Interview : Bradford Young pour SOLO

06-07-2018 - 12:55 - Par

Interview : Bradford Young pour SOLO

Retour sur notre deuxième entretien avec le chef opérateur américain, effectué peu avant la sortie de SOLO, spin-off STAR WARS réalisé par Ron Howard.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°74, daté mai 2018

 

Après sa première nomination à l’Oscar pour PREMIER CONTACT, qui couronnait plusieurs années d’un travail remarquable dans l’indépendance – chez Ava DuVernay, David Lowery, Dee Rees ou J.C. Chandor, sacré tableau de chasse –, le chef opérateur Bradford Young est parti bosser sur son premier blockbuster de studio, SOLO – A STAR WARS STORY. Une expérience qu’il décrit, d’une voix passionnée, comme un « projet scientifique ». Mais alors, ça se photographie comment une galaxie lointaine, très lointaine ?

 

Solo-Pic1À la vue des trailers, SOLO a tout l’air d’un western. Comment le définiriez-vous ?
Bradford Young : À bien des égards, SOLO est un western, en effet. C’est aussi un coming of age et une étude de personnage. C’est un film juvénile. Je dirais aussi qu’il est très ‘Americana’ dans l’âme : il suit un voyage effectué pour trouver quelque chose de nouveau. Le terme western convient bien parce que ce genre traite de la bataille intrinsèque avec les éléments et de la lutte entre le bien et le mal – avec toutes les nuances que ça implique.

Vous utilisez souvent des outils pouvant être reliés à l’histoire d’un film – des lampes vintage sur LES AMANTS DU TEXAS, des LED sur PREMIER CONTACT. Vous nous avez déjà dit que sur les films d’époque, vous essayez de vous projeter dans la façon de penser d’un artiste de la période. Mais comment faire sur un STAR WARS ? Quel est votre point d’entrée ?

Effectivement, STAR WARS ne peut pas être ancré dans un temps ou un espace connu donc ça nécessite une approche différente. Pour moi, c’était comme un projet scientifique, l’opportunité d’expérimenter avec de nouvelles lumières, de nouvelles optiques etc. C’était l’occasion, aussi, de trouver un moyen d’utiliser les dernières technologies pour m’exprimer. Du
coup, comme sur PREMIER CONTACT, je suis resté sur les LED parce qu’elles permettent une approche hybride : certaines LED donnent un aspect très affûté, très propre tandis que d’autres mènent vers quelque chose de plus instinctif et brut. PREMIER CONTACT était une SF contemporaine, LES AMANTS DU TEXAS un film d’époque. SOLO est un peu tout ça à la fois mais il est aussi plus mythologique. Choisir les LED me permettait une grande variété. Même si j’avais déjà utilisé les LED sur PREMIER CONTACT, j’ai eu la sensation de le faire pleinement sur SOLO. J’avais besoin de ressentir une certaine liberté : sur un énorme film comme celui-là, c’est appréciable de pouvoir toucher les lumières quand il le faut, de pouvoir faire des petits changements de couleur ou de brillance si nécessaire, directement depuis un iPad. C’est vraiment unique. Je voulais pouvoir jouer avec tout ça car je ne savais pas si je pourrais un jour le refaire à une telle échelle.

Vous aimez éclairer avec une seule source de lumière. Est-ce possible de travailler ainsi sur un projet énorme comme SOLO ?
Oh oui, totalement ! Peut-être même
plus ! C’est une des choses géniales avec les LED, d’ailleurs : il y en a une grande variété disponible et elles sont très puissantes. Donc même sur certains énormes décors, j’ai pu éclairer avec une seule source de lumière. Notamment en suspendant bien plus de LED que je n’aurais pu le faire avec des ampoules tungstène. Si je ne pouvais pas éclairer en source unique, je ne m’engagerais pas sur un projet, je crois.

