Interview : John Murphy

08-08-2021 - 13:56 - Par

Interview : John Murphy

Après dix ans d’absence au cinéma, John Murphy signe la musique originale de THE SUICIDE SQUAD, actuellement en salles. À l’occasion de cette actualité, nous publions ici l’entretien exclusif que le compositeur nous avait accordé il y a quelques mois, centré sur sa collaboration avec Danny Boyle.

 

Cet entretien a été publié au préalable dans le magazine Cinemateaser n°102, daté mai 2021

 

« Avec John, je suis tombé amoureux de l’idée de score. » Depuis que Danny Boyle nous a fait cette confidence en 2019, l’idée nous trotte dans la tête : discuter avec le compositeur John Murphy de sa féconde et décisive collaboration avec le cinéaste. Sept ans. Deux téléfilms. Trois films. Et une liberté créative sans limite qui a donné lieu à certains des morceaux les plus emblématiques de ce siècle. En vidéoconférence depuis son studio de Los Angeles, John Murphy explore pour nous ses années Boyle.

 

Parce qu’il a composé pour le cinéma une poignée de morceaux parmi les plus mémorables du XXIe siècle, John Murphy fait partie de ces musiciens dont le nom ne dit sans doute rien au grand public mais dont le travail est connu de tous. Quiconque a allumé sa télé ces quinze dernières années, regardé un reportage, un écran publicitaire ou des bandes-annonces, a forcément entendu « In The House – In A Heartbeat » et « Adagio in D Minor », composés respectivement pour 28 JOURS PLUS TARD et SUNSHINE. Deux morceaux si évocateurs que d’autres films et séries les ont récupérés, de THE WALKING DEAD à THE LAST DANCE, de KICK-ASS à WONDER WOMAN 1984. Originaire de Liverpool et gamin des sixties, John Murphy arrive forcément à la musique par les enfants chéris de la ville, les Beatles, lorsqu’on lui offre leur album live « At The Hollywood Bowl », qu’il écoute en boucle dans un petit casque en plastoc. Seul, il apprend à jouer « Twist & Shout », et s’enseigne la musique en autodidacte. Il joue dans les pubs puis, après le lycée, devient musicien de studio et part en tournée avec divers groupes et artistes, dont The Lotus Eaters. Un soir de beuverie à Londres, il croise la route d’un monteur de cinéma, Vadim Jean, qui lui propose d’écrire les chansons du film qu’il prépare. Six mois plus tard, lorsque LEON THE PIG FARMER se monte vraiment, Murphy et son ami David Hugues (ancien du groupe Orchestral Manœuvres In The Dark) en deviennent les compositeurs. Une bifurcation inattendue fait ainsi passer

Murphy de la pop au cinéma et il entame, avec Hughes, une carrière en duo dont l’un des sommets sera leur partition énergique pour ARNAQUES, CRIMES ET BOTANIQUE de Guy Ritchie – que Murphy retrouvera en solo pour SNATCH. Et là, nouvelle bifurcation. Un coup de fil de Danny Boyle aboutit à une collaboration de sept ans et cinq projets. Deux téléfilms BBC tournés en DV, tout d’abord, VACUUMING COMPLETELY NUDE IN PARADISE et STRUMPET (2001). Puis trois films : 28 JOURS PLUS TARD (2002), MILLIONS (2004) et SUNSHINE (2007). Sur les deux premiers, ses partitions mêlent électro, ritournelles de conte de fées et chansons pop – comme l’incroyable ‘The You Me Song’ interprétée par Christopher Eccleston et Jenna G dans STRUMPET. Un éclectisme qui définit son travail pour Boyle : Murphy infuse 28 JOURS PLUS TARD dans une décoction de prog rock, de punk, de pop et d’orchestral, s’adonne à une musique innocente et enfantine sur MILLIONS, puis emballe SUNSHINE dans une trance ambiant toute en guitares mélancoliques, imbrications de cordes, percussions tachycardes et nappes planantes. Un sans-faute, comme un état de grâce, qui font de lui l’un des compositeurs les plus marquants des années 2000. Pourtant, il décide de raccrocher en 2010 mais bonne nouvelle : après un premier retour fin 2018 sur la mini-série anglaise LES MISÉRABLES, il retrouvera cet été le cinéma pour THE SUICIDE SQUAD. Avant ce come-back très attendu, il revient avec nous sur sa collaboration fructueuse avec Danny Boyle.

