Interview : Chung Chung-hoon, directeur de la photographie de ÇA

24-09-2017 - 16:58 - Par

Interview : Chung Chung-hoon, directeur de la photographie de ÇA

Chef opérateur de Park Chan-wook depuis OLDBOY, Chung Chung-hoon mène depuis quelque temps une carrière florissante à Hollywood, au point de s’être installé à Los Angeles. Ce mois-ci il apporte son talent, ses compositions millimétrées et son style organique à ÇA. Dans un entretien exclusif, il décrypte pour Cinemateaser l’univers visuel du film.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°67 daté septembre 2017

 

« Andy (Muschietti, ndlr) a dessiné des tas de concept arts, de storyboards. Des choses très fortes. Quand on me dit que l’image de ÇA est belle ou que tel plan est génial, je suis content évidemment, mais il faut accorder beaucoup de crédit à Andy pour l’imagerie du film. Je le remercie d’avoir imaginé et dessiné de telles choses. » Lorsqu’on interviewe Chung Chung-hoon, deux choses frappent immédiatement : son humour et son humilité. Pourtant, lui qui a débuté comme acteur durant son enfance avant de se reconvertir dans la cinématographie pendant ses études à la fac, est un des directeurs de la photographie contemporains les plus fascinants. Outre son travail percutant pour Ryoo Seung-wan (sur THE UNJUST) ou Park Hoon-jung (sur NEW WORLD), il a mis en images tous les longs de Park Chan-wook depuis 2004, de OLDBOY (il avait 33 ans !) à MADEMOISELLE en passant par LADY VENGEANCE, JE SUIS UN CYBORG ou THIRST. Depuis STOKER, le premier film de Park aux États-Unis, il mène une carrière particulièrement intéressante outre-Atlantique, toute en diversité – le drame indé BOULEVARD de Dito Montiel, la SF futuriste HOTEL ARTEMIS de Drew Pearce ou le teen movie THIS IS NOT A LOVE STORY d’Alfonso Gomez-Rejon qu’il a récemment retrouvé pour THE CURRENT WAR – l’histoire de la rivalité entre Thomas Edison et George Westinghouse, campés par Benedict Cumberbatch et Michael Shannon. « HOTEL ARTEMIS et THE CURRENT WAR sont en post-production (depuis, le second a été présenté au festival de Toronto, ndlr). J’espère qu’ils feront un beau boulot d’étalonnage pour cacher mes erreurs ! Actuellement, j’attends mon prochain projet. Il se pourrait que ce soit le nouveau Park Chan-wook. J’ai d’autres options mais rien de confirmé. Je ne suis pas encore très demandé donc je choisirai sans doute le premier projet qu’on me propose. » Pas très demandé, Chung Chung-hoon ? On en doute mais si c’est le cas, son superbe travail sur ÇA devrait vite y remédier. « En tout cas, dites bien dans votre article que je suis bon marché et disponible ! (Rires.) » Drôle et humble, donc. Réalisateurs, la balle est dans votre camp.

 

IT-Pic1Savez-vous pourquoi Andy Muschietti a souhaité vous engager sur ÇA ?
Parce que je suis bon marché ! (Rires.) Andy a rencontré beaucoup de directeurs de la photographie. Nous nous sommes vus vers la fin de ses recherches et nous avons immédiatement parlé d’un plan d’attaque visuel. Mais je ne sais pas trop pourquoi il m’a choisi, à vrai dire.

Pensez-vous que certains de vos précédents films en particulier ont pu influencer sa décision ?

Probablement OLDBOY. Et THIRST, aussi. En tout cas je sais qu’Andy aimait ma manière d’éclairer et mon travail à la caméra. Après avoir lu le script, je lui ai dit que j’avais vraiment envie de filmer ÇA, que j’aimais beaucoup le projet et son précédent film, MAMA.

Sur THIRST, vous aviez dit que l’histoire étant incroyable, le défi avait été de la rendre crédible avec vos images. Était-ce le même genre de challenge sur ÇA ?

