Les lumières de l’ombre : interview de Bradford Young pour PREMIER CONTACT

06-07-2018 - 12:55 - Par

Les lumières de l’ombre : interview de Bradford Young pour PREMIER CONTACT

Retour sur notre premier entretien avec le chef opérateur américain, conduit lors de la sortie du film de SF de Denis Villeneuve.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°60 daté décembre 2016

 

À peine âgé de 39 ans, Bradford Young est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs directeurs de la photographie en activité. Il a travaillé avec Ava DuVernay ou J.C. Chandor et a été choisi par Phil Lord et Chris Miller pour filmer HAN SOLO. Mais si l’on savait déjà qu’il était brillant, nous entretenir avec lui pour PREMIER CONTACT nous a aussi appris qu’il préférait l’ombre à la lumière. Au propre, comme au figuré.

« Bradford grandit sous nos yeux. Il est d’une immense sensibilité et il ne fait pas beaucoup de compromis. » Denis Villeneuve, l’admiration dans la voix, n’a que des compliments à faire sur le directeur de la photo de PREMIER CONTACT, Bradford Young. En activité depuis le début des années 2000, il a fait ses armes dans l’indépendance, la vidéo, le court-métrage, la pub, le docu, avant d’imposer définitivement son nom au tout début des années 2010. PARIAH de Dee Rees, notamment, lui vaut en 2011 le Cinematography Award à Sundance. Suivent RESTLESS CITY d’Andrew Dosunmu et MIDDLE OF NOWHERE d’Ava DuVernay. Trois films qui vont imposer son style, décrit en ces termes par DuVernay dans le New York Times : « Le mot qui me vient à l’esprit pour décrire l’identité visuelle de Bradford est ‘luxuriant’. La plupart du temps, quand je vois des personnes de couleur au cinéma, l’image est plate ou partielle. Chez Bradford, rien n’est partiel. Chaque image a du corps, chaque image est puissante et robuste. C’est excitant car c’est rare. » Viennent ensuite les envolées élégiaques des AMANTS DU TEXAS David Lowery, les lumières froides mais pleines d’énergie du PRODIGE d’Ed Zwick et A MOST VIOLENT YEAR de J.C. Chandor ainsi que, bien sûr, les retrouvailles avec DuVernay sur SELMA. Avec PREMIER CONTACT, Bradford Young entre sur un territoire jusqu’alors inconnu pour lui : la SF à budget très confortable et à effets spéciaux. Pourtant, il investit le film de Villeneuve avec le même élan et le même talent pour cadrer les visages, pour capturer l’impact de la nature sur le corps humain. Un travail remarquable sur l’humanisation de l’image qui a été récemment récompensé à Camerimage, LE festival de la prise de vues. Prochaine étape, les Oscars ? On l’espère. Mais Young a sans doute d’autres chats à fouetter : quand nous le joignons au téléphone, il est à Londres, à préparer le tournage imminent du UNTITLED HAN SOLO MOVIE. « Je ne peux rien vous en dire, nous lance-t-il en éclatant de rire. Mis à part que ce film sera spécial. » Avec lui à la caméra, on n’en doute pas une seconde.

 

PremierContact-Pic2Vous êtes reconnu pour filmer remarquablement les visages. Dans PREMIER CONTACT, pensez-vous avoir apporté un souffle plus humain à un genre, la SF, parfois désincarné ?
Bradford Young : Je suis devenu père à part entière à l’époque de PREMIER CONTACT. Sur SELMA, mon enfant était encore très jeune. Au moment de PREMIER CONTACT, il était entré dans l’âge pleinement ‘conscient’, il communiquait et exprimait des sentiments. J’ai donc essayé d’insuffler beaucoup de ça au film. Avant tout, le but était d’apporter un certain niveau d’empathie à travers mon travail à la photographie car j’avais le sentiment de me reconnaître dans les combats auxquels Louise (le personnage d’Amy Adams, ndlr) fait face. Mon travail consistait donc à incarner ses combats, à incarner son deuil à l’image. Plus que tous les autres films que j’ai faits, PREMIER CONTACT me permettait de me mettre dans la peau d’une femme, dans la peau d’un autre parent et ainsi, de donner vie à son point de vue. J’ai trouvé ça magnifique de pouvoir canaliser et apporter mon ‘énergie de parent’ au film.