 

Savez-vous pourquoi Danny Boyle vous a contacté pour STRUMPET et VACUU- MING COMPLETELY NUDE IN PARADISE ?
John Murphy : La connexion s’est faite par l’intermédiaire de Stephen Frears, avec qui Danny est ami. Je venais de faire le téléfilm LIAM avec Stephen pour la BBC et ça s’était merveilleusement passé. Quelques jours après avoir terminé, on m’appelle et la personne au bout du fil me dit : ‘Bonjour, je m’appelle Danny Boyle, je suis réalisateur.’ Comme si je ne savais pas qui il était ! (Rires.) ‘J’aime beaucoup votre travail, ça vous intéresserait qu’on se rencontre ?’ Bien sûr, vous rigolez ?! Danny était à Manchester, qui est à 40 minutes de Liverpool, où je vivais encore. Alors j’y suis allé le lendemain et on a discuté. Il avait ce projet un peu fou avec la BBC : tourner coup sur coup deux téléfilms étranges et inhabituels. Très Danny Boyle, quoi ! J’adore cet esprit, PETITS MEURTRES, TRAINSPOTTING. C’est encore aujourd’hui le type de films que j’apprécie le plus – sombres, originaux, subversifs. J’étais prêt à collaborer avec Danny peu importe le projet. Et là il me décrit STRUMPET : une jeune fille des rues a ce talent musical inné, elle crée des mélodies avec une guitare déglinguée et elle rencontre un poète un peu dingue qui écrit des poèmes sur ses murs. J’ai tout de suite adoré ! Danny voulait que ce soit très spontané et m’a demandé d’être présent sur le tournage : pendant que Christopher Eccleston déclamerait ses poésies, je devrais jouer de la guitare pour qu’il finisse par… chanter ses vers. Je devrais tourner le film avec eux, sans apparaître à l’image ! (Rires.) À d’autres moments, Jenna G, l’actrice qui incarnait la jeune fille, prendrait le relais et apparaîtrait avec la guitare. Et ça s’est vraiment déroulé comme ça. Chaque jour, on se réunissait avec Danny, Jenna, Christopher et le scénariste Jim Cartwright pour s’échanger des idées ; je jouais de la guitare, Jenna et Christopher improvisaient. Je n’avais jamais rien vu de tel en termes de composition de musique de film. Je me disais : ‘C’est ça, le cinéma.’ (Rires.) C’était très excitant, une expérience presque surréelle, extrêmement artistique, où tout le monde essayait de faire quelque chose de nouveau. Dès cette première avec Danny, j’ai su que c’était ce que je recherchais comme type d’expérience. Danny est drôle parce que lui, il fait juste un film. Il ne se dit jamais : ‘Je suis tellement malin et arty !’ Il fait les choses comme il a envie de les faire. Ça m’a ouvert les yeux et beaucoup inspiré.

