Interview : Hildur Guðnadóttir pour JOKER

10-02-2020 - 05:24 - Par

Interview : Hildur Guðnadóttir pour JOKER

La compositrice islandaise vient de remporter l’Oscar de la meilleure musique originale pour JOKER. Entretien.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°88 daté octobre 2019

 

Comment donner vie musicalement au parcours heurté et complexe du Joker ? C’est la question à laquelle s’est confrontée la compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir, à la demande du réalisateur Todd Phillips. Sa réponse ? D’une puissance incroyable, où cordes et percussions s’invectivent pour réifier les conflits intérieurs du personnage. Gotham n’a jamais sonné comme ça : un tour de force que l’on décrypte avec elle.

Pour Hildur Guðnadóttir, 2019 aura été américaine : la compositrice islandaise a marqué l’année avec deux partitions particulièrement affûtées, pour la mini-série de HBO CHERNOBYL ce printemps et pour JOKER de Todd Phillips. Des scores singuliers, aux sonorités très différentes, mais liés par la même envie de Guðnadóttir d’aller au plus près des émotions suscitées par l’histoire racontée à l’écran. À l’instar de Daniel Pemberton, elle fait partie de cette génération de compositeurs intrépides, portés sur l’expérimentation tous azimuts, pour qui la musique se trouve partout, dans tous les sons, des plus concrets et organiques aux plus abstraits et travaillés. Venue à la musique par le violoncelle, qu’elle maîtrise dès son plus jeune âge, Hildur Guðnadóttir a par la suite enregistré ou joué sur scène avec quantités de groupes dont ses compatriotes de Múm, les Anglais de Throbbing Gristle ou les Américains d’Animal Collective, tout en menant dès 2006 une carrière solo de musicienne et chanteuse expérimentale sur une poignée d’albums. Au cinéma, elle mène une carrière tout aussi diversifiée : depuis le début des années 2010, elle compose en son nom pour divers cinéastes européens, dont Tobias Lindholm (HIJACKING), Baltasar Kormakur (THE OATH, la série TRAPPED), Dome Karukoski (TOM OF FINLAND) ou Stefano Sollima (SICARIO 2), participe en tant que violoncelliste à THE REVENANT pour Ryuichi Sakamoto, joue de son instrument fétiche et collabore avec son ami de vingt ans Jóhann Jóhannsson sur les scores de PRISONERS, SICARIO et PREMIER CONTACT, puis co-compose avec lui la musique de MARIE MADELEINE. Aujourd’hui, loin des cuivres triomphants et des envolées lyriques de cordes, si typiques des films de super-héros, elle livre pour JOKER une partition vibrante de noirceur et d’émotions contradictoires, générant tout autant l’empathie que l’effroi du spectateur pour Arthur Fleck / Joker, modelant les ténèbres qui envahissent Gotham et sa population. Intimement mêlée au tissu narratif et visuel de JOKER, voire à l’interprétation de Joaquin Phoenix, sa musique se dévoile de manière brute, crue, prenant toujours plus d’ampleur à mesure que Fleck sombre. Un travail qui, peut-être encore plus que tous ses précédents, définit son audace et sa soif d’expérimentation – elle use notamment avec brio de violoncelles électro-acoustiques – et confirme sa place parmi les personnalités actuelles les plus passionnantes de la musique de films.

 

Savez-vous pourquoi Todd Phillips vous voulait pour JOKER ?

Hildur Guðnadóttir : Todd travaille depuis presque dix ans avec Jason Ruder (supervi- seur du montage musique et producteur exécutif de la musique sur JOKER, ndlr). Tous les deux étaient convaincus que, sur ce film, ils devraient travailler très en amont sur le score. Il se trouve que Jason connaissait mes disques solos et il a suggéré mon nom à Todd. Ce dernier a apprécié mon travail et pensé que ça collerait bien pour JOKER. Ils m’ont contactée pour savoir si ça m’intéresserait et, de toute évidence, c’était le cas ! (Rires.) C’est un projet fascinant : lorsqu’ils m’ont envoyé le script j’ai été totalement happée par la façon dont cette histoire était racontée, par l’aspect émotionnel assez inédit dans l’approche de ce personnage très connu.

Comment Todd Phillips vous a-t-il décrit ce qu’il attendait ?

