est tenté de filmer l’Amérique comme on l’a vue au cinéma ?
Je pense que oui, vous avez raison. Je n’ai jamais vécu aux États-Unis. Je ne l’ai vue qu’à travers de courts voyages ou des films américains. Quand j’étais en repérages, justement, j’allais dans tellement d’endroits que j’avais vus au cinéma ! Notre production designer new-yorkais, Kevin Thompson, a déjà travaillé sur BIRDMAN et MICHAEL CLAYTON et j’adore MICHAEL CLAYTON, c’est un film très new-yorkais. Kevin m’a beaucoup aidé à élaborer ma vision des États-Unis.

Okja-Exergue-2Et est-ce qu’on joue avec les codes du cinéma américain, d’ailleurs ? Dans les films, les parades comme celle d’OKJA sont souvent le théâtre d’attentats ou de menaces sécuritaires. Est-ce qu’on convoque le cinéma qu’on a vu ?
La parade m’intéresse davantage pour son aspect hyper commercial. Elle cristallise toute l’ambition que Lucy Mirando nourrit depuis dix ans. C’est une sorte d’apogée où elle peut se donner en spectacle. Le moment-clé de la parade, c’est quand débarque cette énorme baudruche… En novembre, à New York, il y a ce qu’on appelle la Parade de Macy’s (The Macy’s Thanksgiving day parade en anglais, ndlr) qui est un défilé de chars pour les grands magasins. C’est typiquement new-yorkais et en même temps, ce n’est pas quelque chose pour le public, c’est tout à fait commercial. L’idée de la baudruche est très intéressante car c’est gigantesque, impressionnant, mais une seule petite aiguille peut tout faire voler en éclat. Ce qui résume assez bien ce qu’est Lucy Mirando.

Que vous apporte de travailler avec l’industrie américaine ?

Je ne peux pas généraliser car je n’ai travaillé qu’avec Netflix et Plan B qui sont des sociétés quand même bien spécifiques et ne représentent pas toute l’industrie américaine. Mais ce que je peux dire, c’est que j’ai bénéficié d’une liberté totale, il n’y a jamais eu d’ingérence de leur part. Le final cut était dealé dès le départ. J’ai eu beaucoup de chance, me semble-t-il, car on m’a dit que c’était peu souvent le cas, surtout pour des budgets comme celui d’OKJA (une cinquantaine de millions de dollars, ndlr). Et j’ai rarement vu des gens aussi impliqués que Jeremy Kleiner de Plan B. Et moi, je n’aime pas trop les paresseux. (Rires.) Je ne vois pas de différence notable chez les artistes et les techniciens avec lesquels j’ai travaillé entre mon équipe américaine – je vous parlais de Kevin Thompson, tout à l’heure –, mon équipe coréenne, mon équipe japonaise – j’ai aussi tourné au Japon – ou mon équipe européenne rencontrée sur LE TRANSPERCENEIGE.

Okja-Pic2Vous êtes un cinéaste naturellement politique. Est-ce que cela crée une première sélection parmi les acteurs prêts à jouer pour vous ?
Parlons de Tilda : c’est une exception car elle a collaboré et construit son personnage avec moi au point qu’elle soit créditée coproductrice. Nos visions politiques sont similaires, on s’entend parfaitement sur ce point-là. Quant à Paul Dano et Jake Gyllenhaal, j’ignore quelles sont leurs orientations politiques, s’ils sont démocrates ou républicains, mais on n’a jamais abordé le sujet. Le casting n’a pas été une phase très compliquée. Chez Netflix, ils ont toujours été de grands supporters du film, ils ont été même assez agressifs dans leur démarche pour participer au projet. Mais on a également rencontré plusieurs studios traditionnels américains – dont je tairai le nom – et l’on m’a souvent dit qu’OKJA était beaucoup trop radical. Il y en a même un qui m’a dit que c’était très idiosyncrasique… Idiosyncrasique ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai ouvert le dico et je me suis dit que j’allais le prendre comme un compliment.

Parmi tous les plans très puissants du film, je voulais en évoquer deux plus particulièrement. Le premier est celui des militants qui ouvrent des parapluies pour protéger Okja des flèches hypodermiques… C’est un plan de poésie pure. Pour vous, il y a de la poésie dans le combat idéologique ?
Il y a de la poésie dans toute lutte, oui. Après cette course poursuite, ces scènes d’action, on bascule soudain au ralenti – et je choisis le ralenti instinctivement pour exprimer une poésie, c’est certain. Je veux suspendre le temps.