Sur VACUUMING et STRUMPET, vous déployez un spectre musical très large : il y a de l’électro, des morceaux proches du conte de fées, de l’ambiant, des chansons etc. Est-ce le fruit de cette spontanéité avec laquelle ces téléfilms se sont faits ?
Oui ! Et je n’avais pas beaucoup de temps, aussi. (Rires.) Peu importe le projet, j’essaie toujours de trouver un son nouveau qui puisse correspondre au film et à moi. Je débute donc toujours en essayant des tas de choses, dans des styles différents, avec des méthodes variées. Je n’ai pas grandi avec un énorme background musical : quand j’étais jeune, j’étais dans des groupes pop. J’ai grandi à Liverpool quand la dance music naissait – j’étais dehors tous les soirs. Je suis donc passé d’une musique très indé, et notamment très punk, à la dance et à la musique de clubs. Pour moi, ça a été un voyage d’osmose, j’ai absorbé tout ça et c’est devenu ma sensibilité. Je n’ai pas fait d’études de musicologie, je n’ai jamais eu ce bagage de connaissances. Alors c’est naturel pour moi de passer d’un style à un autre. Par exemple, j’avais songé écrire un score country pour SUNSHINE. Je trouvais que ça pouvait être cool ! (Rires.) La country est un genre très humain, ce qui me paraissait coller avec la solitude des personnages. Ça ne s’est pas fait mais c’est comme ça que j’aborde tous les projets. Sur 28 JOURS PLUS TARD, au lieu d’écrire une musique de ‘film de zombies’, j’ai préféré chercher des sons ambiant et lo-fi, des éléments de sound design et de musique concrète, quelque chose qui soit dans la lignée de la musique progressive des 60’s. Si VACUUMING a ce spectre si éclectique, c’est parce que j’ai essayé plein de choses et qu’ensuite, je n’avais plus de temps. (Rires.) Ce n’était donc pas entièrement délibéré. Au final, on a utilisé quasiment toutes les premières idées que j’ai eues. [VACUUMING raconte le quotidien de deux vendeurs d’aspirateurs] et un des personnages veut être DJ. Danny adore l’électro alors c’était naturel d’insuffler un peu de techno, de house, etc. L’autre personnage est un sociopathe alors j’ai pu m’aventurer vers des choses surréelles. Tout ça a donné un bon cocktail. Sur VACUU- MING, tant que ça plaisait à Danny je n’ergotais pas. Il fallait qu’on avance. Même sur STRUMPET, certaines des performances musicales ont été conçues sur le moment et captées en live. Danny disait : ‘On tourne et on verra ce qui se passe’.

Deux ans plus tard, vous livrez à nouveau un score au spectre musical très large sur 28 JOURS PLUS TARD. Comment définiriez-vous cette partition et qu’est-ce qui assure sa cohésion ?
Je suis ravi que vous la trouviez cohérente ! (Rires.) Mais je ne m’attribue pas le mérite de cette cohésion car je crois avoir abordé le film moment par moment. C’est un score inhabituel car il n’est pas thématique. Une ou deux choses reviennent dans la partition mais sa structure n’est pas thématique. Il y a deux raisons à cela. La plus évidente, c’est qu’on n’a jamais abordé 28 JOURS PLUS TARD comme un film de zombies – ce n’en est pas un à proprement parler mais on savait que les gens le prendraient comme tel. Moi, je le voyais comme un road movie. Et quand vous l’abordez comme ça, vous pouvez regarder le score plus linéairement : on va d’un point à un autre. Ça donne la possibilité de changer la tonalité au fil de l’histoire. Les personnages ne savent pas où ils vont, où ils vont atterrir, et le score suit ce sentiment. Ça m’a permis d’aborder le score en moments et ça l’a mené à davantage d’éclectisme. L’autre raison c’est qu’on a très tôt discuté de l’idée d’utiliser la musique différemment. Au lieu de composer pour les scènes les plus violentes et garder le silence dans les scènes intimistes, on a fait l’inverse. Même si certains moments d’action nécessitaient de la musique, beaucoup de scènes violentes sont brutes et le score intervient dans les séquences plus calmes. Ça a participé à l’humanité du film, je crois – notamment dans ces scènes où ils voyagent en voiture, où ils croisent les chevaux etc. Pour moi, ça l’a rendu plus poétique. Laisser la violence se déployer souvent sans musique m’apparaissait plus réaliste. Danny a aimé cette idée et ce qu’il y a de beau chez lui, c’est qu’il a l’assurance et la curiosité de se dire : ‘ça peut marcher, essayons !’ En tant que compositeurs, c’est tout ce dont on a besoin. Je n’aime pas le mot ‘expérimental’ mais composer le score de cette façon soutenait l’attitude avec laquelle Danny avait réalisé le film : il voulait faire quelque chose de nouveau, même s’il s’agissait d’un genre connu. Il en a fait quelque chose de neuf alors je ne pouvais pas le laisser tomber ! (Rires.) Mais aucun d’entre nous ne s’attendait à ce que 28 JOURS PLUS TARD soit un tel succès !

