LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO : chronique

11-12-2019 - 09:09 - Par

LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO : chronique

Ancien assistant de Todd Haynes, Karim Aïnouz filme deux soeurs séparées par le patriarcat. Du très grand cinéma, charnel, habité et engagé.

 

Orphée, au plus profond des enfers, convainc Perséphone et Hadès de libérer son amour perdu, Eurydice. Un seul regard suffira pour empêcher le retour parmi les vivants de sa compagne. Le drame résonne dans le prénom d’Eurydice alors le titre du film de Karim Aïnouz ne peut que revêtir des augures tragiques. Ici, il conte comment, dans le Brésil des 50’s, deux sœurs, Eurídice et Guida, vont être séparées par les circonstances puis tenues éloignées l’une de l’autre, à leur insu, par les mécanismes oppressifs du patriarcat. Chacune à sa manière, elles subissent ce que la société attend des femmes, tentent de vivre leurs rêves et reçoivent en retour humiliations et désillusions. Dans un Scope faisant de l’intime une épopée dramatique, avec une image granuleuse, colorée et chaude à la densité charnelle, Aïnouz capte avec justesse les souffrances, physiques et morales, connues par ces sœurs qui n’ont qu’un espoir : se revoir un jour. Sans exagérer sur les effets de pathos, le cinéaste établit tout un monde entre ces deux femmes. Guida travaille, refuse de devenir comme sa mère qui « vit dans l’ombre de [son] père », elle peine à joindre les deux bouts, courbe l’échine mais jamais ne craque, puisque « les pauvres n’ont pas le temps de devenir fous ». Eurídice, elle, vit le calvaire d’une femme au foyer dont chaque espoir d’émancipation se voit anéanti par son mari et par son père. Superbement campées par Júlia Stockler et Carol Duarte, elles réifient cette impossibilité, ici littérale, de toute sororité dans un monde dominé, légiféré et codifié par les hommes – thème abordé récemment, avec la même mélancolie, par Steve McQueen dans LES VEUVES et Josie Rourke dans MARY STUART. La pertinence du propos est servie par la maîtrise du traitement de Karim Aïnouz. Jamais LA VIE INVISIBLE ne dérape, même si ce que traversent Eurídice et Guida, martyres romanesques et dignes, reste révoltant à regarder. Dansant sur une ligne ténue entre retenue et lyrisme, Aïnouz filme ces familles qu’on se crée et qui nous guérissent, les liens du sang qui nous torturent mais nous construisent, ces personnes qu’on aime puis qu’on perd, les deuils, les erreurs, les mots que l’on aurait aimé dire, les lettres que l’on aurait aimé lire. Il convoque la tristesse de nos vies sans jamais en faire un spectacle morbide. Grande fresque mélodramatique, LA VIE INVISIBLE D’EURÍDICE GUSMÃO, vit, vibre, rit, pleure, et déploie avec délicatesse des intentions pures et des sentiments profonds. Jusqu’à cet épilogue, décharge émotionnelle de dix minutes, où un simple regard suffit à déclencher les larmes. Sublime.

De Karim Aïnouz. Avec Carol Duarte, Julia Stockler, Bárbara Santos. Brésil. 2h19. Sortie le 11 décembre

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