Oui. Quand je photographie un film, j’ai toujours la réalité en tête. Je pense que mon travail principal est de rendre une histoire crédible. Même si le scénariste ou le réalisateur ont en tête une histoire peu réaliste – comme c’était le cas avec THIRST – mon boulot est de tout faire pour que le public y croie. En ce qui concerne ÇA, comme il s’agit d’une nouvelle adaptation, il fallait déjà que le film soit meilleur que la mini-série. Cette histoire est irréaliste mais ce n’est pas un simple film d’horreur. Pour moi, c’est un film sur l’enfance et le fait de grandir. Toutes les choses qui représentent ce passage à l’âge adulte – la puberté, la maturité, les peurs qui vont avec – sont symbolisées par le clown Pennywise. Pour parvenir à transmettre ça, il fallait que Pennywise et les enfants partagent un lien. J’ai dû retranscrire cette connexion à l’image pour que le public y croie. Je me suis focalisé sur cet élément et sur la réalité de la situation.

Votre passé d’enfant acteur a-t-il été un atout pour ÇA ?

Oui, ça m’a beaucoup aidé parce que je savais ce qui traversait l’esprit de nos jeunes acteurs quand leurs expressions changeaient. Quand j’ai commencé à être acteur, je ne connaissais absolument rien au jeu. Au fil du temps, j’ai fini par ressentir que je n’étais qu’un simple outil et c’est ce qui m’a fait abandonner cette carrière. Sur ÇA, je voulais donc à tout prix que les enfants reçoivent le respect qu’ils méritaient. Comme je savais ce qu’ils traversaient, je souhaitais qu’ils soient non seulement à l’aise sur le plateau mais aussi qu’on les implique le plus possible. Ils ont été vraiment très bons.

Dans STOKER, THIS IS NOT A LOVE STORY et ÇA, vous avez dû capter une certaine imagerie de l’Amérique – l’Americana, la vie lycéenne typique d’un teen movie et la banlieue pavillonnaire ‘à la’ Amblin. Était-ce un challenge pour vous qui venez de Corée ou vous êtes-vous simplement appuyé sur votre culture cinéma ?

J’ai vu énormément de films américains depuis mon enfance, en effet. Évidemment il y a des tas de classiques géniaux mais moi j’ai grandi dans ‘l’ère Steven Spielberg’. J’avais une poupée d’E.T. dans ma chambre… Tous ces films que j’ai pu voir en grandissant m’ont aidé à photographier ces projets américains, je ne me sentais pas en terre inconnue. Cela dit, je ne crois pas qu’ils soient pour autant de ‘purs films américains’, même s’ils ont l’air de l’être en surface. Ils dégagent quelque chose d’un peu étrange et je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles on continue de m’engager : pour que ces films n’aient pas entièrement l’air américain.

Exergue1-ITPensez-vous alors apporter quelque chose de typiquement coréen à ces films américains ?

Non. J’ai fait pas mal de films coréens donc ça finit par être naturellement ancré dans mon travail. Si je travaillais uniquement aux États-Unis pendant un certain temps, peut- être que ma grammaire visuelle serait plus proche de celle du cinéma américain. Quoi qu’il en soit, en Corée ou en Amérique, mon but premier est d’offrir une certaine liberté aux acteurs et de donner aux réalisateurs ce qu’ils souhaitent. Ce sont des préoccupations universelles. Pour ça, je me focalise davantage sur la dramaturgie. Je crois que c’est ce que j’apporte à tous les films que je fais et c’est ce que les réalisateurs apprécient.

Parmi vos figures récurrentes, il y a cette manière de filmer les regards des personnages, de filmer les yeux en gros plan. Sur ÇA, vous travaillez particulièrement ceux de Pennywise. Lors de sa première apparition, l’éclairage sur ses yeux a une puissance visuelle incroyable…

Une de mes quêtes principales est la mise en avant des yeux des acteurs, en effet. Je crois que ce que l’on capte dans l’œil dépasse ce que l’on peut voir dans les seules expressions faciales. Je cherche donc toujours une manière spécifique de mettre en avant le regard de chaque acteur. Nous avons fait plusieurs tests sur les yeux de Pennywise lors des essais caméras et au final, j’ai utilisé une lampe torche. Nous avons testé des tas de lampes différentes et j’en ai choisi une particulièrement puissante, qui donnait une lumière très dure. Quand Pennywise regarde les enfants, je voulais que son regard dégage davantage que son envie de les dévorer. J’aimais l’idée que, dans ses yeux, on puisse voir qu’il sait la peur qu’il inflige. Un peu comme quand une mère regarde durement ses enfants pour les gronder. Plus que des yeux simplement effrayants, je pensais que c’était ce dont avait besoin le personnage. Il fallait donc quelque chose pour souligner son regard.