Tout le monde en parlait à l’époque…
Une vraie folie, ce projet. J’étais à Los Angeles sur un autre film, je m’apprêtais à rentrer à Liverpool et Danny me téléphone. ‘John, c’est Danny. Je ne sais pas si ça va t’intéresser mais je vais faire ce film de zombies en DV. Personne ne veut le faire. On va s’amuser. Tout le monde s’en fout. Ce sera juste toi et moi !’ Ça a été très libérateur de se dire que tout le monde s’en foutait : autant expérimenter et s’amuser. Et quand le film est sorti… (il fait un bruit et un geste d’explosion, ndlr)

Ce qui est amusant, c’est que Danny enchaîne avec MILLIONS, un conte pour enfants qui n’est pas très aimé mais qui, pourtant, et comme votre partition, déborde de charme. On a la sensation que vous avez vraiment embrassé ce point de vue enfantin…
C’est vrai. Je ne sais pas pourquoi mais visiblement, je n’ai pas de juste milieu. Je suis vraiment très à l’aise quand j’écris de la musique lyrique, enfantine, fantaisiste. Quelque chose de très innocent. Le matin, quand je m’assois au piano, je vais très facilement vers ça. Il doit y avoir une raison psychologique, j’en suis sûr. Et dans le même temps, j’adore aussi les choses très sombres. J’ai plus de souci avec… ce qu’il y a entre les deux ! (Rires.) Dès que je dois faire un film mainstream, je dois y réfléchir et c’est difficile, je dois vraiment me demander : ‘Qu’est-ce qu’un adulte ferait ?’ J’ai donc eu tendance à éviter ces films pour cette raison. En revanche, j’aime composer pour ces deux extrêmes. Alors quand Danny m’a parlé de MILLIONS, de cette histoire de gamin pur de cœur qui a perdu sa mère, ça m’a tout de suite emballé. En aucun cas je n’ai pris ce projet comme une dérobade. J’ai tout de suite senti une connexion. Des gens ont dû se dire : ‘Pourquoi Danny Boyle raconte une histoire de gamins ?’ Pour lui, c’était l’occasion de parler d’espoir, de pureté, du deuil chez les enfants. C’était très naturel pour nous, en fait.

Il a déclaré qu’il aurait aimé en faire un musical. Il vous en avait parlé ?
Ça a été mentionné une fois, il me semble, mais je n’en suis pas totalement sûr… Mais je sais que Danny aime énormément MILLIONS. Ça n’a jamais cherché à être un gros film, c’était un petit budget. Ceux qui l’ont vu l’ont aimé, notamment pour son innocence. On a besoin de ces films, aussi ! Pour moi, c’était également agréable de faire un film que je pourrais montrer à mes enfants. Ils ne peuvent toujours pas voir les autres ! (Rires.) Et puis le scénariste de MILLIONS, Frank Cottrell Boyce – qui a aussi écrit beaucoup de livres à succès –, est un ami. Je l’ai connu quand il était professeur. Pour toutes ces raisons, MILLIONS était un beau projet. Pas de violence ni d’apocalypse, pour une fois !

Pour SUNSHINE, votre dernier film avec Danny, vous avez collaboré avec le groupe Underworld. Quelle a été votre méthode de travail ?
En fait, ce n’était pas vraiment une collaboration. J’aurais adoré que ça en soit une, car je les adore. Mais en raison de problèmes d’agendas, ça n’a pas été possible. À cette époque, je finissais un autre film – MIAMI VICE, il me semble. Danny avait envoyé les premières images de SUNSHINE à Underworld et leur avait donné une liberté totale pour s’amuser. Ils ont fait ce pour quoi ils sont très doués et ont trouvé de super sons et textures, des idées merveilleuses. Puis je suis arrivé pour écrire la partition. Danny m’a dit : ‘Vois ce que tu peux faire avec leurs expérimentations mais tu dois composer un score. Écris-le comme tu le ferais d’habitude et utilise leur travail comme bon te semble.’ Alors j’ai incorporé une partie de leurs recherches dans mes compos et je dirais que la partition finale vient à 80% de moi. Mais leurs éléments ont fait une grosse différence. On a eu le meilleur des deux mondes, en quelque sorte, et j’ai trouvé ce processus intéressant. C’est toujours agréable quand quelqu’un d’autre s’implique, même s’il ne s’agit pas d’une force motrice. Parfois je pouvais me dire : ‘Peut-être que certaines des voix faites par Underworld pourraient fonctionner ici.’ Ça m’a mené dans de nouvelles directions et ça a donné un meilleur score. Un score différent.

