TENET : chronique

26-08-2020 - 10:10 - Par

TENET : chronique

Brio technique et interprètes impeccables servent une quête d’abstraction où Chris Nolan engage constamment le regard du spectateur. À voir impérativement deux fois – c’est aussi sa limite.

 

Des terroristes prennent d’assaut l’opéra de Kiev. Des forces spéciales répliquent. TENET débute sans exposition, projette le spectateur au centre d’un chaos précisément mis en scène, cadencé jusqu’à la syncope par les beats de Ludwig Göransson. Une absence de préambule qui pourrait priver Le Protagoniste (John David Washington) de toute chair. Quelques informations éparses viennent toutefois le caractériser à travers son élan sacrificiel, qu’il assouvit sans quérir les honneurs. En dépit de cette nature chevaleresque, Le Protagoniste détone. Plusieurs personnages le lui font remarquer : il s’intègre mal. Pas assez bien habillé, pas assez poli ou cérémonieux – là résident les esquisses d’une lutte des classes. Sans milieu, sans background, sans exposition, Le Protagoniste n’est rien d’autre qu’un héros asservi à sa condition. Une caractérisation idoine – TENET est un thriller d’espionnage –, touchante aussi, dans une réserve toute « nolanienne », et qui trouve parfait aboutissement dans l’attachement chaste qui le lie à Kat (Elizabeth Debicki), femme bafouée en quête de liberté, et la relation tout en non-dits qu’il noue avec son collègue Neil (Robert Pattinson). En ce sens, il est un Batman réduit à son strict minimum, à savoir un ADN tragique et à ce qui lie la plupart des personnages « nolaniens » : leur enfermement – dans une mémoire défaillante pour MEMENTO, un trauma pour la trilogie DARK KNIGHT, une quête insoluble dans INTERSTELLAR, un rêve dans INCEPTION, etc.

Au-delà même de cette métaphore, Le Protagoniste se retrouve catapulté dans un enfermement littéral, un étau où ce qu’il croit savoir de l’écoulement du temps se retrouve bouleversé par son nouvel ennemi, dont il doit se servir comme d’un outil : l’inversion. Dans le splendide DUNKERQUE, Chris Nolan entrecroisait trois lignes temporelles allant dans le même sens mais à des rythmes différents (une semaine, un jour, une heure). Dans TENET, les lignes se croisent et se rejoignent toujours, mais se déploient dans deux sens – l’avant et l’arrière. Une mécanique où TENET devient l’anti-DUNKERQUE : là où ce dernier parvenait à une épure du style de Nolan (jusque dans sa durée « réduite » de 1h45), à une sorte de complexité limpide, TENET se veut roboratif, implexe, voire déroutant. Comme si Nolan faisait du sur-Nolan. « N’essayez pas de comprendre. Ressentez », explique-t-on au Protagoniste. Derrière cette exhortation à la limite de la facilité se cache un jeu de perception. Oui, par moments, TENET ne laisse d’autre choix que de ressentir : allant du raffinement à l’outrance, ses images écrasent le spectateur. Impossible d’expliquer verbalement les rouages narratifs et physiques d’une scène. Pourtant, elle existe, limpide, dans notre regard et nos esprits. Nolan ne se satisfait pas néanmoins de la nature sensorielle du cinéma qu’il érige ici : TENET exige du spectateur une attention totale, à chaque plan, à chaque dialogue. Dans cette événementialisation permanente, TENET peine parfois à hiérarchiser les informations, risquant la mise à distance, voire le rejet de certains.

Pourtant, Chris Nolan ne vise pas l’impénétrabilité – et un deuxième visionnage le prouve (revoir, c’est voir : là est l’enfermement méta du spectateur, condamné au même étau que les personnages). Il réclame « juste » de son public de questionner ses habitudes de perception, d’accepter de ne pas appréhender une image ou une scène pour l’assimiler finalement plus tard dans le récit, puis d’user de chaque visionnage additionnel comme d’un nouveau filtre de décodage. TENET, en réfléchissant à la manière d’engager ce regard, à la manière d’aligner la subjectivité du cinéaste et celle du spectateur à la folle réalité physique qu’il met en scène, sonne presque par instants comme un traité sur le cinéma. D’ailleurs Neil, qui partage le look dandy décontracté de Nolan, « pitche » au Protagoniste une opération complexe comme le réalisateur « pitcherait » un de ses projets insensés.

Blockbuster exigeant et complexe à une époque où les spectacles-rois de Disney/Marvel misent sur la simplicité et l’immédiateté, TENET apparaît comme une réaction, épidermique et jusqu’au-boutiste, de Chris Nolan, qui mène ses mécanismes et thématiques à leur paroxysme. À l’instar de ses héros qui depuis MEMENTO ont souvent cherché à retrouver ce qu’ils ont perdu, le cinéaste court après un cinéma qu’il aime, en voie de disparition. Avec TENET, véritable film-somme – MEMENTO usait de l’inversion d’un plan dès son introduction, pour ne citer qu’une passerelle évidente –, Nolan opère peut-être, de son plein gré, son propre enfermement. Un enfermement dans ce qu’il attend d’un spectacle populaire – et ses possibles surenchères –, dans ce que le cinéma et le public attendent de lui. Pas sûr que, d’un point de vue industriel, la proposition ne soit pas anachronique. Ou terriblement en avance. Qu’importe : d’un point de vue cinématographique, elle s’avère rudement stimulante.

De Christopher Nolan. Avec John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh. États-Unis. 2h29. Sortie le 26 août

5EtoilesRouges

 

 

 

 

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