Il était très ouvert dès le départ. Nous avons discuté en passant le script en revue. Ça nous a permis d’apprendre à nous connaître, également. Il n’a rien spécifié de particulier quant à ses envies pour le score. Il voulait avant tout que je lise le script et que je commence à proposer des choses, que je retranscrive en musique les émotions que le scénario générait en moi. Alors j’ai écrit quelques morceaux, je les lui ai envoyés et il m’a répondu avoir été ‘soufflé’ par ces premières propositions. Ce sont ses mots, hein ! (Rires.) Il a aimé la manière dont j’étais parvenue à écrire une musique qui créait le sentiment qu’il recherchait, sans qu’il ait eu à me l’expliquer. C’était très agréable de réaliser que nous étions sur la même longueur d’ondes dès le départ, sans avoir à discuter énormément. Pour moi, c’est un processus très naturel : lorsqu’on crée à plusieurs artistes, j’aime quand on peut le faire sans trop verbaliser les choses car les mots ne sont pas vraiment mon mode d’expression ! (Rires.) Pour expliquer mes émotions, je suis bien plus à l’aise avec la musique et le son. Être sur la même longueur d’ondes était donc un point de départ idéal. Puis, lorsque le tournage a commencé, ils ont utilisé certains de mes morceaux sur le plateau. Certaines scènes ont ainsi été influencées ou inspirées par la musique, aussi bien pour les mouvements, que pour le rythme ou le ton. Tout au long de la confection du film, Todd et moi avons eu un dialogue permanent, fondé sur une grande ouverture d’esprit et sur une confiance mutuelle.

Le score de JOKER est en grande partie mû par des sonorités de violoncelle, votre instrument de prédilection. Vous êtes connue pour expérimenter avec des violoncelles construits de toutes pièces, souvent hybrides, comme l’Halldorophone. Est-ce qu’ils vous ont servi sur JOKER ?
Oui, l’Halldorophone est l’un des principaux instruments solo sur ce score. Globalement, dès que vous entendez une sorte de vibration électrique, il s’agit de l’Halldorophone. C’est
le cas, par exemple, dans la scène où Arthur entre dans son frigo (le morceau s’intitule Hiding In The Fridge’, ndlr) : à première vue, on dirait de l’électronique mais c’est en fait joué entièrement en direct par l’instrument.

Le violoncelle vous est très personnel. Sur JOKER, vous l’emmenez sur des territoires très sombres et menaçants. Est-ce difficile ou naturel pour vous d’aller vers ce type de sonorités ?
En fait, c’est assez naturel ! (Rires.) Chaque projet est différent. Todd avait écouté mes disques solos alors il était assez attiré par ces sonorités et souhaitait que le violoncelle soit l’un des éléments-fondateurs du score de JOKER. Comme vous l’avez dit, c’est un instrument qui m’est très personnel. Il est devenu une véritable extension de moi-même, dans la manière dont j’expérimente les choses physiquement et dont je m’exprime naturellement. Sur JOKER, il était important que le violoncelle devienne Arthur Fleck, musicalement. Que le violoncelle communique qui est Arthur. Il me fallait imaginer ce qu’il ressentait, y compris physiquement. Tout ça m’est venu très naturellement même si, par moments, c’était déchirant évidemment, parce qu’Arthur traverse d’importants troubles émotionnels. Mais c’est exaltant d’essayer de devenir quelqu’un musicalement.

Vous insufflez une grande dualité au violoncelle. S’il est souvent menaçant, il communique également la solitude et la tristesse d’Arthur. Vous participez de l’empathie qu’on peut avoir pour le personnage. Comment obtenez-vous un spectre émotionnel aussi polarisé avec le même instrument, dans la même partition ?
Je n’en ai aucune idée ! (Elle explose de rire) Je crois que c’est la même chose que l’expression humaine. Un être humain peut traverser tout un spectre d’émotions, de sentiments, et de manières de les exprimer. Comme le violoncelle est une grande part de moi-même, il est totalement naturel pour moi de l’utiliser pour transmettre et faire le portrait de toutes ces différentes émotions.

Cordes et percussions vont souvent de pair sur le score de JOKER. Comment avez-vous conçu cette association ?

Il était important pour moi que les percussions ne donnent pas l’impression au spectateur d’être devant un film d’action. Je ne voulais pas tomber dans les codes d’un score de film de super-héros. Il fallait que les percussions soient très réfléchies. La musique est construite de sorte que les mélodies, au départ, apparaissent dépouillées. Dans le morceau ‘Defeated Clown’ par exemple, on a la sensation qu’un seul violoncelle joue la mélodie alors qu’en fait, il y a tout un ensemble symphonique qui joue derrière, en même temps. On ne peut pas vraiment l’entendre en tant que tel, c’est presque un fantôme. Mais on peut le ressentir. Alors que l’intensité du récit s’accroît, que le personnage traverse toujours plus de troubles, qu’il tente de s’insérer mais que sa colère grandit et qu’il devient violent, l’orchestration du score devient de plus en plus ample et cet ensemble symphonique qui au départ jouait imperceptiblement en retrait, passe de plus en plus à l’avant et prend le dessus. C’est un moyen, par la musique, d’illustrer qu’il y a dans ce personnage une facette qu’on ne voit pas au départ, mais qui est là – et on le sait. Ces couches de son deviennent de plus en plus imposantes à mesure qu’Arthur se dévoile. C’est le même processus pour les percussions. Au début du film, je les utilise dans des motifs très simples (elle fredonne quelques notes, comme des monosyllabes, très espacées les unes des autres, ndlr) : rien ne se passe, ou presque. Puis, comme pour l’orchestration des mélodies, la présence des percussions se fait de plus en plus notable et de moins en moins simple à mesure qu’Arthur sombre dans la colère.

