US : chronique / analyse

11-03-2019 - 09:00 - Par

US : chronique / analyse

Plus tempétueux, plus sentencieux que GET OUT, mais surtout plus impressionnant formellement, US s’attaque aux fondements de l’Amérique avec un sérieux biblique. Du cinéma d’horreur surexcitant au premier comme au deuxième degré.

 

L’article ci-dessous ne contient pas de spoiler sur l’intrigue de US et ses rebondissements. Toutefois, il analyse le propos et les symboles du film : si vous souhaitez en savoir le moins possible avant visionnage, ne le lisez pas.

 

« Us », soit « nous » en anglais ou « U.S. », « United States ». Jordan Peele conçoit ses films comme des tests de Rorschach : l’interprétation de US importe autant, si ce n’est plus, que ce qui se déroule à l’écran. Que Jordan Peele seul ait, comme un psychiatre spécialiste de la paréidolie, conçu une œuvre si riche qu’il y ait autant de lectures que de spectateurs est aussi remarquable que US en lui-même. Un film plutôt ludique en surface, sous laquelle sont tapis divers niveaux de lecture, qui ne demandent qu’à jaillir au gré de symboles et d’images.

« Ludique », ce n’est pas vraiment le mot. « Pervers » siérait mieux. Sa grande brutalité en fait un slasher efficace ; son postulat, un film d’horreur stupéfiant ; son exécution millimétrée, un plaisir de cinéma. Les Wilson sont en vacances dans la maison familiale d’Adelaïde (Lupita Nyong’o) mais quand Gabe (Winston Duke) propose à ses enfants, Zora (Shahadi Wright Joseph) et Jason (Evan Alex), de passer une journée à Santa Cruz, Adelaïde renâcle. Gamine, sur cette même plage animée d’une splendide fête foraine, elle s’était éloignée de ses parents et aventurée dans une galerie des glaces. Perdue au milieu de dizaines de réflexions de sa propre image, elle avait croisé son double parfait de chair et d’os. Des années après, Adelaïde est toujours très nerveuse. Et ce n’est que le début : une famille identique à la sienne va s’en prendre à elle, son mari et ses enfants.   Monstres d’un genre particulièrement sadique, les doppelgängers, par leur simple existence, s’approprient l’individualité de leurs victimes. Ils sont une sorte d’aberration de la nature, d’autant plus quand, comme dans US, ils sont un reflet bâtard. Une version déliquescente, grognante. Des doubles mal dégrossis visiblement envieux de ce que l’humanité réserve de plus beau. Quand Gabe est un papa gâteau, un joyeux adolescent attardé, bon vivant et protecteur, son reflet déformant est un ours qui grommelle et détruit tout. Quand Zora est une graine d’athlète bien dans ses baskets, son double est une ado increvable et terrifiante. Les Wilson ont heureusement un instinct de survie extraordinaire et les gosses n’ont jamais peur de passer à l’attaque, un club de golf ou une sculpture à la main. À malin, malin et demi. Certaines scènes sont si grinçantes qu’elles flirtent avec la comédie mais pas le temps de rire. Jordan Peele construit un récit nerveux, surprenant, sans jumpscares. Au contraire, il laisse l’horreur infuser dans des cadres diaboliquement construits par le chef opérateur Mike Gioulakis : l’horreur ne jaillit jamais, elle est là, comme un état de fait et il faut cohabiter. Il tord son film progressivement pour qu’il soit de plus en plus complexe, plus agressif – jusqu’à une scène de danse sur un remix cinglé de « I Got 5 on It » de Luniz, point culminant d’un film qui ne cesse de dialoguer avec lui-même. Aussi furtifs que Michael Myers, aussi brutaux que Leatherface, aussi revanchards que Freddy, les doppelgängers de Jordan Peele rentrent au panthéon des vilains marquants du cinéma d’horreur. Enfin, pas eux à proprement parler : ce qu’ils représentent. La face turpide de l’Amérique. La punition divine dont parle le verset 11:11 du Livre de Jérémie, omniprésent dans le film : « Voici que je fais venir sur eux un malheur auquel ils ne pourront échapper. Ils crieront vers moi, et je ne les écouterai pas ».