Young-Solo-Exergue1Travailler sur un STAR WARS signifie-t-il de réfléchir à la manière dont les choses sont éclairées et cadrées dans les autres films de
la saga ?

Je me suis détaché des précédents films, notamment parce que les STAR WARS STORY n’ont pas à être rattachés aux autres volets. Ils sont indépendants. J’ai pu créer ma propre logique et c’était une des raisons pour moi de faire ce film : j’avais la possibilité d’aborder cette histoire avec un œil neuf.

Mais par exemple, prenons le
Faucon Millénium. C’est un décor célébrissime de STAR WARS. Pensez-vous l’avoir éclairé différemment et comment ?

J’ai totalement transformé la manière de l’éclairer, oui. Pour être honnête, je n’ai jamais été un grand fan de la manière dont il était éclairé dans les autres STAR WARS. Si j’avais dû m’y conformer, ça m’aurait demandé de réécrire toute mon approche de l’éclairage. Et je n’avais pas envie de le faire ! Nous avons ajouté divers éléments inédits et il y a une raison à ça : ces lumières n’étaient pas là dans les précédents films car il s’agissait d’un Faucon Millénium fatigué, en sale état. Dans SOLO, il est tout neuf. Nous avions donc la possibilité de repartir à zéro. J’ai essayé de légitimer tous les changements et les nouvelles lumières – peut-être qu’avec le temps certaines ont faibli, les ampoules ont cramé et n’ont jamais été changées etc. Je suis un grand amateur des lumières venant de haut donc on a trouvé un moyen de retirer du plafond ces espèces de coussins qui recouvrent les parois du Faucon Millénium, puis d’en faire des moules en polyuréthane dans lesquels on pouvait placer des ampoules. J’avais donc des lumières au plafond dans tout le sas d’entrée du vaisseau – auparavant, ils utilisaient beaucoup de rétro-éclairage, ce qui donne des lumières hors cadre, sur les murs etc. Ce n’est pas mon style. Il fallait que je trouve un moyen d’incorporer mon style et c’était magnifique de pouvoir le faire. SOLO est une origin story alors en tant que spectateur, nous n’avons pas de relation à ce qu’était le Faucon Millénium dans le passé, juste à ce qu’il était dans les autres films. C’était très amusant de pouvoir tout repenser.

D’ailleurs, de ce qu’on en a vu, SOLO ne ressemble à aucun autre STAR WARS. C’est même le premier qui semble jouer autant avec les nuances de noirs et d’ombres. Par le passé, vous nous avez dit vouloir raconter des histoires dans ces nuances. Quelle était votre intention sur SOLO, avec cette imagerie ?

SOLO parle d’un gamin qui vient d’un monde froid, humide et industriel (Corellia, ndlr). L’idée du film est d’effectuer une transition visuelle de ce monde à quelque chose de plus naturel
et idyllique. Dans le récit, il y a donc ces passages de Corellia à des planètes plus ouvertes et dégageant plus d’espoir. Il fallait ne pas perdre de vue que nous suivons des personnages qui doivent changer et être ouverts à l’idée de nouveauté. Au début du film, on doit avoir la sensation que Han ne trouvera jamais ce qu’il cherche – il ne cesse de perdre. Puis le récit va vers cette idée d’espoir et, pour que le public le
ressente, il faut pouvoir être conscient
de la lumière. Il faut que le personnage puisse gagner quelque chose [à l’image], qu’il puisse apprendre. Alors selon moi,
je ne pouvais pas baigner SOLO dans les mêmes ombres et noirceurs que dans
mes autres films. Mais elles sont quand même très présentes. C’est différent
dans le sens où, dans SOLO, les ténèbres sont plus nuancées, légèrement plus élaborées, elles sont peut-être moins apparentes, moins ‘évidentes’ que dans certains de mes autres films. Je crois que les gens vont voir une autre part de mon travail. Visuellement, par rapport aux autres STAR WARS, SOLO est cohérent
à certains niveaux mais, par moments, il est aussi très différent. Le but pour les personnages est de s’adapter à chacune des différentes planètes. Chacune a donc une ambiance différente et dégage quelque chose d’unique. Vous savez, je crois que c’est ce que les gens veulent : de l’imperfection. Plus imparfaits les
films sont, plus réels ils ont l’air. On a vraiment essayé d’embrasser cette idée.