C’est la première fois que vous travaillez sur un film qui comporte autant d’effets spéciaux. Cela a-t-il bouleversé votre processus créatif ?
Non parce que Denis et moi sommes tombés d’accord sur le fait que les effets visuels devaient être ancrés dans ce qui, pour nous, était au cœur de notre démarche – à savoir raconter une histoire sur l’humanité. Les extraterrestres passaient après. Le film est raconté depuis le point de vue de Louise, qui est une femme mélancolique, une intellectuelle qui mène une existence très tranquille. Nous pensions que l’esthétique devait être ancrée là-dedans et que les effets spéciaux devaient suivre. Bien sûr, c’était techniquement assez difficile car je n’avais jamais fait ça auparavant. Mais je sentais que si je gardais l’humanité au centre de l’image, alors les effets ne pourraient que suivre et s’agencer. Je suis donc resté concentré sur Louise.

Pouvez-vous me parler de cet impressionnant plan aérien circulaire, lorsqu’ils arrivent en hélicoptère à la base, près de l’OVNI ? Sur un plan pareil, votre travail dépend-il beaucoup des autres départements ?
Ce brouillard qui descend de la montagne était une superbe opportunité ! C’était fantastique de pouvoir mettre ça en boîte. Je crois que ce brouillard est l’ancre de ce plan. Car, au tournage, il nous a fallu pas mal d’imagination : évidemment, l’OVNI n’était pas là, une bonne partie de la base n’existait pas non plus… Donc Hans (Bjerno, chef opérateur de l’unité aérienne, ndlr), Denis et moi, dans l’hélicoptère, on devait recoller les morceaux de l’image dans notre tête. Sachant que Patrice (Vermette, production designer, ndlr) ajouterait tous les éléments nécessaires par la suite pour créer une atmosphère. On a eu de la chance que l’univers nous fasse le cadeau de ce brouillard roulant vers le bas de la montagne…

Donc ce n’est pas des CGI ? Le brouillard est réel ?

Oui, il est entièrement réel ! À 100 % ! (Rires.) Un vrai cadeau !

Young-Arrival-Exergue1Il y a de superbes plans dans PREMIER CONTACT où vous filmez quelque chose qui n’est pas (ou pas encore) à l’image. Comment filmer l’invisible ? Comment concevez-vous ces plans ?

Depuis des années, dans mon travail, j’essaie d’explorer la présence et l’obscurité. Je m’interroge sur comment on peut explorer ce qui ne se voit pas, à différents niveaux. J’ai toujours pensé que les ombres, l’obscurité, le noir et toutes les couches qui les composent sont un abîme d’informations. Dans cette fréquence, on peut explorer des choses qu’on ne voit pas. Si on creuse dans les couches, on peut utiliser les différentes textures du noir pour conter quelque chose : on doit alors se servir de la perception, c’est-à-dire du fait que l’esprit ‘voit’ des choses que l’œil ne voit pas ou ne voit pas encore. Au-delà, il y a aussi des couches dans l’obscurité dans lesquelles l’œil peut voir sans pour autant être capable de déconstruire la texture d’une forme. Puis, il y a ce moment de transition où l’on passe de l’obscurité à la lumière. Dans ma photographie, je construis des histoires à travers l’obscurité et les textures du noir. C’est quelque chose que j’ai appris en étudiant un photographe comme Roy DeCarava notamment. Avec PREMIER CONTACT, je cherche à ce que le public s’investisse dans l’émotion plus que dans ce qu’il voit. D’ailleurs, cela représente bien notre lien avec la vie extraterrestre, même aujourd’hui : nous ne la voyons pas mais nous la sentons quand même. J’ai essayé d’incarner ça à l’image dans PREMIER CONTACT et cela ne dénote pas du travail que j’ai pu effectuer sur d’autres films : j’ai toujours utilisé l’obscurité comme l’expression de sentiments.

Avec SICARIO et PREMIER CONTACT, Denis Villeneuve fait des films non spectaculaires mais qui donnent l’impression d’être spectaculaires…
(Rires.) Oui, c’est vrai ! C’est ce qui fait son génie : il ne s’accable pas avec l’esthétique. Pour un chef op’ comme moi, il est facile de me faire ‘capturer’ par ce vortex. Or, sur PREMIER CONTACT, je ne devais pas être aspiré par ce vortex de l’esthétique mais par celui des émotions. J’espère que mon travail repose toujours sur ça, sur les sentiments. Mais là, j’ai vraiment dû me tenir à ce credo. J’ai appris énormément, notamment le fait que mon travail d’artiste ne se résume pas à une belle lumière et à un beau travail avec la caméra. Ce sont les émotions qui dirigent tout. Denis m’a appris ça. Je le savais depuis des années mais il a été le premier à le verbaliser. Il m’a dit explicitement qu’on ne pouvait faire de l’esthétique pour faire de l’esthétique.