Dans les films de Park Chan-wook, votre regard sur la violence est souvent très frontal. En tournant un film d’horreur à Hollywood, avez-vous craint que votre travail soit lissé par la censure ?
Pour être honnête, depuis que j’ai commencé à travailler à Hollywood,
je n’ai pas encore pu filmer la violence exactement comme j’aime le faire. D’ailleurs, je ne crois pas que ÇA soit si violent. C’est surtout un film très triste, à mes yeux. Avant toute chose, le film parle de la fin de l’enfance. Bien sûr, tout le monde doit devenir adulte un jour mais c’est une histoire particulièrement triste de passage à l’âge adulte.

Tout comme dans bien d’autres de vos films, on trouve beaucoup de contre-plongées et de caméras basses dans ÇA. Pourquoi aimez-vous particulièrement ces compositions ?
C’est étrange mais… je ne le fais pas toujours volontairement. Dans la grammaire cinématographique la contre-plongée est censée figurer la puissance, la grandeur, le caractère dominant d’une personne. La plongée est censée figurer l’inverse. À mes yeux, c’est tout le contraire. Enfin non… pas le contraire… ce n’est pas aussi basique que ça. Quand j’étais adolescent je marchais toujours la tête baissée, à regarder mes pieds, parce que j’avais beaucoup d’acné. Du coup, pour voir mon visage, il aurait fallu que les gens me regardent par en bas. Est-ce que cette contre-plongée m’aurait rendu ‘plus grand’ ou ‘plus fort’ ? Non, cela aurait accru ma solitude, qu’on me regarde ainsi. Les enfants de ÇA sont pareils : ils baissent toujours les yeux, ils se surnomment eux-mêmes les Ratés. À ce titre, je veux saluer Andy parce que lors de nos premières rencontres, nous avons discuté de cette esthétique de contre-plongée et nous nous sommes très vite mis d’accord sur ce point. Lui aussi avait envie que ÇA ait cet aspect.

 

IT-Pic2Votre façon de jouer avec la lumière et les ombres dans un même plan était brillante dans STOKER et c’est de nouveau le cas dans les scènes de sous-sol de ÇA… Ce travail prend-il des atours différents de film en film ?
Techniquement, ce travail n’est pas tout à fait le même sur STOKER et sur ÇA. Sur STOKER, il fallait que ce soit à la fois beau et sinistre. J’ai donc utilisé beaucoup d’éclairages. Ce n’était pas le cas sur ÇA où, généralement, j’utilisais une lumière que je préparais et une source déjà présente sur le plateau. Les ombres étaient générées par cette source naturelle et pas tant par mes éclairages. Elles dépendaient de l’agencement du décor de chaque scène. Je n’ai donc pas énormément travaillé sur ces ombres avec mes éclairages. Il faudrait accorder le mérite à notre production designer (Claude Paré, ndlr) et aux enfants, à leurs mouvements dans les décors. J’ai eu de la chance !

Vous avez photographié la majeure partie de vos films en 2.35, même des drames intimistes comme BOULEVARD. Pourquoi votre préférence va-t-elle à ce format ?
Sur ÇA, s’il n’y avait eu qu’un ou deux acteurs principaux, j’aurais peut-être choisi un autre format. Mais là, quand les Ratés sont ensemble, je voulais qu’ils puissent tous être dans l’image et qu’ils occupent tout le cadre. Pour obtenir ça, j’avais besoin d’un format large comme le 2.35. Par ailleurs, ça me permettait aussi d’accentuer leur solitude quand il n’y avait qu’un personnage à l’image.