Solo-Pic2Même s’il y avait des effets visuels dans PREMIER CONTACT, on imagine que ça n’a rien à voir avec un STAR WARS… Comment avez- vous abordé SOLO sachant qu’il y aurait beaucoup de CGI ?
C’est drôle, tout le monde pense que les STAR WARS sont bourrés de CGI mais en fait, ce n’est pas forcément le cas. Il y a beaucoup d’éléments pratiques ce qui, pour un directeur de la photographie comme moi, est très utile – je ne suis pas très à l’aise dans les environnements entièrement en CGI. J’ai apporté sur SOLO certaines des choses que j’avais apprises sur PREMIER CONTACT. Notre superviseur des effets spéciaux, Rob Bredow, a un goût incroyable et impeccable, il m’a encouragé à continuer d’utiliser certaines des techniques photographiques que j’avais développées sur d’autres films. Il a ensuite tout fait pour que les éléments des arrière-plans [incrustés sur les fonds verts] reflètent absolument parfaitement les éclairages et les focales utilisés sur le plateau. Sur certains films, on a parfois l’impression que l’arrière-plan créé par l’équipe des VFX a été éclairé différemment que l’avant-plan filmé en plateau. Sur SOLO, je n’ai jamais eu ce sentiment. Rob a fait honneur aux optiques et lumières utilisées lors des prises de vues principales. Sur PREMIER CONTACT, le focus était toujours sur l’avant-plan, sur le personnage humain et concernant l’arrière-plan, disons que nous étions moins précieux. Peut-être que c’est en ça que SOLO se distingue parfois des autres STAR WARS : il est peut-être moins précieux avec les effets et s’attache à rester sur les personnages. Après, ne vous méprenez pas, il y a des séquences-monstre en CGI ! (Rires.) Deux en particulier, assez énormes… Mais nous les avons traitées comme n’importe quelle autre séquence et ILM sont tellement bons dans leur domaine qu’ils allaient dans notre sens.

Récemment, Janusz Kaminski s’inquiétait, dans l’ère du tout- numérique, de voir les chefs opérateurs perdre le contrôle sur leurs images. Sur un film à CGI comme SOLO, avez-vous le sentiment de conserver ce contrôle, de rester le ‘propriétaire’ de toutes les images ?
Oui et d’ailleurs, à mes yeux, c’est une condition sine qua non. Je suis très transparent dès le départ à ce sujet. J’explique très clairement ce que je compte apporter à un projet et si les effets visuels ne veulent pas me suivre… c’est embarrassant pour tout le monde. Parce que dans ces cas-là, les plans à effets ressortent et jurent. Je pourrais vous citer un grand nombre de films où je vois ce que le chef opérateur a fait en avant-plan mais en arrière-plan, les équipes des effets ont complètement re-éclairé la prise. Je le vois. Le public le voit. Si on dit souvent que les gros films à CGI n’ont pas l’air réaliste, qu’ils ont l’air artificiel, c’est parce que les artistes des effets prennent le dessus sur le chef opérateur. Sur SOLO, il y avait un accord dès le départ sur le fait que je devais mener la danse : je fournis un avant-plan et les artistes des effets peuvent faire des suggestions pour améliorer les choses si besoin. Mais le chef opérateur doit diriger. Je ne suis vraiment pas prêt à laisser qui que ce soit remettre ça en question parce que ça fait partie intégrante de mon processus. J’ai eu de la chance sur SOLO parce que Rob Bredow comprend ça parfaitement. C’est l’un des meilleurs dans son domaine et ce n’est pas le genre à re-éclairer des prises. Durant la post-production, quand je regardais le ‘Digital Intermediate’ (équivalent numérique du développement photochimique, ndlr), dans les plans à CGI, je voyais mon travail dans l’image. Rob et moi avons vraiment travaillé de concert pour être tous les deux satisfaits. Prenez Roger Deakins : il est très impliqué dans le processus de développement des effets spéciaux sur ses films et c’est pour ça que tout est si harmonieux chez lui. Ou ROGUE ONE : Greig Fraser était lui aussi très impliqué. Il serait inacceptable que des artistes d’effets prennent le dessus sur un film et sur le travail du chef opérateur.

