EMA : chronique

02-09-2020 - 13:40 - Par

EMA : chronique

La puissance du cinéma de Pablo Larraín est tout à fait soluble dans le contemporain. Peut-être le film le plus revêche du réalisateur ; peut-être aussi le plus fascinant.

 

Les personnages de Pablo Larraín, c’est tout un poème. Souvent impassibles, parfois malaimables, rarement faciles d’accès, ils mettent à mal l’adage selon lequel le spectateur doit s’identifier pour que le film l’emporte. En même temps, souvent l’auteur nous a-t-il transposé dans des temps très durs pour des films pas faciles : le Chili pendant la Guerre froide (NERUDA), au début du règne de Pinochet (POST MORTEM), à la fin (NO), l’Amérique à l’assassinat de Kennedy (JACKIE). Quand le monde va basculer, le réalisateur chilien crée des personnages ou des fictions de personnes réelles comme d’étranges proxy pour des films d’époque. Avec leur allure hermétique, monacale, ils sont des piliers qui tentent de ne pas ployer sous le poids de l’Histoire. Avec EMA, Larraín semble moins solennel. Il filme un Chili d’aujourd’hui moderne. A priori moins politique. Quoique filmer la jeunesse, ça l’est éminemment.

Ema (Mariana Di Girolamo) est danseuse. Elle est surtout très jeune et forme avec son chorégraphe Gaston (Gael García Bernal), un homme beaucoup plus vieux qu’elle, un couple en crise. Récemment, ils ont adopté un enfant, mais ses actes pyromanes et violents les avaient poussés à le rendre. Un tabou qu’ils ont brisé et qui leur vaut d’être marginalisés par beaucoup. Ema, depuis, n’a qu’une obsession : récupérer le petit, désormais adopté par d’autres parents. Avec l’aide des filles de sa troupe, elle va se rapprocher du couple d’une bien étrange manière. Son périple de femme est jalonné de décisions qui ne cessent de confronter le spectateur à ses propres limites. La méchanceté qui règne dans son couple nous heurte souvent. Sa fragilité, parfois, nous dévaste. Sa liberté nous méduse. Pablo Larraín trace un drôle de récit où chaque scène pourrait être celle d’une pièce de théâtre mise en scène par Ema, où certaines séquences semblent gratuites alors qu’elles révèlent beaucoup sur la psychologie de son héroïne, où le quatrième mur s’effondre sous les assauts de chorégraphies démentes au son d’un reggaeton endiablé. Ema, les traits habités, danse comme si la vie en dépendait. Pablo Larraín élabore des plans d’une beauté divine et s’affirme à nouveau comme le plus grand esthète d’Amérique du sud. Son formalisme avait souvent été aidé par un esthétisme clinique et froid ; dans EMA, il parvient à faire un cinéma aussi sévère que sublime, aussi amer que chaleureux. À l’image, il souffle le chaud, le froid et nous, sommes littéralement pétrifiés par le talent. 

Bien qu’avec JACKIE, Pablo Larraín avait déjà peint le portrait d’une femme qui vivait au mépris des conventions politiques – avec, ça tombait bien, un biopic qui évoluait au mépris des codes du genre –, EMA offre encore davantage aux filles de pulvériser le carcan dans lequel le monde (et le cinéma) veut les enfermer. Long-métrage foncièrement féministe, qui ne prend pas de gants avec ses personnages masculins, EMA montre des femmes dans la pluralité la plus riche, interrogeant leur propre instinct maternel, leur propre indépendance, leur propre corps, s’épanouissant dans une sororité dévorante et hyper-sensuelle. Androgynes, ultra-féminines, en jogging ou en talons hauts, cheveux décolorés, teintés en bleu, sur-maquillées, parées de bijoux ou au naturel, elles font leur révolution par la danse et le sexe. Quand Ema arrive à ses fins, c’est comme si le monde s’était apaisé. Même s’il a fallu pour cela déchaîner un chaos de cinéma provocant si ce n’est provocateur.

De Pablo Larraín. Avec Mariana Di Girolamo, Gael García Bernal, Santiago Cabrera. Chili. 1h42. Sortie le 2 septembre

4Etoiles

 

 

 

 

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