Cannes 2022 : MEN / Critique

22-05-2022 - 22:30 - Par

Cannes 2022 : MEN / Critique

D’Alex Garland. Quinzaine des réalisateurs

 

Le meilleur film qu’ait réalisé Alex Garland et pas loin d’être le meilleur film qu’il ait écrit aussi. Taré et terrifiant.

Les montées en tension sont toujours dévorantes et payantes chez Alex Garland, qu’il soit juste scénariste ou auteur-réalisateur. Prenez SUNSHINE ou ANNIHILATION : la quête scientifique du personnage, si ce n’est la conquête, se poursuit jusqu’au métaphysique puis cesse dans un geste radical et définitif. Attend souvent, à la fin du chemin, une figure fondamentaliste qui illumine l’humain puis le remet à sa juste et petite place. Dans MEN, il existe une différence notable dans le parcours de l’héroïne, Harper (Jessie Buckley) : il n’est pas géographique – personne ne va dans l’espace ni au cœur d’une jungle assassine –, mais émotionnel. Elle aussi sera confrontée à une entité : pliera-t-elle face à la dimension écrasante de cette dernière ? Le film est d’ailleurs moins métaphysique que symbolique, ce n’est jamais de la science-fiction mais plutôt un récit fantastique au service d’une histoire intensément humaine, presque réaliste. Il est, en revanche, comme tous les films de Garland, à la fois profondément cérébral et charnel.

Après que son petit ami est mort, passé par la fenêtre, Harper fait retraite dans un cottage de la campagne anglaise, loué à un particulier. Elle est accueillie par le propriétaire, Geoffrey, un gentleman farmer aux ratiches spectaculaires, un tantinet rougeaud et un accent anglais prononcé. On reconnaît Rory Kinnear, grimé façon INSIDE N°9. Affable, il se permet toutefois de trouver les bagages de sa locataire assez lourds, de faire une mauvaise blague sur le pommier du jardin et de poser une ou deux questions indiscrètes. Peut-être sommes-nous, et Harper avec, un peu susceptible. C’est qu’il a l’air sympa, ce Geoffrey, arrêtons donc le mauvais esprit. Harper prend ses quartiers, entreprend de visiter le bois, près de la maison, et alors qu’elle fait résonner sa voix sur les parois d’un long tunnel, réveille ce qui a tout l’air d’être un homme tout au fond. Moussu, le corps nu parsemé de feuilles – un peu comme Adam mais en beaucoup plus flippant –, la créature a bien le visage de Rory Kinnear elle aussi – l’acteur livre une performance à la fois spectaculaire et franchement ingrate. De là, Harper ne cessera de voir le mâle partout. Chaque homme qu’elle croise aura la même tête, avec une perruque, un look et un maquillage différents. Le policier qui vient surveiller la propriété, les deux poivrots du pub, le serveur, le gamin sur les marches de l’église et le pasteur aussi. Ce n’est pas tant cette similarité physique qui perturbe la jeune femme que l’escalade de mini-agressions que tous ces hommes lui font subir en quelque jours. La toxicité masculine, elle en a pourtant soupé. Peut-être est-ce ça que ce week-end d’horreur va exorciser.

Quand Harper débarque en campagne, son autoradio chante « Love Song » de Lesley Duncan. « Love is the opening door / Love is what we came here for » dit le morceau, introduction pour les deux heures qui vont suivre d’une grammaire filmique à base de portes qui s’ouvrent, par erreur ou de force, et se claquent, se cadenassent ou même, sans être fermées à double tour, protègent Harper des assauts de cet effrayant ennemi masculin. Pendant un temps, MEN se rapproprie les codes du home invasion movie – on est à ce moment-là dans une tension hyper efficace à la SCREAM. Avant ça, il aura été, grâce au bizarre, aux fausses bonnes intentions et au progressisme de façade de ses personnages, une sorte de cousin british et rural de Jordan Peele. Après, il se repaîtra du body horror avec ses images tordues, allégorie des fantasmes féminins autant que des faiblesses masculines. MEN sera toujours pourtant un film de fantôme où une victime est hantée par l’homme qu’elle a un jour aimé et les violences qu’il lui a infligées. Il n’est pas rare que dans toute cette souffrance, Harper se fasse traiter de sale connasse parce qu’elle n’a pas dit bonjour. Ça peut paraître didactique, mais dans la bouche d’un garçonnet avec une tête de vieux, c’est totalement glaçant.

Non, tout ça ne se passe pas dans la tête de Harper. Si vous croyez cela, c’est que vous participez très probablement au gaslighting dont elle a beaucoup souffert avant sa retraite campagnarde. C’est alors que toute la subtilité de l’exercice de point de vue auquel s’est livré Alex Garland prend sa valeur. D’où est raconté ce film ? Chaque opinion se vaut et révèle un biais, une vision du monde, chez le spectateur. La discussion avec le public est constante dans MEN, car Alex Garland ouvre un dialogue sur la misogynie, l’éducation des garçons… Un vrai dialogue de cinéma où les références – à Agamemnon, Dieu tué par sa femme et qui avait sacrifié sa fille, aux sirènes, au fruit défendu etc. – lancent un jeu de piste ludique avec les thématiques du film. Harper doit traverser l’enfer des hommes pour transcender le traumatisme et le remettre à sa juste et petite place. C’est en moins de deux heures qu’Alex Garland fait converger la démarche politique, l’écriture érudite, et la mise en scène précise pour capter la triste vérité de l’ultra-moderne solitude au féminin. Complètement bluffant.

D’Alex Garland. Avec Jessie Buckley, Rory Kinnear, Paapa Assiedu. Grande-Bretagne. 1h40. En salles le 8 juin

 

 

 

 

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