 

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Vous êtes connu pour réfléchir sur la manière de mieux éclairer les peaux noires. Ava DuVernay a d’ailleurs loué ce pan de votre travail. Était-ce important pour vous de faire ce travail sur un blockbuster mainstream comme SOLO ?
Vous savez, j’essaie d’honorer tout le monde sur un plateau. Il faut que chacun se sente inclus. Raconter une histoire, c’est donner au public une interaction avec des personnages alors je prends soin de m’occuper de tout le monde. Après, il y a effectivement des spécificités à prendre en compte quand on éclaire des peaux sombres. Et ce sont des choses qu’on ne nous apprend pas et dont on ne nous apprend pas l’impact. Nous travaillons dans une industrie qui, historiquement,
ne s’est pas souciée des personnes de couleur. Alors, en effet, nous devons développer des techniques pour améliorer les choses dans ce domaine. C’est une science qui requiert de la prudence et de la vigilance de la part des artistes. Oui, c’est plus simple d’éclairer un cast entièrement blanc parce que la technologie va dans ce sens : les caméras sont calibrées pour ça, la pellicule est calibrée pour ça etc. Mais même si c’est un peu plus facile, ça reste un défi. Parce que raconter une histoire est un défi. La technique, elle, est entièrement à la merci de l’histoire. Donc je ne me vois pas me dire ‘Oh, j’ai un cast entièrement noir, je sais parfaitement ce que je fais, ça va être plus simple’. Non, c’est toujours compliqué. Parce que chaque histoire a ses particularités.

Votre travail est très vivant, dans le cadre de films aux sujets très sombres et dramatiques. SOLO est votre première ‘comédie’. Y avez-vous découvert quelque chose sur votre travail ?
Il aurait été difficile pour moi d’arriver vierge de toute information sur ce que j’aime dans la noirceur de l’image et sur ce à quoi ressemble la comédie. Il aurait été difficile d’arriver vierge de toute idée sur ce mariage entre noirceur et comédie parce qu’il y a quelques très bons exemples en la matière, des cinéastes et des chefs opérateurs qui ont trouvé une belle harmonie entre une approche visuelle un peu sombre et un ton plus comique – prenez Gordon Willis chez Woody Allen, par exemple. Ils ont exploré et découvert des choses dont on peut apprendre énormément. Une de mes plus grosses références pour SOLO était JOHN MCCABE (1971, de Robert Altman, avec Vilmos Zsigmond à la photographie, ndlr). Altman et Vilmos ont découvert que le public pouvait accrocher à certains éléments plus ‘légers’ photographiés de manière ‘sombre’. Je ne suis pas un grand amateur de comédie mais j’ai appris qu’elle reflète souvent son temps. Les comédiens mettent en lumière l’ironie de la vie à une époque donnée. Nous vivons dans une époque très sombre et SOLO, à certains égards, le reflète. Cela nous a permis de créer… pas nécessairement une relation à contre-courant entre la légèreté de la comédie et la noirceur de la photographie. Mais disons que la photographie devait souligner la noirceur de la comédie. Le drame et la comédie se marient très bien. Les gens vont voir STAR WARS pour regarder et écouter des choses. Et ça, c’est le cœur de notre travail : créer une expérience auditive et visuelle qui ait une belle harmonie.

 

 

 

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