Il est très évocateur sans être typique de la SF spatiale…
Oui, comme sur 28 JOURS PLUS TARD avec le film de zombies, Danny a eu cette volonté de ne pas faire une musique typique du genre. Pour je ne sais quelle raison, je me suis rendu compte que l’ambiant et la trance collaient bien. Il y avait des moments d’euphorie dans le film, ce qui formait un tissu conjonctif avec tout un pan de la dance music. Un de mes morceaux préférés sur SUNSHINE est ‘Mercury’ – il s’agit d’ailleurs d’une collaboration avec Underworld. Il aurait été facile, sur ces images splendides, d’essayer de composer une ‘magnifique musique spatiale’. J’ai préféré ignorer les images et composer en fonction des visages des acteurs. Dans cette scène, l’histoire ne réside pas dans Mercure elle-même. L’histoire réside dans ce que les personnages ressentent en la voyant passer devant le soleil – ils sont loin de chez eux, ils pensent à leurs familles, ils se demandent s’ils les reverront un jour. C’était ça, pour moi, l’histoire. Alors j’ai composé pour ça, avec une petite guitare, un peu de mellotron lo-fi. Comme si c’était une anti-musique spatiale ! Il y a toujours des tas de façons d’arriver à une émotion. Celle-là a fonctionné parfaitement.

Vos scores pour 28 JOURS PLUS TARD et SUNSHINE sont tour à tour très intérieurs – ils relaient des sentiments – et très extérieurs – ils soutiennent ce qui se passe à l’écran. Parfois, les deux en même temps. Vous dites souvent vouloir composer non pas en fonction de l’image mais de l’histoire, comme sur ‘Mercury’. Ça explique cette capacité à capter à la fois des choses intérieures et extérieures ?
J’aurais aimé le comprendre dès le départ mais bon… (Rires.)… ça m’a pris dix films : les compositeurs ne devraient pas écrire en fonction de l’image. L’image ne vous donne qu’un nombre limité d’informations mais ce qui rend un film intéressant, c’est ce qui se passe dans la tête des personnages. Dans un script, on peut accéder à ces sentiments. Un scénario peut vous dire qu’une femme embrasse un homme mais ne l’aime pas. C’est ça qui m’intéresse ! L’histoire ! Pas les choses en deux dimensions que l’on voit sur l’écran. Bien sûr, parfois, on doit écrire en fonction de l’image – pour une scène d’action par exemple, où la musique doit suivre certains beats. Mais c’est mille fois plus intéressant d’essayer de rentrer dans la tête des personnages. C’est là que se déroule le récit. Les images, le public y a déjà accès. Ce que la musique peut faire, c’est lui donner accès aux sentiments des personnages. Ça, c’est la musique ‘intérieure’ et c’est ce qu’il y a de plus intéressant. Pour ce qui est de la musique ‘extérieure’, j’essaie de saisir la vue d’ensemble, à savoir les thèmes du film. Là, on peut aller même au-delà du film, on peut presque le commenter. J’appelle ça ‘les ailes du film’ : c’est là, mais un peu à la marge. C’est peut-être la raison pour laquelle vous avez la sensation d’entendre à la fois l’intérieur et l’extérieur car j’essaie de ne pas me limiter aux images, j’essaie d’accéder aux émotions du personnage mais aussi, et c’est tout aussi important, à celles du spectateur. Je ne sais pas si j’y arrive à chaque fois, mais j’essaie. C’est toujours l’intention : obtenir des couches d’émotions en trois dimensions.

