BROOKLYN AFFAIRS : chronique

03-12-2019 - 09:22 - Par

BROOKLYN AFFAIRS : chronique

Vingt ans après AU NOM D’ANNA, Edward Norton repasse à la réalisation pour un projet des plus singuliers. Un film noir qui vit de sa dualité, trouvant sa modernité dans l’intemporel et son humanité dans le politique. D’une grande élégance.

 

Rien ne saurait mieux décrire BROOKLYN AFFAIRS que le portrait qu’un des personnages dresse du protagoniste, Lionel Essrog : « T’as l’air bizarre, mais t’es malin. » Et Dieu sait que BROOKLYN AFFAIRS apparaîtra sans doute bien étrange aux yeux de certains tant il détonne – notamment par sa nature faussement anachronique. Tout débute sur deux hommes assis dans une voiture. Les répliques fusent et l’un d’eux, Lionel, tique et bute, répète, bégaie et invective. Il est atteint du syndrome de la Tourette. Très vite, la situation se transforme. De l’attente, on passe à une surveillance puis à une poursuite. Pendant plusieurs minutes, Edward Norton, interprète de Lionel mais aussi scénariste, réalisateur et producteur, entretient la confusion sur l’identité de ses personnages et leur environnement. Il projette son public au beau milieu d’un nœud dramatique qui se joue déjà, sans préambule. En prenant ce risque délibéré de perdre immédiatement le spectateur tout en le prenant au col – la séquence déborde de tension et d’énergie ; Lionel, campé avec bravoure par Norton, est tout de suite captivant –, il affirme le contrôle total qu’il exerce sur son récit, le contexte, son ambiance et ses effets. Une entrée en matière qui laisse le spectateur affamé, en quête de réponses.

Au bout de quelques minutes, Norton dévoile les fils de son intrigue : New York, 1957. Lionel, orphelin, fait le détective privé avec ses amis d’enfance, eux aussi orphelins, pour le compte de leur mentor à tous, Frank Minna (Bruce Willis). Sa nouvelle enquête le mène à croiser la route d’une avocate militante (Gugu Mbatha-Raw) et d’un promoteur au pouvoir démesuré (Alec Baldwin)… BROOKLYN AFFAIRS l’affirme donc dès sa séquence liminaire : il sera un film de parti pris. Respectant à la lettre la forme du film noir telle que la conscience collective l’imagine – voix off, femmes fatales, feutres, impers et bourbon au club de jazz –, Edward Norton évite consciencieusement tout élan post-moderne et s’applique à construire avec soin les apparats du genre. Et quel soin ! La lumière, splendide, signée Dick Pope, oscillant du stylisé au naturaliste, fait référence parfois très clairement aux toiles d’Edward Hopper tandis que la musique de Daniel Pemberton, outil narratif indispensable au récit, triturant le jazz, lie tous les éléments les uns aux autres, bouscule le récit et en souligne l’étrangeté. On y revient. Oui, BROOKLYN AFFAIRS est un drôle de zèbre. Un weirdo.

Car derrière le suranné du film noir d’époque vrombit une grande modernité – à l’image de cette scène illustrée par une chanson inédite de Thom Yorke. Personnage hors norme, Lionel se dévoile de manière duale. À l’écran : nerveux, obsessif, déroulant la bobine de fil qu’est son esprit. En voix off : affranchi de ses tics, saillies verbales et bégaiement. Là, Norton offre un cadeau au spectateur : le laisser accompagner totalement le personnage, dans ses douleurs et frustrations, mais aussi dans son esprit et le regard qu’il porte sur son affliction. Se lient entre lui et nous empathie et intimité, qui décuplent l’intérêt que l’on porte à son enquête. D’autant qu’elle révèle un propos dont la portée apparaît double elle aussi, à la fois historique et contemporaine. Chronique des coulisses (réelles) de la modernisation de New York et d’une Amérique corrompue, masculiniste, qui construit sa fortune sur les tombes des autres, BROOKLYN AFFAIRS plonge son regard enfiévré dans un système bâti sur le racisme, le sexisme et la lutte des classes. Là réside une des grandes réussites du film : sa capacité à assumer son identité et ses potentiels paradoxes, pour s’en nourrir. En développement depuis vingt ans, il semble (à tort, donc) avoir été écrit en réaction à l’époque – de Trump à #MeToo – et en tire une véritable pertinence. Mieux : objet filmique travaillant avec minutie l’artifice de cinéma, il accède à une grande vérité humaine et émotionnelle.

D’Edward Norton. Avec Edward Norton, Gugu Mbatha-Raw, Alec Baldwin, Willem Dafoe, Bruce Willis. États-Unis. 2h24

4Etoiles

 

 

 

 

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