Cannes 2021 : MEMORIA / Critique

16-07-2021 - 14:28 - Par

Cannes 2021 : MEMORIA / Critique

D’Apichatpong Weerasethakul. Sélection officielle, Compétition.

 

Le retour très attendu du magicien Weerasethakul. Radical et transcendantal, une épopée physique et sonore qui emmène loin, très loin.

On entre dans un film de Weerasethakul comme on va à la messe. Quelque chose d’un recueillement, d’un cérémonial intérieur qui demande d’accorder son temps à celui du film. Une façon de respirer à l’unisson de ses images vibrantes, instables, toujours au bord de nous révéler quelque chose qui s’était caché là et que nous ne savions pas regarder. MEMORIA ne déroge pas à la règle et pousse la radicalité de ce recueillement dans les retranchements les plus lointains du spectateur.

Tout commence par un son. Dans la pénombre, une femme dort. Elle respire lentement, on la distingue à peine. On s’apprête à sombrer avec elle dans le sommeil, déjà fourbu de ce cinéma qui prend le temps de respirer. Soudain, un choc. Sonore. Puissant. Mystérieux. La femme sursaute, se réveille. Nous aussi. L’effet est physiquement déroutant. Comme de se réveiller en sursaut d’un cauchemar. Notre corps prêt à se délasser s’est soudain tendu, aux aguets, aux abois d’un mystère qui ne s’explique pas. C’est tout le programme de ce MEMORIA, film sonore fait de nappes, d’échos, de sursauts et de langueur. À Bogota, Jessica (Tilda Swinton, fragile et fébrile, sublime) est comme épuisée par le monde. Tendue, hantée par ce son qui la surprend et la terrorise à tout moment, elle erre dans la ville. D’ordinaire cinéaste de la jungle et de ses mystères, Weerasethakul s’essaie ici à la beauté invisible et bruyante des villes. Constamment noyés sous des nappes de sons ambiant (de la fureur des voitures à la pluie drue qui tombe), ces longs plans minimalistes trouvent soudain un mystère nouveau. Il réussit à nous rendre alerte au son, à le dissocier de l’image, à le rendre comme une menace enveloppante autour du corps frêle de Swinton. Constamment tendu et éreinté par ce cinéma de langueur, on oscille entre sommeil et sursaut dans une transe qui nous fait perdre pied avec la réalité.

Comparable dans sa première partie très raide à l’expérience folle que le BLOW UP d’Antonioni peut produire (la lente dépersonnalisation d’un homme, la fureur des villes et la dissolution du mystère), MEMORIA glisse alors vers un retour aux sources. Dans le sillage d’un immense tunnel (le ramenant peut-être quelque part là où son cinéma l’attendait), le film s’enfonce dans la jungle familière des films de Weerasethakul. Devenue une coquille vide, un corps alangui et exsangue, Tilda Swinton fait soudain au cœur de cette jungle l’expérience sidérante de l’invisible et de l’impensable. Quelque part entre LA JETÉE, TREE OF LIFE et quelque chose du LUCY de Luc Besson (oui, oui, il y a de ça), MEMORIA atteint des sommets de sidération, des moments cinématographiques dingues où le son l’emporte sur l’image, où personnage et spectateur – voyageurs immobiles – traversent l’espace et le temps. Les yeux écarquillés, le corps dissout, l’esprit au loin, on sort de MEMORIA dans un état de choc, incapable de mettre des mots sur l’expérience vécue. Si MEMORIA n’est pas le plus accessible ni le plus généreux des films de Weerasethakul, il est aussi et surtout l’expérience peut-être la plus radicale. Du cinéma comme une illumination. Vers l’infini et au-delà.

D’Apichatpong Weerasethakul. Avec Tilda Swinton, Jeanne Balibar, Elkin Diaz. Thaïlande. 2h16. Prochainement

 

 

Memoria1

Memoria2

 

 

 

 

Pub
 
 

Les commentaires sont fermés.