Okja-Exergue-3

Le second plan est celui de Paul Dano qui descend une échelle de secours, presque comme dans un musical, habillé en portier. Il y a un élan romanesque dingue. Contrôlez-vous les effets de sidération de vos films ?
Oui, c’est storyboardé. Et c’est mon métier de contrôler cela. Je prévois tous les mouvements de caméra. Après, c’est à l’acteur de mettre son talent au service de la scène. Et d’ailleurs, j’accueille toujours volontiers la part d’improvisation des acteurs. Mais encore une fois, je pense que c’est mon devoir d’anticiper un plan et d’émouvoir par l’image. Quand j’étais petit, je créais beaucoup de bandes dessinées, je faisais moi-même mes planches – c’est d’ailleurs souvent moi qui fais les storyboards de mes films – et je confectionnais aussi mes propres flipbooks. Je pense pouvoir instinctivement projeter ce que donnera le film au final.

Les vrais héros sont rares chez vous. Il y a des personnages un peu pathétiques à qui vous offrez quelque part un moment de noblesse. Vous ne croyez pas aux héros de cinéma ?

Je pense que si quelqu’un me demandait de faire un film sur Spartacus ou sur Napoléon, j’en ferai des personnages pathétiques ou minables. (Rires.) Il y a une part pathétique en chaque être humain. Mais à tout instant, quelqu’un qui peut paraître un peu idiot peut aussi être touché par la grâce. Il peut alors devenir une sorte de héros, oui. C’est ce qui arrive au personnage joué par Song Kang-ho dans THE HOST : il est bêta jusqu’à ce qu’il soit touché par la lumière.

Okja-Pic1Manger mal – si j’ose dire –, c’est quelque chose qui vous tarabuste depuis longtemps car dans votre court-métrage SINK AND RISE, qui date de 2003 et dans lequel vous mettez en scène un œuf géant, vous y faites déjà allusion…
Il y a un œuf dur sur la table, pendant la scène finale d’OKJA. On ne le voit pas très bien mais j’ai expressément demandé aux accessoiristes à ce qu’il y en ait un. Le message d’OKJA n’est pas de demander aux gens de devenir végan – c’est pour ça que je tenais à cet œuf dur, et Mija adore la soupe de poulet. Les animaux font partie de notre vie quotidienne, nous avons tous des chats, des chiens, des petites bêtes à la maison, que nous aimons. Et après on va aller manger des steaks bien saignants. Vous savez, les animaux se dévorent entre eux, c’est courant dans la nature. Et les hommes ont toujours mangé de la viande. Je ne voulais pas du tout diaboliser cela. En revanche, je veux critiquer ce qui, aujourd’hui, ressemble à un massacre de grande ampleur contre ces animaux rien que pour le profit. Il est aussi là le capitalisme. Ce sujet-là me permet de critiquer vertement le capitalisme via l’industrie agroalimentaire. D’autant qu’on mange trois fois par jour.

Alors que ce que vous racontez dans OKJA pourrait être une affaire d’état, on note les absences totales des gouvernements américains et coréens dans l’histoire. Faire des autorités gouvernementales des non-sujets rend-il le film d’autant plus politique ?
OKJA devait se concentrer sur le capitalisme et sur l’entreprise. Il n’y avait pas de place pour les gouvernements, il ne fallait pas que je m’éparpille. Pour MOTHER, je voulais parler de la mère et c’est pour ça que le père était absent. Ici, c’est la même démarche. Le pouvoir d’une entreprise peut parfois surpasser celui d’un pays. D’où la reconstitution de la scène de la ‘situation room’ dont on parlait tout à l’heure. Et puis à travers les black chalks (la milice privée de Mirando, ndlr) qui, dans le film, se disent en bons termes avec la police de New York, j’évoque une firme qui existe réellement – et que je ne peux en aucun cas nommer – et qui détient sa propre sécurité elle aussi, aussi puissante que celle d’un gouvernement.

 

OKJA
Disponible sur Netflix
Lire notre critique

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.