On ne peut pas ne pas parler de l’Adagio en Ré mineur de SUNSHINE. Il s’agissait d’une de vos anciennes compositions. Pourquoi avez-vous pensé qu’elle fonctionnerait dans le film ?
Quand on compose, on sait si ce qu’on vient de faire est merdique ou si c’est bon. La plupart du temps, on trouve ça merdique. Mais une fois de temps en temps, on sent qu’il se passe quelque chose. J’aimerais que ce ne soit pas aussi rare. Mais c’est rare. Sur cet Adagio, j’ai su qu’il y avait quelque chose. Surtout que le morceau s’est presque écrit tout seul : dès les quatre premiers accords, en quelques secondes, j’ai vu tout le morceau jusqu’à la fin. C’est difficile à expliquer… Chaque inversion d’accord mène à la suivante et ça crée une montée constante. Dans le même temps, la racine du morceau ne change pas et ça engendre un effet hypnotique. Je n’avais jamais fait ça auparavant. J’ai gardé le morceau dans un coin de ma tête… La mort de Kaneda (sur laquelle on entend le morceau pour la première fois, ndlr) était une longue scène, avec une tension crescendo, autour d’un personnage apprécié par le public qui se sacrifie. C’était un moment clé. Très tôt, j’ai pensé que l’adagio fonctionnerait alors… j’ai essayé. Je l’ai mis sur la scène et ça m’a scié. ‘Oh mon Dieu !’ (Rires.) Mais je ne pouvais décemment pas présenter un morceau que j’avais composé cinq ans avant, alors j’en ai écrit un tout nouveau pour la séquence. J’ai vraiment essayé que ça fonctionne et… c’était le cas. C’était pas nul, ça cochait toutes les bonnes cases, c’était synchro et on ressentait les bonnes émotions. J’ai passé trois ou quatre jours là-dessus. Puis j’ai remis l’adagio qui, lui, n’était même pas synchro et… (il aspire lourdement l’air par la bouche, comme soufflé, ndlr) ‘Merde ! C’est tellement mieux !’ Un compositeur a la responsabilité de proposer diverses options au réalisateur alors quand Danny est venu à L.A., je lui ai montré la séquence avec le morceau composé spécialement. Il trouve ça super. Je lui passe ensuite la séquence avec l’adagio. Immédiatement, il s’est penché vers l’écran. À la fin, il m’a dit : ‘John, c’est le bon. Et mets-le aussi sur la scène de fin avec Capa !’ (Rires.) Danny est passionné de musique alors quand il est enthousiaste, il est vraiment enthousiaste. Du coup, je mets l’adagio sur la scène de fin, je lui passe et… c’était encore mieux que [sur la mort de Kaneda] ! Il me semble qu’à un moment, j’ai ajouté d’autres guitares et il a préféré sans. En revanche, il m’a demandé d’accentuer la grosse caisse. Et voilà, c’était réglé. J’étais tellement heureux : ce morceau était jusque-là orphelin et tout à coup, il trouvait ce foyer parfait. Quand je vois la séquence de fin, Capa entre les deux vaisseaux… je n’aurais pas pu rêver mieux pour cet adagio.

On l’a beaucoup entendu dans des bandes-annonces, des pubs, des séries, et même dans d’autres films, comme WONDER WOMAN 1984 récemment.
Oui…

Certains étaient très énervés de l’entendre dans WONDER WOMAN, d’ailleurs. Mais en fait, cet adagio n’appartient plus à SUNSHINE. Pour les cinéastes, c’est comme du Debussy ou du Beethoven… Vous avez encore prise sur ce morceau ou est-ce qu’il vous a échappé ?
J’avais déjà une relation particulière à ce morceau puisqu’il existait avant SUNSHINE, pour moi. Mais je savais que s’il était utilisé ailleurs que dans SUNSHINE, les fans du film diraient : ‘Qu’est-ce que tu fous ?’ (Rires.) Je me fais toujours taper dessus à ce sujet, sur Internet. Comme à l’époque de KICK-ASS (Murphy en était le compositeur, ndlr). On l’a utilisé mais dans une version très différente. Et on m’en a voulu ! Matthew (Vaughn, ndlr) voulait l’adagio. Quoi que je fasse, quoi que je lui propose, il disait : ‘Non. Ce doit être l’adagio. C’est un super morceau. Pourquoi il ne devrait être que dans un seul film ?’ Vraiment, Matthew est très persuasif. ‘Les gens vont adorer. Ils vont adorer Hit Girl. Et puis, ça te permet presque d’être ironique à l’égard du morceau !’ Au final, j’en ai eu marre de lui proposer mille choses qu’il n’avait pas l’intention d’accepter. Depuis, le morceau s’est retrouvé sur des compilations de musique classique et je trouve ça hilarant parce que, moi, j’essayais juste d’écrire un morceau trance. (Rires.) Et aujourd’hui, il est partout…