Sur SICARIO 2, vous aviez utilisé des percussions ‘non traditionnelles’ : vous tapiez sur des éléments en métal, jusqu’à les désosser…
Oui. Sur JOKER, c’était tout de même plus classique que sur SICARIO 2 de ce point de vue là. Mais j’ai quand même mené quelques expérimentations et utilisé quelques morceaux de ferraille, en effet ! (Rires.)

Écouter le score de JOKER au casque est une expérience assez phénoménale : il se dégage de votre musique une grande crudité. On a l’impression d’être dans le studio avec vous, on a la sensation que la partition est jouée entièrement live. À quel point est-ce le cas ou une illusion donnée par la production ?
Le score est en très grande partie live, en effet. Todd aimait l’idée que la musique de JOKER donne l’impression d’être artisanale ou bricolée. Je trouvais que la crudité des textures sonores collait parfaitement aux images et à… la crudité de l’environnement et des sentiments d’Arthur. Le point de vue que porte Todd sur cette histoire est avant tout très humain, il se dégage donc des sentiments très bruts et élémentaires. Je me suis calée sur ça, sur cette crudité. Du coup, il était vital que la musique soit brute elle aussi : les performances, par exemple, sont retransmises telles quelles. Il n’y a pas de montage, elles sont jouées d’un point A à un point B et retranscrites telles quelles dans le score. Ça permettait de garder non seulement les erreurs, les éventuelles fausses notes, mais aussi tous les petits sons parasites qui peuvent survenir. Tout ça insuffle quelque chose de très humain à la musique.

Vous utilisez des voix une seule fois dans JOKER, sur le morceau ‘Waiting For The Show’. Vous êtes vous-même chanteuse sur vos disques solos. Quelle mission donnez-vous à ce chœur dans JOKER ?
Quand vous entendez le chœur, c’est en fait uniquement moi qui chante. ‘Waiting For The Show’ – qui est une variation autour du thème de ‘Bathroom Dance’ – survient à un moment où Arthur s’apprête à devenir vraiment le Joker. C’est un court moment où il danse, juste avant d’entrer sur la scène du talk-show. Je voulais insuffler à ce passage quelque chose qui puisse l’élever, en quelque sorte. Et je trouve qu’un chœur est toujours un bon outil pour ça.

Dans votre travail, vous floutez parfois la frontière entre musique et effets sonores. C’est notamment le cas dans le score de la mini-série CHERNOBYL. Jóhann Jóhannsson nous avait un jour dit que pour lui, tout était musique. Mais comment savez-vous lorsqu’une histoire peut être ainsi illustrée par des textures de sons ?
Il faut juste aborder chaque projet en se demandant ce dont a besoin l’histoire pour être racontée. Puis quel est le meilleur moyen musical d’y parvenir, de se mettre au service de l’histoire. Donc ces choix dépendent énormément du projet. Dans le récit de CHERNOBYL, l’espace jouait un rôle important car il avait à voir avec la radioactivité, qui était un personnage à part entière. Alors il était vital selon moi que cet espace soit représenté dans la musique. Sauf que la radioactivité est un personnage que l’on ne peut pas voir à l’écran. La musique servait donc à ça : elle était la radioactivité. Et pour que ça sonne honnête et réaliste, il fallait que la musique soit fondée sur des sons réels et factuels. Pour transmettre ce que c’était d’être là-bas, ce que ça fait d’être dans ce genre d’espace et de situation, la musique devait venir de cet espace. (Avant les prises de vues, elle est allée sur les lieux de tournage, une centrale abandonnée, et y a enregistré quantité de sons qui ont ensuite servi pour le score, ndlr). Je dirais que la musique et les effets sonores ne sont pas les deux faces d’une même pièce : ils sont, en fait, la même face d’une même pièce ! (Rires.) Nous recevons la musique et les sons de la même manière. Au cinéma, le sound design joue un rôle prédominant et sa place ne cesse de grandir – les films deviennent de plus en plus énormes et… de plus en plus bruyants ! (Rires.) Les effets sonores sont parfois mixés plus forts que la musique, maintenant. Mais quand la musique et le sound design travaillent de concert, ça sert le médium car cela devient une expérience globale. Je ne pense pas qu’il faille uniquement regarder qui est le plus mis en avant, il faut surtout se demander quelle est la nature de l’histoire et comment elle est vécue par le spectateur. C’est le plus important.

JOKER
Disponible en DVD, Blu-ray et VOD

 

 

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