US s’ouvre sur un carton établissant la mythologie du film : sous terre, l’Amérique est parcourue de souterrains et de rails de métro abandonnés. C’est une donnée a priori fantaisiste : impossible de ne pas y voir pourtant une allégorie du « Underground railroad », ce réseau clandestin par lequel les esclaves fuyaient les états sudistes, un pilier de l’Histoire américaine. Le récit établit une interdépendance entre les Wilson et leurs doppelgängers. Une interdépendance, oui, mais qui n’empêche pas la subordination des doubles. C’est la base de la société capitaliste américaine, d’autant qu’elle est gouvernée aujourd’hui par un milliardaire : la richesse prospère sur l’extrême pauvreté et le bonheur des uns ne s’est pas construit sans le désespoir des autres. Pendant que certains ont accès à la culture, à l’expression (voire à la guérison) par la danse, l’écriture ou la lecture, une Amérique dépérit d’être abandonnée. Armée d’un ciseau, le double d’Adélaïde fait surface pour couper ce cordon dégénéré. Et emmène les siens avec elle.

US n’est pas GET OUT. Son ton n’est pas celui de la farce, la ligne de son récit est moins claire, et il s’émancipe assez rapidement de son concept pour s’élargir vers une peinture plus large de l’Amérique. Il est plus cérébral, moins aimable. « Qui êtes-vous ? » hoquète Adélaïde à l’encontre de cette autre, toute tordue. « Nous sommes Américains ». Ce n’est pas la réplique la plus subtile du film, mais elle a le mérite d’établir que, contrairement à son prédécesseur, US ne parle pas du conflit racial. Il n’y a aucune orchestration d’une opposition entre les Noirs et les Blancs. Jordan Peele met en scène une famille afro-américaine tout ce qu’il y a de plus classe moyenne +, un peu comme leurs voisins les Tyler (Elisabeth Moss et Tim Heidecker) mais en moins beauf. Cependant se dessine à l’intérieur-même du procès intenté par Jordan Peele au rêve américain, fantasmé comme accessible à tous, une discussion plus spécifique à la réussite afro-américaine lorsqu’il lance, de manière presque imperceptible, les noms d’OJ Simpson et de Michael Jackson – soit deux stars, deux exemples extrêmes, qui ont accédé à leur statut en jouant sur un rapport ambivalent à leur identité et sur la compromission. Le premier, à qui la légende attribue souvent la réplique « I’m not black, I’m O.J. », tirait une grande fierté d’être aimé des Blancs : « Ma plus grande réussite, c’est que les gens me voient comme un homme, pas comme un homme noir. J’étais à un mariage, mon épouse et quelques amis étaient les seuls Noirs et j’ai entendu une femme dire ‘Regarde, il y a O.J. Simpson avec des n****s’ », avait-il déclaré au New York Times ; son acquittement pour le meurtre de sa compagne a fait croire à une justice qui serait la même pour tous, peu importe la couleur de peau, alors que l’extrême richesse du sportif a eu un rôle déterminant dans l’issue de son procès éminemment politique. Quant à Michael Jackson, il effaçait toujours davantage son identité à mesure que sa célébrité explosait. US, lui, vient rappeler par la manière forte que l’égalité des chances est un leurre, que le déterminisme suppure et que la société génère ses propres « monstres ». Et si le droit constitutionnel à la recherche du bonheur est le plus creepy des contes de fées, il suffit à Adelaïde (et au public) de suivre le lapin blanc pour accéder à la vérité sociale de US.

En 1986, quand Adélaïde pénètre dans la galerie des glaces qui vous promet de « trouver qui vous êtes », l’attraction porte le nom d’un shaman amérindien. 33 ans plus tard, celui de Merlin, héros de conte de fées Disney d’un côté et figure légendaire d’un Moyen-Âge que les États-Unis n’ont pas connu de l’autre, a remplacé le symbole natif. C’est comme ça : l’Amérique, intrinsèquement créée grâce à la destruction d’autrui, met ses démons sous le tapis. Par l’intelligence de son écriture, la pertinence de son imagerie et l’incarnation habitée, schizophrène de Lupita Nyong’o, US ne tend rien de plus qu’un miroir à un pays cramponné à ses richesses et pas près de rendre ce qu’il a pu usurper.

De Jordan Peele. Avec Lupita Nyong’o, Winston Duke, Elisabeth Moss. États-Unis. 1h59. Sortie le 20 mars

5EtoilesRouges

 

 

 

 

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