Vous parlez beaucoup de Louise, de son point de vue, de sentiments. Jóhann Jóhannsson, lui, nous a parlé davantage de communication, de langage. On a la sensation qu’au sein même de ses collaborateurs, Denis Villeneuve laisse la place à toutes les interprétations. Est-ce la source de la densité de ses films ?
Denis est le leader d’un groupe de jazz : il respecte la manière intuitive et singulière dont chacun joue de son instrument. Il sait que nous n’allons pas trahir sa vision parce que nous sommes investis dans le même voyage. Chacun peut être investi dans des aspects spécifiques et différents de l’histoire du film mais au final nous sommes tous investis. Je crois vraiment que c’est une clé de sa méthode artistique de laisser ses collaborateurs faire ce qu’ils ont à faire. Il nous apporte une bonne histoire sur laquelle travailler, il sait que nous sommes des storytellers alors tout ce qu’il fait est en faveur de l’histoire. Denis est un réalisateur très tranquille et très sûr en ce sens : il ne laisse pas son ego se mettre en travers de son chemin. Il a les pieds sur terre, il s’intéresse au travail de chacun des artistes de son équipe et à la manière de les réunir pour en faire un effort collectif.

PremierContact-Pic1Avez-vous des méthodes spécifiques d’éclairage ou vous sentez-vous la responsabilité d’arriver vierge à chaque film ?
J’ai une méthodologie, qui est ‘remixée’ sur chaque film. Ma méthode est d’utiliser une seule source de lumière. En faisant ça, je cherche à éclairer tout un espace donné et à voir comment les individus peuvent occuper cette lumière quand ils évoluent dans cet espace. Sur PREMIER CONTACT, je n’ai donc jamais cherché à éclairer les visages, par exemple. Parfois, en des occasions très spécifiques, je peux éclairer directement un visage mais uniquement pour dire quelque chose de précis, pour tenter d’être plus expressif à un moment donné. Mais sinon, ce qui m’intéresse ce n’est pas d’éclairer des plateaux mais des corps. Et parfois c’est impossible de faire ça si l’on est trop concentré sur le visage. Dans PREMIER CONTACT, il y a cette scène dans le vaisseau où Louise s’approche de la vitre/écran : ce voyage dans l’obscurité, celui qu’on effectue juste avant d’entrer dans la lumière, résume parfaitement l’histoire de mon travail artistique. Au début de la scène, on est dans la partie familière de mon travail et, une fois que Louise est arrivée à la vitre, j’explore des pans de mon art que je n’avais pas explorés auparavant. Le vaisseau a été une sorte de cadeau parce que le décor nécessitait une touche de lumière générale et primale : la vitre/écran est une source unique de lumière et les personnages doivent l’occuper. C’est ce que réclamait l’histoire.

Dans PREMIER CONTACT ou LES AMANTS DU TEXAS, vous capturez de manière palpable l’impact du soleil ou du vent sur les personnages. Est-ce un geste conscient de votre part ?
L’Univers est mon Dieu. Je célèbre le vent, les arbres… Je célèbre toutes ces choses formidables avec lesquelles on peut être en harmonie et qui rendent la vie possible. Je crois que ça définit bien ma photographie. C’est ma religion, un moyen pour moi de remercier les éléments de nous offrir la lumière, les ombres, et de nous permettre de les vivre de multiples façons. La nature est mon temple et ma photographie la célèbre. C’est pour ça que dans mon travail j’essaie de ne jamais laisser la technologie devenir un obstacle. Si on a besoin de le faire, on peut sculpter la lumière. Mais en aucun cas il faut la mettre de côté et sombrer dans quelque chose d’artificiel. Je me sens humble face à la nature et j’espère que ma photographie en est le reflet.

Vous dites ne pas vouloir laisser la technologie prendre le dessus… Vous intéressez-vous tout de même aux évolutions techniques, comme le High Frame Rate ?

Les évolutions techniques m’intriguent. C’est important que l’on questionne notre art et notre façon de le faire. Je ne suis pas toujours d’accord mais ça reste nécessaire car on a toujours besoin que des gens explorent les potentielles évolutions d’un domaine. Après, je ne sais pas si je donne vraiment de la place à la technologie dans mon travail car je reste un mec assez analogique ! (Rires.) L’analogique me permet de dire ce que j’ai besoin de dire. Cela dit, j’espère qu’un jour il y aura des passerelles entre des procédés hautement technologiques et des procédés hautement analogiques.