Y a-t-il des différences majeures entre un tournage en Corée et aux États-Unis ? En quoi peuvent-elles impacter votre façon de travailler ?
Ça a l’air différent mais en fait, c’est la même chose. J’ai tourné au Royaume- Uni, aussi, (TAINTED LOVE en 2006, ndlr) où le système est assez similaire de celui que nous avons en Corée. Quand je tourne aux États-Unis le système est différent bien sûr mais… Si je n’étais pas le chef de mon département, ce serait sans doute plus compliqué pour moi de m’adapter au système américain. Mais parce que je suis responsable de l’image d’un film, je peux engager qui je souhaite et c’est donc plutôt à eux de s’adapter à mon style. Au final, il n’y a pas d’énorme différence pour moi. La seule notable étant qu’en Corée le réalisateur est le roi alors qu’en Amérique, ce sont davantage le studio et les producteurs. Ça a ses avantages et ses inconvénients. (Rires.)

Pourquoi avez-vous eu envie d’aller travailler aux États-Unis ?

Aujourd’hui en Corée, il y a peu de directeurs de la photographie âgés et c’est dû au fait que les réalisateurs coréens sont désormais très jeunes. Dans la culture coréenne, nous respectons beaucoup les aînés alors ça crée une hiérarchie. Comme le réalisateur est roi, il faut que les membres de l’équipe puissent l’admirer, [qu’ils soient plus jeunes que lui]. Il faut qu’il soit le patron. Aux États-Unis, tout le monde s’appelle par son prénom, on se salue de manière très informelle… Il n’y a pas cette hiérarchie due à l’âge. Et puis les Blancs ne savent pas donner d’âge aux Asiatiques. Ils pensent que je suis jeune alors que ce n’est pas le cas du tout ! (Rires.) (Il a 47 ans, ndlr) Je veux donc travailler pendant très longtemps aux États-Unis. C’est pour ça que je suis venu !

Exergue2-IT

Vous vivez désormais à Los Angeles… Vous ne rentreriez en Corée que pour Park Chan-wook ?
Non mais… D’autres réalisateurs coréens me contactent souvent pour me proposer des projets mais je ne peux les faire parce que je suis occupé par ailleurs. Park, lui, me prévient qu’il a un projet très en amont – parfois un ou deux ans avant le tournage. Ça me permet de me rendre disponible. En tout cas, sans lui je ne serais pas là. Je lui dois beaucoup. Rien que pour ça, je retournerais en Corée s’il a besoin de moi. Pour le remercier et lui rendre la pareille.

Nous avons déjà interrogé plusieurs de vos confrères (Bradford Young, Darius Khondji, Bill Pope) sur la question et tous avaient des opinions variées : pour vous, la théorie de l’auteur peut-elle être appliquée aux directeurs de la photographie ?
Je ne sais pas vraiment si j’apporte toujours mes vues personnelles dans les films que je fais mais en tout cas, j’y apporte toujours ma façon de faire, ma méthode, mes habitudes. Et je crois qu’avoir des habitudes n’est pas forcément très bon. J’essaie de m’en départir le plus possible. En ce sens, les cinéastes sont un peu mes ennemis parce que justement, ils souhaitent que ‘mes habitudes’ apparaissent dans leurs films – ils m’engagent pour ça. Heureusement, certains réalisateurs comme Park Chan-wook ou Andy Muschietti me font juste confiance et me laissent faire mon travail. Je n’ai donc pas de réponse à votre question… (Rires.)

Mais seriez-vous d’accord pour qualifier votre style d’organique et charnel ?

Oui, mais pour être tout à fait honnête, je crois que je comprends mon style en parlant de mon travail en interview. (Rires.) Ce qui est sûr, c’est que je n’aime pas les images qui ont l’air forcées. Je préfère les images qui ont l’air naturelles, organiques. Ce ne sont pas tant les films que je regarde qui m’inspirent pour créer mes lumières que mes promenades dans la nature ou des photos toutes simples. Par exemple, si dans une scène un personnage doit lire dans une pièce sombre, ma lumière ne doit pas être estompée au point de rendre la lecture impossible. Il faut que la lumière ait l’air naturelle, réaliste – pour que le personnage puisse lire ! C’est peut-être pour ça que mon style apparaît organique. Cela dit, il ne l’est pas vraiment car en fait, je fais en sorte qu’il ait l’air organique. Je triche ! (Rires.)

ÇA d’Andy Muschietti
Actuellement en salles
Lire notre critique

 

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.