Cet adagio est probablement le cauchemar de tous les compositeurs parce qu’il doit être dans les musiques temporaires de tous les films…
(Dégoûté) Mon Dieu ! (Rires.) J’ai pris ma retraite juste après KICK-ASS. Je voulais faire d’autres choses, passer du temps avec mes enfants, mettre sur pied mon label, regarder les matchs de Liverpool, voyager un peu. Mais juste avant de raccrocher, quand j’allais à des réunions sur des projets qu’on me proposait, à chaque fois ou presque qu’on me projetait des images du film en question, il y avait l’Adagio ou ‘In The House / In A Heartbeat’ [de 28 JOURS PLUS TARD] dans la musique temporaire. Je suis assis là, j’entends mes morceaux et le producteur du projet en question se tourne vers moi, le pouce levé. C’est horrible, je ne veux pas entendre mes anciens morceaux quand on me projette un film qu’on me propose ! Ça, ça m’a un peu rendu dingue. Ça m’a emmerdé. Mais entendre un de mes morceaux sur une énorme bande-annonce de X-MEN ou autre, c’est plutôt fun.

Avant vous, Danny Boyle avait collaboré avec Simon Boswell, David Arnold et Angelo Badalamenti mais il nous a dit être tombé amoureux de l’idée de score avec vous. Savez-vous ce que vous avez apporté à son travail ?
Non. C’est très agréable de savoir qu’il ait dit ça. Ça lui a peut-être plu que je sois ouvert, que j’essaie toujours de trouver des trucs un peu dingues… (Rires.) Danny est un original. Son ADN, c’est de tenter des choses. Et j’ai cette sensibilité-là aussi. Peut-être que ça l’a mis à l’aise, qu’il a compris que tout était possible – tant que ça fonctionne. Ça a été un rêve de travailler avec lui. Je n’ai rien de négatif à dire sur mon expérience avec lui. On s’est brouillés à la toute fin, on était tous les deux sous une énorme pression. C’est triste, mais les choses doivent suivre leur cours. J’ai fait cinq films avec lui. J’ai appris énormément et je crois ne l’avoir jamais laissé tomber sur rien. J’espère qu’il est aussi fier de tout ce qu’on a fait ensemble que je le suis. Cette collaboration était une bénédiction, elle m’a rendu plus audacieux. Prenez le climax de 28 JOURS PLUS TARD : très peu de réalisateurs auraient voulu scorer une telle séquence de cette manière, avec un morceau qui débute calmement, avec cette toute petite mélodie au piano, puis cette guitare acoustique qui s’ajoute, jusqu’à ce mur de son quasi grunge… Danny a compris, lui. Ce n’est même pas un morceau rapide alors que l’image, elle, est montée assez cut. Le morceau lui, groove tranquillement. (Rires.) Très peu de réalisateurs n’auraient pas paniqué.

Vous vous verriez retravailler avec lui ?
J’adorerais, oui ! J’étais un peu vert et naïf à l’époque. J’aurais pu gérer un peu mieux les choses et prendre tout ça moins personnellement. Avant tout, Danny était mon ami – j’ai rencontré ma femme grâce à lui, il était à notre mariage. Si c’était à refaire, j’essaierais de conserver davantage de distance professionnelle. Disons que je n’aurais sans doute pas dû être aussi chiant par moments. (Rires.) Et lui aurait probablement pu gérer un peu mieux certaines choses. C’était très passionné et à un moment, ça a explosé. S’il m’appelait demain, bien sûr que je lui parlerais. J’ai aimé chaque instant de cette collaboration. Et puis, les réalisateurs ont bien le droit de choisir des collaborateurs différents. Nous compositeurs, on croit avoir un lien privilégié avec les réalisateurs. Et c’est en partie le cas car la musique est un pan sur lequel le cinéaste n’a pas tout à fait prise. Il doit espérer que ça fonctionne et c’est frustrant. Alors notre relation est un peu spéciale. Mais au final, les réalisateurs doivent engager la personne qu’ils estiment idoine pour un projet donné. Si ça doit se refaire dans le futur, je serai partant. Évidemment. Je n’ai que du bien à dire de Danny.

 

 

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