 

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La question va peut-être vous paraître étrange mais j’ai lu que plusieurs membres de votre famille ont dirigé des pompes funèbres. Votre lumière, elle, est toujours pleine de vie, d’intensité. Y a-t-il un lien ?
C’est vrai que j’ai grandi dans les salons funéraires mais j’ai aussi très souvent fait l’expérience de la mort. Très jeune, j’ai perdu un de mes parents, ainsi que mes grands-parents. Les films ont été mon refuge. Je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui si je n’avais pas eu le cinéma. J’ai essayé de l’utiliser comme un contrepoint à toute la noirceur que j’ai connue. C’est pour ça que dans mon travail j’explore autant l’obscurité que j’essaie de fêter la vie. Mais tout ça s’appréhende différemment quand on commence à vieillir, à avoir des enfants. En tout cas, c’est certain que le temps que j’ai passé dans les salons funéraires a été un élément clé dans la manière dont je vois les choses. Ce sont des endroits de transition mais aussi des endroits magnifiques car ils peuvent être des lieux de célébration de la vie.

Vous avez fait quelques films d’époque – SELMA, A MOST VIOLENT YEAR ou LE PRODIGE – mais à aucun moment ils n’avaient l’air de reconstitutions. Vous mettez-vous dans le mode de pensée d’un artiste de l’époque ?
Oui ! Vous avez mis dans le mille. Tout ce que j’ai envie de vous répondre, c’est oui ! (Rires.) Effectivement, j’ai essayé de faire ces trois films comme si j’étais un artiste de l’époque où ils se déroulent. Sur SELMA, je me suis mis dans la peau d’un documentariste des années 60. Mais même sur PREMIER CONTACT, c’est le cas, en un sens : j’ai essayé de devenir le meilleur ami de Louise pour transmettre son point de vue. D’ailleurs, ma manière d’éclairer est intimement liée à ça car j’essaie d’utiliser des instruments auxquels les artistes et techniciens d’une époque avaient accès. C’est très important. Cette vibration, cette résonance permet d’impliquer les spectateurs. Ils ont un haut degré de conscience quand quelque chose les trouble donc il est important d’utiliser les outils qui vont maintenir leur attention sur l’histoire. Quant à moi, c’est un défi que je me lance quand je me sers d’outils d’une certaine période. À l’heure actuelle, les LED sont au centre de toutes les discussions donc PREMIER CONTACT me paraissait être une bonne occasion pour en utiliser.

Aujourd’hui, certains directeurs de la photo sont aussi connus que les cinéastes. Pensez-vous que l’on puisse appliquer la ‘théorie de l’auteur’ aux chefs opérateurs ?
Non, je ne crois pas. Les directeurs de la photographie sont des serviteurs. On crée, bien sûr, mais on n’est pas les créateurs du film. Je ne pense pas que la ‘théorie de l’auteur’ puisse s’appliquer. Je dirais même que ce serait dangereux pour nous, chefs opérateurs, de franchir cette ligne. Dans un groupe de jazz, il y a toujours un ou une leader et les autres membres respectent complètement cette position. Nous, on accompagne. Si on veut être des auteurs, on a qu’à monter notre propre groupe. Les chefs opérateurs construisent les fondations, comme peuvent le faire un batteur ou un bassiste. Après, on peut parfois avoir droit à notre solo de temps en temps mais on ne contrôle pas le courant. Notre génération est de plus en plus désorientée par cette idée de ‘chefs op’ rock stars’ qui finissent par devenir plus populaires que les films eux-mêmes. C’est une pente très dangereuse. Il faut qu’on s’éloigne de ça, qu’on reste concentrés sur ce que nous sommes. C’est un voyage de saisir qui l’on est, un voyage suffisamment dense pour occuper toute une vie…

Mais diriez-vous que vos choix
sont très réfléchis et, plus particulièrement, politiques ? Que vous cherchez à dire quelque chose à travers les films que vous faites ?
(Rires.) Oui mais pas de manière ouvertement politique. Même si la vie est, par nature, politique. Disons que j’essaie d’organiser mes choix, un peu à la manière du monde de l’Art dans lequel des curateurs organisent des expositions et réunissent des œuvres en fonction des gens qu’ils veulent toucher. Je suis une sorte de curateur : je choisis des projets qui, selon moi, me permettent de dire quelque chose visuellement. Mais ma vision est politique car elle est intimement liée à mon combat en tant qu’homme noir vivant en Amérique. Il me serait difficile de vous dire que mon travail n’est pas politique. Il l’est. J’exprime mes frustrations, des frustrations communautaires très personnelles concernant la vie en Amérique. Ma photographie véhicule tout ça. C’est politique mais je ne choisis pas de travailler sur un film pour exprimer mes opinions. Je choisis des projets qui me donnent l’opportunité de développer un sens d’empathie et d’amour pour l’humanité. Ça a toujours été mon but : apprendre à me connaître et célébrer ma culture pour pouvoir faire partie de la conversation humaine.

 

 

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